Témoignage : Alain Pothet IA-IPR dans l'Académie de Créteil a accepté de répondre à nos questions sur son rôle d'Inspecteur dans cette période et de parler du rôle de l'École, de ses acteurs pour le suivi des jeunes, des familles en Éducation prioritaire, un enjeu fort en cette période.
Ancien professeur de Sciences de la Vie et de la Terre, Alain Pothet, adhérent du Sgen-CFDT, est aujourd’hui IA-IPR dans l’Académie de Créteil.
Correspondant académique pour l’Éducation prioritaire, il mène sa mission aussi bien auprès des établissements du premier que du second degré. Si aujourd’hui, il n’effectue plus d’évaluation d’enseignants, il continue d’aller voir des cours de collègues et fait partager son expertise tant sur le terrain (chefs d’établissements, directeurs et directrices d’école, enseignant·es) qu’auprès du Recteur ou des directeurs académiques.
Le confinement a donc marqué un changement important dans le déroulé de sa mission. En effet, difficile pour lui de donner des conseils ; la question de la légitimité de son corps d’inspection s’est donc posée. Son travail de mise en perspective a été impacté par des personnels qui, loin du conseil, avait surtout besoin de construire leur action au jour le jour. Le Sgen-CFDT a donc voulu connaître l’analyse d’un IA-IPR sur cette période, sur la place des personnels d’encadrement et bien évidemment sur l’éducation prioritaire.
La question de l’utilité sociale est au cœur des enjeux de cette crise sanitaire. On le voit au travers des hommes et des femmes qui au quotidien permettent à l’ensemble de la société de tenir et qui sont en grande partie les moins considérés dans les conditions ordinaires. Cette interrogation traverse bien évidemment tous les acteurs éducatifs et peut être encore davantage la mission d’inspecteur.
Nous sommes devenus toutes et tous des ignorants devant faire preuve de beaucoup d’humilité et de prudence.
Comment concilier un prescrit avec une réalité qui a totalement basculée ? Comment accompagner des équipes à distance ? Comment se mettre au service des acteurs qui affrontent chaque jour l’inconnu et l’imprévu ? Comment construire une culture commune avec ses collègues ? Comment apporter sa contribution, son expérience et son expertise aux réflexions du recteur et des directeurs académiques ? Ce sont autant de tensions que cette situation a fait apparaître dans mon quotidien professionnel.
Cela suppose un profond repositionnement, une réévaluations des priorités et une hiérarchisation des activités au service de l’accompagnement et du soutien de chaque acteur de la « première ligne » éducative. Nous sommes devenus toutes et tous des apprenants face à une menace qui évolue et se transforme chaque jour. Nous sommes toutes et tous devenus des inventeurs d’une nouvelle école sans murs. Nous sommes devenus toutes et tous des ignorants devant faire preuve de beaucoup d’humilité et de prudence.
Il serait en effet bien présomptueux de prétendre avoir des solutions universelles et adaptées à chaque situation locale. Il nous faut donc bousculer nos représentations et conditionnements afin de lutter contre nos habitudes professionnelles qui peuvent sembler rigides et inadaptées face aux nouvelles conditions de vie.
C’est aussi et peut être avant tout une formidable opportunité pour nous questionner sur le sens de notre métier et sur les valeurs de justice et d’équité que nous défendons en tant qu’acteur de l’Éducation nationale.
Cette crise ébranle profondément l’organisation même de notre système…
Enfin cette crise ébranle profondément l’organisation même de notre système qui apparaît peu réactif et englué dans des procédures administratives très centralisées. Elle met en lumière la puissance créatrice des acteurs de terrain qui demeurent le mieux armés pour trouver localement les solutions adaptées à leur public et leur territoire. Nous devrons reconnaître cet engagement et valoriser cette agilité.
Comme correspondant académique pour l’éducation prioritaire dans l’académie de Créteil, j’ai développé depuis cinq ans avec les chefs d’établissement et les IEN de riches relations pédagogiques. Cette confiance professionnelle réciproque permet aujourd’hui de construire des synergies fécondes dans les territoires les plus défavorisés de notre académie.
