L'autonomie des collectifs de travail est une valeur clé pour des personnels émancipés, à l'expertise reconnue rappelle Catherine Nave-Bekhti en clôture des tables-rondes sur « L'École à l'heure de l'intelligence collective » organisées lors de l'AG des Sgen à Dijon.
L’autonomie, il en est beaucoup question dans l’éducation et la formation aujourd’hui, mais de quelle autonomie est-il question ? Tour d’horizon du fonctionnement de notre système éducatif et des possibilités de le transformer (pour quelles finalités ? comment ? par, et avec qui ?) avec
qui répond aux questions du journaliste , animateur des tables-rondes ayant réuni, à l’université de Bourgogne lors d’une assemblée générale des Sgen-CFDT en février dernier, chercheur·e·s, professionnel·le·s de l’éducation et élu·e·s du Sgen-CFDT pour identifier les leviers susceptibles de rendre nos systèmes d’éducation et de formation plus performants et plus justes et pour permettre aux personnels, dans toute leur diversité, de mieux travailler ensemble.Les personnels de l’éducation confrontés à la reproduction des inégalités sociales
Théo Haberbusch : au terme de ces tables-rondes, que souhaitez-vous mettre en avant ?
Je vais rebondir en partie sur la question posée par Élise Huyllerie à la fin de la deuxième table-ronde concernant l’attitude à avoir en tant que professionnel·le·s de l’éducation face aux constats contrastés portés par l’OCDE sur notre système, constats présentés par question qui faisait écho à ce que j’ai dit en ouverture, à savoir qu’accepter la critique du système éducatif et de ce qu’il produit, c’est aussi pouvoir repérer des leviers pour le transformer plutôt que de rester passif·ve·s devant les résultats des enquêtes internationales, mais aussi devant les analyses de nombreuses recherches sociologiques et économiques qui, depuis longtemps, démontrent et dénoncent les mécanismes par lesquels la reproduction des inégalités sociales continue d’agir dans notre système d’éducation. Face à cette réalité, il faut se demander comment (continuer d’)agir.
en introduction des tables-rondes – etaccepter la critique du système éducatif et de ce qu’il produit, c’est aussi pouvoir repérer des leviers pour le transformer
S’il est difficile d’entendre ces constats et d’en faire quelque chose, cela n’est pas uniquement du ressort des acteurs et actrices du système éducatif. Par exemple, dans L’École peut-elle sauver la démocratie ?,
(cf. ci-dessous Ressources complémentaires) insistent sur le fait qu’on bute aussi sur la demande sociale d’inégalité car on demande au système éducatif de lutter contre les inégalités sans vraiment tenir compte qu’il n’est pas configuré pour cela et que chaque usager·e va plutôt jouer le jeu de la concurrence pour avoir les meilleures écoles, les meilleurs diplômes. Les investissements publics engagés selon les différentes filières de formation dans l’enseignement supérieur que comparent dans leur note pour le Conseil d’analyse économique montrent qu’à l’heure actuelle la manière dont sont objectivement structurés les systèmes d’éducation et de formation est toute entière tournée vers une logique que Marie Duru-Bellat et François Dubet qualifient de « distillation fractionnée » : à chaque sélection avec des orientations dans des filières d’inégale dignité, l’écrémage se renforce en sorte qu’infime au début de la scolarité de l’élève, il va croître à chaque étape de sélection, le résultat final correspondant à ce qu’ont montré les intervenant·e·s de la première table-ronde, pour l’enseignement professionnel, Élise Huyllerie pour l’enseignement supérieur et pour l’accompagnement des parcours des élèves.si l’objectif que la nation porte pour l’École et le système éducatif n’est pas clairement tourné vers plus d’équité et d’égalité, nous vivrons toujours en tant que professionnel·les de l’éducation une certaine forme d’injonction paradoxale.
Cela signifie aussi qu’en tant qu’acteurs et actrices du système éducatif nous avons toute notre part à prendre dans la transformation de nos organisations et de nos pratiques (éducatives, pédagogiques, d’encadrement…) – comme nous venons de le voir avec
, et lors de la seconde table-ronde consacrée à la question de savoir comment mieux travailler ensemble –, mais si l’objectif que la nation porte pour l’École et le système éducatif n’est pas clairement tourné vers plus d’équité et d’égalité, nous vivrons toujours en tant que professionnel·les de l’éducation une certaine forme d’injonction paradoxale.Penser la continuité de l’éducation
T. H. : Ce qui ressort également des différents exposés, ce sont les cloisonnements – premier degré, second degré, enseignement supérieur – avec le sentiment que ces différents univers scolaires et de formation ont du mal à se parler, par manque de temps sans doute mais peut-être aussi pour des questions de structure…
Au Sgen-CFDT, nous affirmons fortement que faire de la place dans le système éducatif à autre chose que le temps d’enseignement en face-à-face avec les classes est indispensable si on veut le transformer car, comme le disaient nos intervenant·e·s, cela ne peut se faire que par celles et ceux qui travaillent au quotidien, et donc pas par circulaire.
