Temps de crise et enseignement : saisir l'opportunité de choisir son évolution.
Le temps de crise inédite ouvert par la covid-19 peut être une formidable occasion pour l’enseignement de dresser un bilan de ses pratiques pour mieux se situer et maîtriser son avenir. Didier Paquelin pose une série de jalons…
Ce texte a paru dans le dossier « Hybrider son enseignement : pis-aller ou opportunité ? », du no 277 – Automne-hiver 2020 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT. Il synthétise une réflexion rédigée par Didier Paquelin à l’occasion de sa participation au webinaire co-organisé par le Sgen-CFDT et News Tank sur le thème de l’hybridation de l’enseignement.
Didier Paquelin est professeur titulaire de la Chaire de leadership en enseignement sur la pédagogie de l’enseignement supérieur à l’université Laval (Québec).
Distinguer des horizons temporels différents
Face à l’effondrement des repères au printemps 2020, les enseignant·es ont pleinement adapté leurs pratiques, pour permettre à chaque étudiant de poursuivre ses apprentissages. Ils l’ont fait avec des courbes d’apprentissage accélérées, au prix d’un effort important et d’un engagement sans commune mesure. De même, les services universitaires de pédagogie ont créé de nombreuses ressources avec une grande réactivité.
les modèles pédagogiques antérieurs à la crise seront-ils pour autant remis en cause ?
Mais les modèles pédagogiques antérieurs à la crise seront-ils pour autant remis en cause ? Les récents appels au retour sur les campus en font douter. Les technologies ont été presque immédiatement convoquées pour prolonger les pratiques habituelles via le mode synchrone. Pourtant, l’enjeu est moins de sortir de la crise par une reconstruction à l’identique et un renforcement de la technologisation des pratiques d’enseignement que redéfinir un cap à partir des analyses distanciées d’un vécu parfois traumatisant.
l’enjeu [est aussi de] redéfinir un cap à partir des analyses distanciées d’un vécu parfois traumatisant.
Se réapproprier notre temporalité
Passé le temps de la sidération, parfois du déni, la crise agit comme un révélateur du fonctionnement des établissements, de leurs paradoxes et dysfonctionnements.
Il faut alors différencier le temps de l’urgence, le temps de la transition, le temps de la consolidation. Le contexte pandémique montre l’importance de ne pas cultiver les cycles courts espoir/désespoir, sources d’épuisement, mais davantage d’inscrire nos actions dans une temporalité du réalisme, dans ce qu’il est possible de faire, ici et maintenant, pour retrouver une stabilité, diminuer les effets des turbulences.
la crise agit comme un révélateur du fonctionnement des établissements, de leurs paradoxes et dysfonctionnements.
Il faut prendre l’option d’un temps long, sur plusieurs mois, pour développer collectivement les capacités à repenser les pratiques. C’est nécessaire pour diminuer l’anxiété, éviter l’épuisement. Cela implique de prendre le temps d’identifier les possibilités d’ajustement, plutôt que se centrer sur les contraintes et recourir de manière effrénée aux technologies. Parce qu’il faut permettre à l’ensemble des acteurs de prendre de nouveaux repères, d’identifier les possibles et l’acceptable.
Ne pas simplement passer au numérique, mais repenser les pratiques pédagogiques
La maturité des établissements en matière de transformation pédagogique, c’est-à-dire leur pratique des formules hybrides (comme la classe inversée), l’utilisation des services numériques, l’existence d’une offre significative de cours à distance, est un atout indéniable face à de tels bouleversements, qui plus est sur des temps courts. Car il ne suffit pas de substituer à l’espace physique académique un espace numérique, il faut tenir compte des nouvelles configurations spatiotemporelles de l’acte pédagogique, et donc redéfinir le design et l’alignement pédagogique.
Là où la socialisation et le sentiment d’appartenance se développaient au sein des campus, le défi est d’intégrer explicitement, dans le design de chaque cours et dans les programmes, des activités spécifiques de mise en liens des acteurs. Repenser le design, c’est aussi expliciter ce qui est habituellement implicite et contenu par l’organisation physique de la formation, et donner le temps aux apprenants et enseignants de s’approprier ces nouvelles modalités.
il faut tenir compte des nouvelles configurations spatiotemporelles de l’acte pédagogique, et donc redéfinir le design et l’alignement pédagogique.
Mobiliser collectivement nos intelligences
Il faut définir collectivement les éléments critiques de la transition, les règles de décision pour déterminer quelles sont les activités d’apprentissages qui requièrent une présence sur un campus. Il importe d’aller au-delà de métriques de type 50 % des activités, pour raisonner en fonction du niveau d’étude, des étudiants, du domaine, des savoirs et compétences visés.
Apprivoiser l’incertitude, plus que chercher à la réduire, c’est accepter une gestion collective fondée sur la co-élaboration.
Apprivoiser l’incertitude, plus que chercher à la réduire, c’est accepter une gestion collective fondée sur la co-élaboration. Il faut aussi repenser collectivement des activités en soutien au développement du sentiment d’appartenance, à la socialisation – tout particulièrement chez les primo-entrants –, créer un climat de confiance bienveillant et sécurisant qui permette à chacun de s’engager dans son processus d’apprentissage.
Permettre à l’autre d’apprendre, plutôt que transmettre
« Faire comme avant » engendre de nombreuses difficultés en matière de communication
On ne peut « simplement » médiatiser des activités proposées d’ordinaire en classe en réponse à la rupture de l’unité de lieu (amphithéâtre, laboratoire, etc.) sans risquer d’exclure par la forme, celle de la distance. « Faire comme avant » engendre de nombreuses difficultés en matière de communication, et le syndrome des écrans noirs montre bien qu’il est impératif de repenser les pratiques pédagogiques. Les étudiants sont des acteurs de la solution : lorsqu’ils déplorent par exemple la trop grande diversité des plateformes numériques, la longueur des séances synchrones, ou expriment le souhait d’une flexibilité temporelle, ils offrent des pistes pour repenser l’alignement pédagogique et le design des cours.
Les étudiants sont des acteurs de la solution
« La crise est ce moment de vérité où s’éclaire la signification des hommes et des évènements. » (Thucydide)
L’enjeu n’est pas de sortir de la crise en reconstruisant à l’identique, en renforçant la technologisation des pratiques d’enseignement, mais de redéfinir un cap, initier une dynamique collective de re-création d’une forme universitaire garantissant une sérénité propice au développement des activités d’enseignement et de recherche.