Enseigner l'Europe aujourd'hui, dans les collèges et lycées : entretien avec Thierry Chopin, auteur d'un rapport récent sur ce sujet.
Enseigner l’Europe au XXIe siècle, est-ce une ambition clairement définie pour l’École ? Quels en sont les contenus, les enjeux ? Et quelle pédagogie choisir pour dispenser un tel enseignement ? Toutes préoccupations auxquelles a répondu Thierry Chopin dans le no 277 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
est professeur de science politique à l’Université catholique de Lille, et conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors.
Il vient de publier, en collaboration avec Guilaine Divet, « Enseigner l’Europe en France. Ancrer la dimension européenne dans l’enseignement secondaire français », préface de Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, Institut Jacques Delors, octobre 2020.
Enseigner l’Europe : réalités et projections
Quels sont, selon vous, les enjeux d’un enseignement de l’Europe ?
L’acquisition d’un socle de connaissances fondamentales sur l’Europe permettant aux élèves d’exercer leur citoyenneté au-delà du seul cadre national est un des principaux enjeux de cet enseignement. Ce premier objectif vise à faire acquérir à tous les élèves, collégiens et lycéens des différentes filières, une compétence scolaire qui leur permette de s’approprier la réalité de l’Union européenne, d’en circonscrire les frontières et les enjeux et d’envisager une participation politique à l’échelle européenne. Sur la base de cette compétence scolaire, les citoyens pourront ensuite développer une compétence civique autour de convictions et de préférences individuelles vis-à-vis de l’Europe qui leur seront propres.
À ce premier enjeu, à la fois démocratique et géopolitique, s’ajoute celui du vivre-ensemble. Il s’agit de faire réfléchir les élèves à ce qui unit les Européens, dans leur histoire et leur culture, afin de renforcer un sentiment d’appartenance commune fondé sur l’identification de nos ressemblances et de nos différences.
L’acquisition d’un socle de connaissances fondamentales sur l’Europe permettant aux élèves d’exercer leur citoyenneté au-delà du seul cadre national (…). À ce premier enjeu, à la fois démocratique et géopolitique, s’ajoute celui du vivre-ensemble.
De cet objectif découle un dernier enjeu qui vise à renforcer la capacité des élèves à s’intéresser aux autres Européens, à leur culture et à leurs modes de vie, au-delà des stéréotypes qui pouvaient leur être attribués jusque-là. Il s’agit ici de favoriser la curiosité des élèves pour les cultures étrangères aux leurs ainsi que leur aptitude au décentrement, à l’esprit critique mais aussi au respect, à la tolérance et à la volonté de coopération.
Votre rapport s’appuie sur une comparaison avec d’autres pays européens : quelles leçons en tirez-vous ?
La comparaison a permis de mettre en valeur plusieurs éléments. Tout d’abord, l’enseignement de l’histoire de l’ensemble des pays étudiés dans le cadre du rapport est caractérisé par une faible mise en perspective des faits historiques à l’échelle européenne et une focalisation sur l’Europe occidentale. Les grands phénomènes historiques (l’industrialisation par exemple) ou les courants intellectuels majeurs (les Lumières par exemple) restent le plus souvent étudiés dans le cadre national. Lorsque les comparaisons européennes sont convoquées, elles se limitent le plus souvent à un petit nombre de pays d’Europe occidentale. En géographie, les échelles nationale ou mondiale sont le plus souvent privilégiées.
Cependant, quelques singularités nationales sont à noter. En Allemagne, l’enseignement de l’histoire est plus participatif qu’en France. Alors que la perspective descendante, du professeur à l’élève, est encore fréquente en France, l’enseignement de l’histoire en Allemagne est fondé sur le débat et la controverse. De plus, à la différence des autres pays, les programmes italiens sont marqués par des références récurrentes à l’échelle européenne. En ce qui concerne l’enseignement des langues vivantes, les pédagogies étrangères accordent une place importante à l’identification des stratégies efficaces d’apprentissage et à la maîtrise de formules idiomatiques réutilisables dans différents contextes. En Suède, cet enseignement est particulièrement valorisé ; en effet, les langues étrangères sont, avec les mathématiques, les deux disciplines évaluées à l’occasion de l’examen des connaissances acquises à la fin des études secondaires.
Quels freins au développement d’une pédagogie de l’Europe avez-vous identifiés ?
Tout effort visant à renforcer la familiarisation des élèves français à la dimension européenne bute sur un certain nombre d’obstacles tant l’« Europe » constitue un objet d’enseignement problématique. Tout d’abord, parce que l’« Europe » est un sujet clivant, qui divise les enseignants au moins depuis le début des années 1990 avec le « moment Maastricht » et plus encore à partir du milieu des années 2000 avec le « non » français par référendum au projet de traité constitutionnel en 2005.
Si l’Europe constitue un sujet d’enseignement non consensuel, c’est que l’institution scolaire constitue une chambre d’écho des débats et des clivages qui traversent la société française. Il faut aussi noter que, en France, l’importance de l’histoire en particulier est intimement liée à la fois à la construction du sentiment national et à la consolidation de la République ; dans cette perspective, la question se pose de savoir comment articuler l’enseignement du « roman national » à celui du récit européen.
Si l’Europe constitue un sujet d’enseignement non consensuel, c’est que l’institution scolaire constitue une chambre d’écho des débats et des clivages qui traversent la société française.