La question du temps est primordiale et si l’on veut que les acteur·trice·s qui travaillent dans des lieux différents se rencontrent, il faut pouvoir organiser ces temps. Dans la politique de refondation de l’éducation prioritaire, il y a eu des tentatives dans ce sens : pour prendre l’exemple des conseils école-collège, il a été compliqué de construire du temps commun reconnu institutionnellement et pour les professeur·e·s des écoles et pour les enseignant·e·s du second degré. L’organisation du temps de travail reste un impensé du système éducatif. Comment l’adapter à des corps professionnels qui ont des obligations de service, des journées-types de travail différentes ? Ne serait-ce qu’au sein d’un même établissement, c’est compliqué. Nous avons de nombreux·ses personnels de direction adhérent·e·s qui disent la difficulté rencontrée chaque année pour dégager du temps commun de concertation.
L’organisation du temps de travail reste un impensé du système éducatif. Comment l’adapter à des corps professionnels qui ont des obligations de service, des journées-types de travail différentes ? Ne serait-ce qu’au sein d’un même établissement, c’est compliqué.
Ce qui a encore compliqué les choses, ce sont les ruptures dans la politique éducative : la dynamique de la refondation de l’éducation prioritaire et la réflexion sur l’articulation école-collège ont été affaiblies par ce que rappelait Alexis Torchet dans son intervention sur l’accompagnement des parcours des élèves, à savoir que depuis 2017, on assiste à une politique niant les cycles, enfermant chacun·e dans sa classe, dans son école, dans son établissement, en invitant tout le monde à se concentrer sur l’année scolaire elle-même et pas sur les transitions. En outre, dans les deux récentes réformes des lycées, la question de l’accompagnement des parcours des élèves – que ce soit à l’entrée au lycée, donc un filage entre le collège et le lycée, ou le bac -3/bac +3 – a été ratée parce que pas vraiment organisée, ni au niveau du fonctionnement de l’établissement ni à celui du sens du travail des personnels.
Ce qui a encore compliqué les choses, ce sont les ruptures dans la politique éducative
Autonomie et expertise
T. H. : Un autre mot-clé souvent prononcé est celui d’« autonomie ». Quelle est la position du Sgen-CFDT à ce sujet ?
Au Sgen-CFDT, nous sommes favorables à l’autonomie des collectifs de travail, et non pas à l’autonomie du ou de la chef·fe d’établissement, du ou de la directeur·trice d’école. Au-delà des regroupements d’établissements – même si la démarche dont parlait Benoît Becquart de permettre aux personnels de l’éducation de se rencontrer pour échanger sur leurs pratiques car pour avancer, découvrir des marges d’autonomie, ouvrir les possibles, il y a intérêt à rencontrer d’autres collectifs qui fonctionnent différemment –, ce qui faciliterait cette autonomie des collectifs serait déjà de l’initier à l’interne.
Au Sgen-CFDT, nous sommes favorables à l’autonomie des collectifs de travail
Or officiellement, par exemple dans le premier degré, aucune autonomie n’est laissée, elle est carrément niée à travers des circulaires ministérielles – perçues très violemment par les collègues – disant qu’il faut circuler dans la classe quand on fait cours ou dictant au quart d’heure près ce que le·la professeur·e des écoles doit faire dans une journée de classe ! Écrire cela, c’est refuser l’autonomie et nier l’expertise qui pourtant existent mais ne sont pas sollicitées, encouragées, reconnues.
Il faut rappeler aussi la faible proportion de décisions communes qui peuvent être prises à l’échelle d’une école ou d’un établissement. Il y a donc des verrous institutionnels à faire sauter, en matière aussi de mode de pilotage, et assurément de pilotage explicite à travers de telles circulaires qui, aujourd’hui, ne favorisent pas l’autonomie.
