Antropologue et psychologue clinicienne, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky propose une analyse qui nous permet de comprendre les enjeux des débats sur l'immigration et d'en déconstruire les clichés.
Cet entretien a paru dans le no 294 – Janvier-février 2024 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CFDT.
Pouvez-vous présenter rapidement l’Institut Convergences Migrations ? Nous dire ce qui a motivé sa création ?
Il réunit, autour du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui le coordonne, trois autres organismes de recherche : l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Institut national des études démographiques (Ined) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ; une université (Paris I-Panthéon Sorbonne) et trois grands établissements : l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le Collège de France et l’École pratique des hautes études (EPHE).
Fort de ces huit partenariats, l’IC Migrations compte aujourd’hui plus de 700 chercheurs – dont de nombreux jeunes chercheurs – et offre un très large éventail de recherche : géographie, histoire, démographie, économie, droit, science politique, sociologie, anthropologie, éthique, épidémiologie, infectiologie… Il est également investi dans la formation au travers d’un master Migrations et s’attache à proposer un ensemble d’événements pour nourrir le débat science-société. Ainsi, les cinq départements (politiques publiques, santé, dynamiques historiques et économiques, question de l’intégration) qui structurent ses activités de recherche répondent aussi, grâce à un Conseil des territoires et des associations, aux demandes venant du terrain : élu·e·s, milieu associatif, enseignant·e·s…
Parce qu’issu d’un programme, l’IC Migrations devrait, dans sa forme première (il a été créé en 2017), s’arrêter en 2026. Nous abordons donc une phase de renouvellement qui vise à proposer une structure pérenne sur ce sujet des migrations, maintenant bien inscrit dans le débat politique et public.
Quel est son rôle, justement, auprès du monde politique…
Une des particularités de la recherche française est qu’elle est souvent éloignée du débat politique : on a des chercheurs qui connaissent très bien leur sujet, et une classe politique qui travaille de son côté – souvent dans une temporalité différente d’ailleurs !
L’un des grands enjeux de la recherche à l’IC Migrations est de pouvoir répondre aux questions politiques et s’inscrire dans le débat public car la question de la migration, à force d’avoir été instrumentalisée, nécessite un retour à une recherche dépassionnée qui présente les vrais chiffres et les tendances les plus objectives pour nourrir la décision publique. La convention de collaboration établie par l’IC Migrations avec , un think tank en lien avec les pouvoirs publics, facilite cette réflexion.
la question de la migration, à force d’avoir été instrumentalisée, nécessite un retour à une recherche dépassionnée qui présente les vrais chiffres et les tendances les plus objectives pour nourrir la décision publique
Un autre très important chantier concerne les fake news qui demande une déconstruction systématique de ce qu’on peut entendre dans le débat public, de la part de certains politiques et des médias qui relaient leurs propos, lesquels vont venir gonfler les représentations d’une migration massive, avec les images de grand remplacement, de flux, d’invasion… Pour donner un exemple récent, l’IC Migrations a participé à la rencontre qui a eu lieu début janvier 2024 au ministère de l’Intérieur à l’occasion de la restitution de l’enquête longitudinale sur l’intégration des primo-arrivants (Elipa) que mène, depuis 2010, le département des statistiques, des études et de la documentation de la Direction générale des étrangers en France : nos chercheurs sont particulièrement intéressés par ces données et leurs significations.
… et plus largement auprès du grand public ?
L’IC Migrations s’attache à proposer une recherche qui soit accessible en développant une vulgarisation de qualité. En témoigne la revue publiée en ligne, De Facto, qui compte à ce jour 35 numéros d’une vingtaine de pages chacun, avec des interviews de chercheurs sur une thématique liée à la migration. Auxquels s’ajoute des publications ponctuelles avec les De Facto Actu qui décryptent une actualité précise, comme par exemple le projet de loi immigration et intégration.
S’agissant du lien que tisse L’IC Migrations avec les acteurs de terrain, il est important de préciser que nous sommes implantés sur le campus Condorcet à Aubervilliers – un ancrage fondamental qui nous permet de beaucoup travailler avec le département de la Seine-Saint-Denis, important bassin migratoire. Nos chercheurs étant présents dans la France entière, nous avons d’autres lieux de travail, par exemple à Marseille et dans les lieux frontières. Nous avons aussi de nombreux chercheurs internationaux, majoritairement originaires des Suds : chercheurs africanistes, d’Amérique latine, d’Asie, etc. Il faut noter que les acteurs de terrain, notamment associatifs, nous apportent des sujets d’études. Par exemple, le 24 janvier dernier nous étions au ministère de la Santé pour proposer une étude demandée par France Terre d’Asile sur la santé mentale des exilés dans ses centres d’hébergement.