Par ailleurs, la difficulté réside dans le fait que le mot même « Europe » est flou et indéterminé ;
écrivait que « L’Europe, c’est un nom flottant, et qui longtemps n’a pas su exactement sur quoi, sur quelles réalités se poser… ». Le terme est mal identifié dans les programmes qui font référence à : l’« Europe-continent » (géographique) mais avec une indétermination sur ses limites territoriales ; l’« Europe-civilisation » (historico-culturelle, mais avec un ancrage fort à l’ouest), avec l’ambivalence entre la fragmentation politique étatique et nationale qui a caractérisé l’histoire du continent européen, d’un côté, et l’existence d’une communauté de culture, de l’autre ; le projet d’union rassemblant des Européens aux visions diverses (« Europe instituée » sous la forme d’une construction juridico-économique) avec un questionnement sur ses formes politiques à venir ; et l’ idée d’« Europe unie » – pour reprendre le mot de , il s’agit d’« une pensée en actes ».(…) la question des objectifs et du contenu de l’enseignement sur l’Europe se pose.
Dès lors, la question des objectifs et du contenu de l’enseignement sur l’Europe se pose. Doit-on privilégier la transmission culturelle et patrimoniale des pays européens (« européanité ») ? Devons-nous enseigner les fondements et les logiques (historiques, géopolitiques, économiques et politiques) de l’histoire complexe de la construction européenne ? Devons-nous renforcer par l’enseignement l’unité européenne et les liens entre les Européens : éducation à la citoyenneté européenne ; développement d’un sentiment d’appartenance et d’une culture commune (« européisme ») ?
Enseigner l’Europe : l’ambition d’une « éducation européenne »
Quels sont les leviers d’un ancrage plus fort de la dimension européenne dans l’enseignement secondaire ?
Trois axes principaux de recommandation visant à familiariser les élèves à l’« Europe » semblent structurants.
Le premier porte sur les contenus d’une pédagogie de l’Europe. Sur ce registre, il est fondamental de donner aux élèves des repères dans le temps en leur rappelant d’où ils viennent. Il s’agit de mettre en œuvre une « véritable éducation européenne, qui ne peut être qu’historique » ; comme l’a écrit
, il ne s’agit pas de « remplacer les narratifs nationaux, qui restent indispensables à la formation des jeunes citoyens » ; mais il faut les compléter par un « narratif spécifiquement européen, dans lequel le jeune Européen apprendra que tout phénomène historique national a été aussi, et d’abord, un phénomène européen » ; il faudra faire découvrir aux Européens des « lieux de mémoire » – Rome, Florence, Nuremberg, Vienne, Auschwitz, Varsovie, Prague, Athènes, Barcelone, Plages du débarquement et mémorial de Caen, etc.Parallèlement, cette pédagogie a naturellement aussi une vocation civique et citoyenne. C’est pourquoi il s’agit également d’identifier plus clairement l’Europe de l’UE, l’« Europe instituée », les 27 États qui en sont membres et leur histoire, la communauté de droit dans laquelle ils ont décidé volontairement et librement de se regrouper, mais aussi de mettre en lumière les logiques (géo)politiques qui sous-tendent le processus même d’unification européen et qui sont à l’œuvre dans les modes de décision, sans méconnaître les tensions, les divisions et autres rapports de forces politiques et diplomatiques qui les structurent, et ce en alliant l’apprentissage académique classique à des expériences pratiques : simulations de négociations, débats, voyages d’études, découvertes de lieux de pouvoir européens, rencontres avec des professionnels agissant à l’échelle européenne, mobilité européenne et internationale.
Une telle éducation européenne est de nature à produire de nombreux effets positifs : développement de la culture générale, de l’esprit critique, éducation à la responsabilité sociale et civique, apprentissages linguistiques, aide à l’orientation professionnelle, etc.
La réflexion européenne est (…) d’une urgente actualité dans le contexte de gestion des crises actuelles.
Le troisième axe porte sur la nécessité de favoriser l’appropriation de l’échelle européenne par les futurs citoyens français et européens. Deux niveaux sont ici essentiels : l’Europe au quotidien, c’est-à-dire l’Europe incarnée dans le territoire des élèves, et l’Europe dans le monde. L’« Europe » doit être rendue visible. D’abord à l’échelle locale. Il s’agit ici de mettre en évidence les politiques européennes, leur mise en œuvre et les avantages qu’en retirent les différents États membres et surtout les différentes régions et territoires en leur sein. Mais l’« Europe » doit également acquérir une dimension sensible auprès des élèves : elle doit être incarnée par des professionnels mais aussi par des citoyens d’horizons différents afin d’instaurer un lien vivant entre les élèves et l’échelle européenne.
Au-delà, une autre échelle, l’échelle mondiale est fondamentale. La réflexion européenne est en effet d’une urgente actualité dans le contexte de gestion des crises actuelles. Dans un contexte où la multipolarité du monde devient de plus en plus agressive, une éducation européenne doit accorder une place à l’approche géographique et géopolitique. La raison d’être de l’analyse géographique est de rendre compte de la diversité. Reste que la réalité de la diversité européenne est souvent mal comprise en France, souvent récusée dès lors qu’il y a des différences (on parle de « désunion », d’« ordre dispersé », de « désaccords ») alors que la communauté de valeurs et d’intérêts qui unit les Européens saute aux yeux, au moins dans sa valeur culturelle et démocratique, quand on compare l’Europe à la Chine, à la Russie, à la Turquie ou même aux États-Unis.