Autonomie du personnel de direction : l’arbre qui cache la forêt
T. H. : Le recrutement des personnels par le chef d’établissement, est-ce envisageable ?
L’idée du recrutement par le personnel de direction est en partie un leurre
Les personnels (enseignant·e·s, AESH, CPE, infirmières scolaires…) ont tout à gagner à se demander ce qu’on peut faire pour la réussite des élèves et à agir collectivement pour y parvenir, que le personnel de direction reste ou non. L’idée du recrutement par le personnel de direction est en partie un leurre : à chaque fois que le ou la chef·fe d’établissement part, va-t-il falloir rebattre toutes les cartes en changeant les équipes enseignantes, éducatives… ? Concrètement, comment va-t-on affecter et répartir autant de personnels sur l’ensemble des établissements ? Des vraies questions se poseraient aussi sur la manière de gérer ce type de recrutements dans les territoires où l’on manque de personnels.
agiter cette perspective du recrutement par le personnel de direction, c’est renoncer à chercher des solutions à d’autres questions qui sont structurelles
Si la seule manière de faire collectif et de créer un sentiment d’appartenance dans un établissement dépendait du recrutement par le personnel de direction, cela signifierait qu’on n’est pas capable de construire ensemble cet engagement avec celles et ceux qui sont présents dans une période donnée. D’une certaine manière, agiter cette perspective du recrutement par le personnel de direction, c’est renoncer à chercher des solutions à d’autres questions qui sont structurelles.
partons d’abord concrètement de ce qu’on observe des modalités d’affectation des enseignant·e·s…
D’ailleurs, il y a eu des tentatives dans ce sens et le ministère actuel essaie d’y revenir en créant de nombreux postes à profil. Pour avoir siégé en tant qu’élue du personnel dans l’académie de Créteil à une période où beaucoup de postes à profil avaient été créés pour installer des professeur·e·s référent·e·s dans les collèges d’éducation prioritaire, je peux témoigner qu’à la fin du mouvement ces postes n’étaient pas pourvus, il fallait donc recruter des personnels contractuels. Aussi, on peut brasser l’idée que ce serait une solution magique, mais partons d’abord concrètement de ce qu’on observe des modalités d’affectation des enseignant·e·s…
Des expérimentations très intéressantes ont été suivies dans le cadre de la refondation de l’éducation prioritaire sur l’accompagnement d’équipes en place (et pas recrutées ad hoc) par des formateur·trice·s, des chercheur·e·s (notamment avec l’
) qui ont permis de développer des formations adaptées aux besoins des personnels et de cet enjeu de faire mieux réussir les élèves. Malheureusement, la rupture opérée depuis 2017 avec le changement de ministre a rompu un certain nombre de dynamiques qui nous paraissaient extrêmement constructives.Autonomie des collectifs de travail et démocratie sociale
T. H. : Sans que le mot ait été prononcé, il a été question d’organisation libérée, de management… Y a-t-il un enjeu démocratique ? Et est-ce faisable pour vous ?
Pour le Sgen-CFDT, quand on parle d’autonomie des collectifs de travail, et même de fonctionnement d’un établissement quel que soit son degré d’autonomie, d’un service dans une administration déconcentrée, il faut qu’il y ait de la démocratie sociale parce que ce sont celles et ceux qui font qui peuvent, par leurs pratiques, transformer le système car ils et elles ont à la fois une expertise professionnelle dans la mission qu’ils et elles accomplissent, et une capacité à penser leur travail, à trouver des pistes pour améliorer leurs propres conditions de travail et l’efficacité de leur travail. Concevoir la démocratie sociale dans les établissements, dans les services, c’est aussi reconnaître et faire de la place à cet élément-là du travail.
Cela suppose de la collégialité, des instances qui fonctionnent et de l’investissement dédié pour permettre de s’accorder sur la direction prise, sur la manière d’y aller et pour que cet engagement soit reconnu – parce que souvent s’impliquer dans ces instances est pris sur du temps personnel. Pour le Sgen-CFDT, faire de la place à ces besoins est indispensable pour que le système se transforme, et le soit par ces acteurs et actrices.
Pour le Sgen-CFDT, quand on parle d’autonomie des collectifs de travail, et même de fonctionnement d’un établissement quel que soit son degré d’autonomie, d’un service dans une administration déconcentrée, il faut qu’il y ait de la démocratie sociale
Pour aller plus loin, lire « Nous sommes confrontés à une forme d’injonction paradoxale » (C. Nave-Bekhti, Sgen-CFDT), article de News Tank paru le 25 mars 2022.