Historienne, enseignante et militante, Suzanne, née Grumbach, vient de familles de la bourgeoisie israélite très attachées à la République. Elle raconte dans Mes lignes de démarcation. Croyances, utopies et engagements (2003) les chocs successifs de l’Histoire qui ont orienté ses choix, prises de position et sujets d’étude depuis la jeune étudiante d’histoire, élève à Lyon d’Henri-Irénée Marrou quand elle était passée en zone libre, jusqu’à l’enseignante-chercheure à Paris XIII qu’elle devint au début des années 70.
Son principal ouvrage, Le Mythe national. L’Histoire de France en question (1987) fait référence dans le débat sur le récit national et l’histoire enseignée à l’École. Il est le fruit de pratiques pédagogiques innovantes qu’avaient menées Suzanne et des collègues dans des lycées de Montmorency et d’Enghien dès les années 50. Fruit aussi des prises de conscience du décalage entre l’Histoire enseignée et l’actualité brulante de l’Histoire en train de se faire : défaite de mai-juin 40, Occupation, guerres de décolonisation…
L’engagement du Sgen-CFTC dans la lutte contre la torture et la guerre en Algérie convainquit Suzanne qui, jeune enseignante, avait adhéré au Snes laïque, de rejoindre nos rangs. Elle y retrouva l’historien Marrou.
C’est à l’occasion de formations du Sgen sur les contenus de l’enseignement, au début des années 80, que nous avons fait sa connaissance.
Pour bien comprendre...
- Les "lignes de démarcation" de Suzanne Citron
- À suivre : ce dossier sera complété par d'autres articles dans les jours à venir
- Bibliographie
Suzanne Citron, ses lignes de démarcation
« Fin de l’histoire pour Suzanne Citron » titrait Libération le 22 janvier, et pourtant l’histoire continue avec Suzanne Citron, qui avait encore signé une tribune dans Le Monde du 18 juillet 2017.
Elle déniait « toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine » et récusait « la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’État d’Israël. » Elle s’exprimait une ultime fois sur une question qui a été déterminante tant dans son parcours d’historienne que de militante comme elle l’a relaté dans Mes lignes de démarcation, Croyances, utopies et engagements.
Sa première ligne de démarcation, c’est celle qu’elle a franchie clandestinement en août 1942, un mois après la rafle du Vel d’hiv à laquelle elle avait échappé grâce à la protection d’une concierge française, et qui la conduisit à Lyon. Une période décisive de ses premiers engagements, qui se termina par son arrestation et son internement à Drancy du 4 juillet au 14 août 1944.
C’est à Lyon qu’elle poursuivit ses études d’histoire après avoir franchi la ligne de démarcation en août 1942. Elle fut impressionnée par le discours de rentrée d’Henri-Irénée Marrou, « Discours brillant et courageux » note-t-elle dans son journal. Sans qu’elle le sache, c’était sa première rencontre avec un adhérent de la première heure du Sgen-CFTC, alors engagé dans la Résistance. Mais c’est à la défense des libertés que Marrou attachait le plus grand prix. Aux heures de la Résistance, il s’était immédiatement trouvé en accord avec ses initiateurs, syndicalistes notamment ; dès l’automne 1940, il assurait le transport à Montpellier, où il enseignait, d’une des premières feuilles clandestines, Liberté, imprimée à Marseille où il habitait.
Nommé à Lyon pour la rentrée de 1941, il soutint le moral de ses étudiants par la liberté de ses propos dans ses cours et aussi dans le discours d’ouverture de la Faculté des lettres qu’il prononça en novembre 1942 : « il n’y a pas de défaite qui ne puisse être surmontée si on refuse de s’y résigner ». Il s’était alors principalement lié aux militants de « résistance spirituelle » qui, en diffusant les publications clandestines de Témoignage chrétien, dissipaient la confusion entretenue en milieu catholique par l’accueil de l’épiscopat au régime de Pétain. Il fut l’un des auteurs du cahier « Espoir de la France », publié en juillet 1944. Aussi siégea-t-il au Comité de libération du Rhône.
Sa deuxième ligne de démarcation et sa deuxième rencontre avec le Sgen a été la guerre d’Algérie, comme Suzanne Citron l’écrit dans le chapitre « L’Algérie, la honte d’être française » dans Mes lignes de démarcation – Croyances, utopies, engagements paru aux Editions Syllepses 2003.
« Après le « suicide » d’Ali Boumendjel, quatre jeunes femmes professeurs de lycée, Andrée Tournès, Bianca Lamblin, Geneviève Trimouille et notre amie Madeleine Rebérioux créent un Comité pour la défense des libertés et de la paix en Algérie. Andrée Tournès et Geneviève Trimouille étaient nos collègues au lycée de Montmorency […]. Andrée, professeur de lettres, tranchait dans le milieu enseignant par sa personnalité originale : célibataire, habillée et coiffée à la diable, enjouée, passionnée de cinéma, adorée de ses élèves. »
Elle était membre du SGEN. Le SGEN (auquel appartenait également Marrou) était et restera jusqu’en 1962 très engagé dans la lutte contre la torture et contre la guerre d’Algérie. Non catholique, j’avais, après l’agrégation, adhéré au SNES laïque. Mais les positions prudentes et timorées sur l’Algérie de L’Université syndicaliste, son journal, m’indignaient. Et dans la salle des professeurs je louais l’attitude courageuse du SGEN et proclamais mon intention de lâcher le SNES pour le SGEN. Ce que je ferai à la rentrée 1963 au retour de trois années que nous allons passer à Londres. »
Andrée Tournès (1921-2012), évoquée par Suzanne, est devenue secrétaire de la fédération de cinés-clubs Jean Vigo, et directrice de la revue Jeune Cinéma, créée en 1964, revue qui existe toujours et dans laquelle elle a écrit jusqu’à sa disparition…
à suivre…
D’autres articles viendront compléter ce dossier dans les prochains jours.
Bibliographie
- L’École bloquée, Bordas, 1971.
- Enseigner l’histoire aujourd’hui : la mémoire perdue et retrouvée, Les Éditions ouvrières, 1984.
- Le Mythe national : l’Histoire de France en question, Les Éditions ouvrières, 1987.
- Le Bicentenaire et ces îles que l’on dit françaises, Syllepse, 1989.
- L’Histoire de France autrement, Les Éditions de l’Atelier, 1992 ; 2e éd. 1995.
- L’Histoire des hommes, Syros jeunesse, 1996 ; édition mise à jour 1999, version numérisée 2015 « L’histoire des hommes, racontée par Suzanne Citron », sur www.chalifour.fr
- Mes lignes de démarcation : croyances, utopies, engagements, Syllepse, 2003.
- Le Mythe national : l’Histoire de France revisitée, Les Éditions de l’Atelier/Les Éditions ouvrières (poche), 2008 (édition de 1987 actualisée) ; nouvelle édition en 2017.