Professeur au Collège de France, Gérard Berry a été le premier à introduire, en 2007, la discipline informatique dans cette prestigieuse institution. Il vient de publier aux éditions Odile Jacob, L'Hyperpuissance de l'informatique.
École numérique : toute une conception de l’enseignement va s’en trouver modifiée…
Pourquoi le mot « numérique » a-t-il détrôné celui d’« informatique » dans le langage courant ?
Les gens ignorant largement ce qu’est l’informatique, changer de mot a été un excellent moyen de continuer à ne pas essayer de rentrer dans le sujet. Maintenant, tout le monde dit « numérique », sans nécessairement maitriser davantage la question.
Aussi avions-nous, dans un rapport de l’Académie des sciences (cf. bibliographie), défini précisément les termes : « informatique » désigne la science et la technologie du traitement de l’information ; « numérique » concerne les applications de cette science et de cette technologie liées à la numérisation du monde, c’est-à-dire à la transformation de très nombreux paramètres de notre environnement en données numériques que traitent les ordinateurs.
On peut donc parler d’économie numérique, de sciences numériques, de musique numérique, de photo numérique, etc. Mais tous ces domaines fonctionnent grâce à l’informatique, qu’on ne peut donc pas ignorer.
Qu’entendre alors par « école numérique » ?
Généralement, l’utilisation d’outils informatiques à des fins d’enseignement : cela va de l’usage des logiciels 3D sur les tablettes (par exemple, pour se promener dans notre organisme et découvrir de l’intérieur le fonctionnement du corps) jusqu’à la mutualisation mondiale des ressources par les enseignants. Toute une conception de l’enseignement va s’en trouver modifiée.
C’est notamment évident dans les pays en développement où les Moocs pallient le manque d’enseignants. Le numérique devrait changer profondément la relation prof-élève, les élèves pouvant dorénavant trouver aussi l’information sur Internet. Cependant, il y a une part de slogan dans cette expression, car les choses se mettent en place sans qu’on sache encore précisément ce qui va marcher.
Galilée a écrit que la nature était un livre écrit en langue mathématique. Peut-on considérer qu’avec l’environnement numérique, le monde s’écrit en langage informatique ?
Dans le livre L’Hyperpuissance de l’informatique [1], j’explique que cette formulation de Galilée s’applique bien à la physique, mais pas aux sciences de la vie. Mais cela peut devenir vrai partout pour le couple informatique/mathématique, ces deux sciences donnant des points de vue différents et complémentaires.
D’abord, les mathématiques sont fondées sur les équations, qui fonctionnent parfaitement pour la physique mais que l’on ne sait pas forcément résoudre ; l’informatique permet de les résoudre numériquement.
Ensuite, des phénomènes du vivant ou de la société qui ne se modélisent pas bien sous forme d’équations peuvent l’être sous forme d’algorithmes. Mais les pensées mathématiques et algorithmiques sont différentes, même si elles sont techniquement reliées, et le système français a beaucoup tardé à comprendre que l’informatique est une science autonome.
Comment expliquez-vous cette lenteur en France ?
La pensée du XXe siècle a été façonnée par le triangle matière-énergie-ondes. En France, on a longtemps dit que l’informatique n’était ni une science ni une industrie essentielle – j’ai même entendu « c’est une mode qui va passer ». Cela nous coute cher.
On n’a pas compris au niveau politique que l’information était souvent plus précieuse que la matière. Heureusement, notre recherche informatique est très forte au niveau mondial, en particulier grâce à Jacques-Louis Lions qui a créé l’Inria à la fin des années 1960.
Vous parlez donc de schémas mentaux vieillis…
De nombreux secteurs d’activité n’ont pas réagi à l’arrivée des réseaux d’information : par exemple, les hôteliers considéraient qu’avoir un hôtel et être dans l’annuaire suffisaient. Mais un site comme Booking.com, a déplacé l’échelle des valeurs : ce qui importe vraiment n’est plus de posséder un hôtel, mais de savoir qui veut aller où et quand, et de publier les évaluations des clients. Ce changement de perspective vaut dans tous les domaines.
Les questions de formation sont essentielles : jusqu’à l’arrivée en 2016 des nouveaux programmes scolaires qui intègrent un vrai enseignement d’informatique, l’Éducation nationale s’est seulement intéressée à l’usage des outils qu’elle produit. Grosse erreur car parmi les cinq plus grandes entreprises au monde, les trois premières sont des sociétés informatiques : elles ne font pas que fabriquer des outils, elles changent le monde !
En médecine, l’informatique est la clé de révolutions comme l’imagerie médicale moderne, qui va vers l’analyse automatique d’images [2]. Or un médecin peut aujourd’hui finir ses études sans aucune formation à l’informatique, alors qu’il va y être constamment confronté dans sa pratique professionnelle.
Que préconisait le rapport de l’Académie des sciences, et quel a été son impact ?
Le rapport préconisait l’introduction de la science informatique dans toutes les étapes de l’enseignement scolaire et sa reconnaissance en tant que discipline autonome, comme c’est le cas en Angleterre [3]. Il a eu un fort impact auprès du ministère de l’Éducation nationale, et même directement auprès de la ministre Najat Vallaud-Belkacem.
Cela nous a permis d’introduire officiellement l’informatique et de concevoir largement les programmes en collaboration avec le Conseil supérieur des programmes.
S’agissant des contenus (élaborés au sein d’une recherche mondiale), nous recommandions pour l’école élémentaire, une initiation aux algorithmes avec de l’expérimentation en machine ou débranchée, poursuivie au collège [4] par de vrais projets avec introduction des concepts centraux, puis une vraie entrée dans le sujet scientifique au lycée [5]. Cependant, le problème de la formation et de la qualification des enseignants reste largement ouvert.
Peu d’enseignants en place ont été formés et les plans ne sont pas encore clairs. Il y a maintenant un nouveau Capès mixte maths/informatique et une option informatique à l’agrégation de maths, ce qui est une avancée, mais ces concours ne sont pour l’instant pas adaptés aux informaticiens s’intéressant moins aux maths.
Cependant, la recherche collabore beaucoup avec l’enseignement et les programmes ont été écrits en coopération entre chercheurs, enseignants et inspecteurs généraux, ce qui est très positif. L’organisation Class’Code, créée entre autres par l’Inria et la Main à la pâte, fait aussi beaucoup d’effort de structuration et de diffusion de ces contenus, et contribue à la formation des enseignants.
Chapitre 8 « Vers l’informatisation massive des sciences » (p. 223 sq).
« Imagerie médicale : algorithmes et apprentissage automatique », colloque organisé le 2 mai 2018 au Collège de France.
« Shut down or restart ? », rapport de la Royal Society, 2012
Cf. 1, 2, 3… codez ! : deux ouvrages conçus pour l’école et le collège par La main à la pâte
Cf. Informatique et création numérique (ICN) en seconde générale et Informatique et sciences du numérique (ISN) en terminale S
- La numérisation du monde. L’informatique du XXI e siècle expliquée à ceux qui sont nés au XX e.
De vive voix, 2011 (en téléchargement gratuit). - « L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre ».
(Coordinateur), rapport de l’Académie des sciences, mai 2013. - L’Hyperpuissance de l’informatique. Algorithmes, données, machines, réseaux.
Odile Jacob, octobre 2017. - Cf. ses leçons inaugurales et ses cours au Collège de France
Pour aller plus loin :
- Dossier : L’École dans la société en transition numérique
- Dossier : EdTech, de quoi parle-t-on ?