Pour aborder le contexte dans lequel la dernière loi immigration a été votée, on constate que certains politiques et médias parlent d’« explosion migratoire ». Quelle est la part de réalité, quelle est la part de fantasme ?
Une partie de la classe politique et des médias a surfé sur cette expression après les attentats terroristes de 2015 à Paris, qui ont entraîné amalgames et fantasmes. Cette année-là, plus d’un million de personnes sont arrivées dans l’espace Schengen – une grande vague migratoire, due notamment à la guerre civile en Syrie, qui a bouleversé l’Europe et mis à mal notre vision de la migration. Et pourtant, on a retrouvé dès 2016 les tendances de fond de la migration qui, sauf pendant la crise du Covid, croît régulièrement depuis des décennies.
toutes les migrations importantes se font dans les pays limitrophes
De plus, toutes les migrations importantes se font dans les pays limitrophes : ce sont surtout la Turquie, le Liban et la Jordanie qui ont accueilli les migrants syriens. L’Europe n’est pas une destination privilégiée, et encore moins la France. L’immigration syrienne a déclenché en France le fantasme d’un raz-de-marée annonciateur d’un tsunami migratoire – représentation contredite par les données chiffrées, l’effort d’accueil de la France ayant été modeste en comparaison de l’Allemagne qui a accueilli 800 000 Syriens. On est sur une tendance de hausse migratoire absolument attendue, sans rien de spectaculaire.
L’Europe n’est pas une destination privilégiée, et encore moins la France.
En tant qu’anthropologue, je pense qu’une caractéristique de ces arrivées migratoires est la diversité : la France ne connaissait pas les migrations en provenance, par exemple, de la Corne de l’Afrique (Érythrée, Somalie, Éthiopie) ou de l’Afghanistan. Il y a certes une inflation de ces migrations, mais la recherche montre que ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise de l’accueil : les pays européens se sont crispés face à des nombres qui pouvaient parfaitement être intégrés aux économies. Les pays d’entrée (Italie, Grèce…) sont devenus des lieux de tension compte tenu des règles de répartition des entrants et faute d’un accord entre les pays membres de l’Union européenne pour se répartir autrement l’accueil des nouveaux migrants. Il y a une politisation extrême de la question migratoire qui est devenue une question sécuritaire, notamment en France à cause de la peur engendrée par les attentats terroristes…
la recherche montre que ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise de l’accueil
Une fois définie l’immigration, quelles sont les principales raisons de l’exil des personnes immigrées aujourd’hui en France ?
La définition que donne l’Insee d’un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et qui a été, ou non, naturalisée française. En 2022, la population immigrée en France représentait 10,3 % de la population totale, et la population étrangère 7,8 % (contre 6,5 % en 1975). On évalue aujourd’hui qu’un Français sur trois est d’origine immigrée, issu d’un parent ou grand-parent étranger.
En 2023, les études constituent le premier motif d’admission (un peu plus de 103 000 premiers titres de séjour délivrés pour les étudiants) ; le second motif est le regroupement familial, qui concerne majoritairement des personnes originaires du Maghreb ; vient ensuite le motif économique ; et enfin le motif humanitaire, avec la demande d’asile. Celle-ci a augmenté : il y a eu 142 496 demandes d’asile enregistrées en France en 2023, et 60 808 décisions accordant la protection humanitaire, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur. Il est intéressant ici de comprendre que le nombre d’Ukrainiens reçus au total en France, suite à l’agression russe, n’est pas loin de ces chiffres : un peu plus de 100 000 Ukrainiens admis, dont 65 000 encore présents. Un accueil qui s’est fait sans mettre en banqueroute le budget français ; au contraire, à moyen terme cet accueil stimule la consommation et donc la croissance. Les chiffres de l’immigration ne sont ainsi guère différents de ceux qu’on connaît depuis une quinzaine d’années, et suivent une hausse moyenne régulière.
La loi immigration définit trois voies d’intégration : la langue, le travail et les valeurs de la République. Qu’en pensez-vous ?
Ces trois voies sont présentées comme les conditions uniques d’intégration. La question de la langue et du niveau de français requis – devenu dans le projet de loi immigration un facteur de tri pour obtenir un titre de séjour long – introduit une inégalité entre les personnes (venir d’Afghanistan ne donne pas les mêmes avantages que venir d’Afrique de l’Ouest où l’école publique est en français), et aussi entre les territoires (les moyens de formation étant inégalement répartis). En outre, la langue et le travail devraient être des droits. Je suis toujours frappée de voir des personnes qui sont en France depuis des dizaines d’années et n’ont jamais pu apprendre le français parce qu’il n’a jamais été pour elles une langue d’accueil. À l’inverse, des personnes l’apprennent très vite parce qu’ils travaillent en français. Être dans un collectif parlant français permet de bien mieux d’apprendre la langue que des cours dispensés de manière parcimonieuse, alors que vous êtes obligés d’attendre des années, parfois à la rue puisqu’il manque des centres d’accueil, ou dans un centre d’hébergement, sans avoir le droit de travailler et de vous inscrire dans la société. On apprend une langue quand on a un projet d’intégration, sinon on reste extérieur à elle. Donc il y a, là, quelque chose de mal compris.
C’est pareil pour le travail qui est le premier vecteur d’intégration. Mais s’il n’est pas déclaré, s’il n’est pas protégé, il devient un facteur d’exclusion.
la langue et le travail devraient être des droits
Quant aux valeurs de la République, le Sénat a proposé la signature d’un nouveau contrat d’engagement des étrangers qui, s’il n’était pas respecté, serait un motif de retrait ou de non-renouvellement du titre de séjour. Mais comment s’assurer que les principes de la République seront respectés ? C’est inapplicable !
Toute la recherche pense que ces questions de la langue, du travail doivent être posées à partir d’une réalité économique et sociale pour trouver les voies d’intégration possibles, pas ces voies conditionnelles.
Dans les débats, n’a-t-on pas trop souvent mis l’accent sur une immigration non qualifiée ?
Rappelons que le premier vaccin contre le Covid a été mis au point par un couple d’origine turque
en Allemagne. On peut voir à quel point aujourd’hui la question des migrations constitue la richesse de nos pays. Nous sommes dans une France mixte, avec une diversité croissante des origines et une mixité des unions plus importante à chaque génération. Il faut sortir des clichés, y compris régionaux d’une migration qualifiée qui viendrait d’un côté de la planète et d’une migration subsaharienne systématiquement non qualifiée. Les échanges sont beaucoup plus variés. Nous sommes dans un processus de qualification générale.
l’immigration en France est de plus en plus qualifiée
Mais attention aussi à un autre cliché avec la France qui voudrait une immigration plus qualifiée. Rappelons que l’immigration en France est de plus en plus qualifiée : depuis 1998, 33 % des immigrés venus en France ont un de leurs deux parents qui a atteint l’enseignement secondaire (21 % avant cette date), et 29 % un niveau d’études supérieures (16 % avant cette date). De fait, notre histoire migratoire, en tant qu’ancien pays colonial, nous lie à des territoires avec une migration aux secteurs professionnels variés : les travailleurs d’origine subsaharienne sont particulièrement concentrés dans les emplois du care, de la restauration et de la sécurité ; pour les originaires du Maghreb, le gardiennage et la sécurité sont les secteurs davantage investis, mais aussi, pour les jeunes, les métiers d’ingénieur informatique. Nous avons absolument besoin, dans tous les métiers, de cette migration. Heureusement, je pense que le terrain démontre que ces clichés sont éculés face à une France avec une population cosmopolite et diversifiée dans tous les secteurs.
Sur l’invitée…
est anthropologue et psychologue clinicienne.
Depuis 2009, elle est professeure des universités en anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
Depuis 2010, elle est psychologue clinicienne au Centre régional de psychotraumatisme (hôpital Avicenne, Bobigny).
Depuis 2023, elle dirige l’Institut Convergences Migrations.
Pour en savoir plus, c’est ici.
Biblio sélective
, in Quel avenir pour les sociabilités, p. 23-24, Comité d’expert·e·s CFDT / Fondation Jean-Jaurès, février 2024.
, avec Pauline Doyen, note thématique no 2, CFDT / Fondation Jean-Jaurès, avril 2022.
Avec A. Galitzine-Loumpet, co-dir., Presses de l’Inalco, 2022.
, dossier coordonné avec Alexandra Galitzine-Loumpet, Plein droit, no 124, mars 2020, Gisti.
Albin Michel, 2018.