La continuité pédagogique représente un risque majeur d’explosion des inégalités socio-scolaires.
La présence d’IA-IPR référents dans les réseaux d’éducation prioritaire renforcés (REP+) constitue un véritable atout pour la mise en place d’une continuité pédagogique juste, équitable et inclusive. En effet, au delà des conditions matérielles et organisationnelles, la continuité pédagogique bouleverse profondément les schémas classiques d’enseignement et d’apprentissage. Elle représente également un risque majeur d’explosion des inégalités socio-scolaires.
Notre rôle consiste donc à mutualiser, partager, écouter mais aussi à rappeler fermement le cadre éthique dans lequel s’inscrit cette continuité pédagogique qui ne doit laisser aucun élève sans école et sans apprentissage.
Je ne connais pas la situation dans les autres académies mais dans l’académie de Créteil l’expertise et l’expérience des corps d’inspection du second degré n’ont été que très peu sollicitées. Nous avons accompagné les équipes disciplinaires en communiquant à distance sur les ressources et outils disponibles mais notre connaissance fine du territoire n’a que très peu été convoquée pour éclairer les décisions et les choix stratégiques.
Les inspecteurs et inspectrices auront un rôle important pour rebâtir après cette crise une École plus juste et plus équitable, une École intégrant pleinement ses partenaires et enfin une École reconnaissant l’apport à égale dignité de tous les acteurs de la communauté éducative.
Nous sommes des professionnels profondément inscrits dans un territoire qu’il soit géographique ou disciplinaire, nous sommes des passeurs et des connecteurs d’informations les transformant ainsi en véritables connaissances indispensables au système éducatif.
Notre voix porte auprès des enseignants qui nous reconnaissent une expertise pédagogique et qui, pour les plus jeunes, ont besoin de notre écoute et notre bienveillance.
Pour toutes ces raisons, les inspecteurs et inspectrices auront un rôle important pour rebâtir après cette crise une École plus juste et plus équitable, une École intégrant pleinement ses partenaires et enfin une École reconnaissant l’apport à égale dignité de tous les acteurs de la communauté éducative.
J’ai pu animer plusieurs « ateliers virtuels » avec des chefs d’établissement et des enseignants d’éducation prioritaire. La célébration des réussites a permis de créer une dynamique autour de belles innovations ou surprises. Ici, un élève habituellement très réservé capable de faire preuve d’initiatives au sein d’une classe virtuelle ; là des élèves développant des solidarités de classe pour aider les camarades sans matériel ou encore des familles « invisibles » qui se rapprochent de l’École pour venir chercher les activités.
En même temps ce ne sont que quelques perles au sein d’un journal du confinement marqué par de profondes inégalités d’accès aux apprentissages. En dehors des conditions de vie et des problématiques matérielles, la distance physique avec l’enseignant a laissé les élèves les plus fragiles démunis et bien seul pour apprendre.
La place du numérique dans la continuité pédagogique et le rôle des familles dans les apprentissages scolaires ont profondément bouleversé le regard de la société sur l’école. L’implication des enseignants dès les premiers jours de confinement a été saluée par les parents qui ont pu mesurer leur investissement exceptionnel.
Après cette première phase du confinement, l’attention s’est déplacée vers tous les « oubliés » de la continuité pédagogique.
Dans certains collèges REP+ de l’académie, ce sont en réalité près de 30% d’élèves qui n’accèdent plus aux apprentissages. Ces jeunes et leur famille sont conscients que contrairement à eux d’autres profitent pleinement des moyens mis en œuvre pour poursuivre le chemin scolaire. Ils mesurent parfaitement l’injustice dont ils sont les victimes. On peut craindre pour la cohésion sociale et pour la qualité du lien entre l’École et certaines familles.
Les chiffres officiels de 5 à 8 % d’élèves décrochés masquent une extrême diversité de situations…
Peut-on accepter, dans la patrie des droits de l’Homme, que près d’un million[1] d’écoliers, de collégiens et de lycéens soient privés d’apprentissages en raison de leurs conditions de vie, de leur origine sociale ou de leur équipement numérique ?
La question de la reprise de l’École est apparue au cœur du troisième temps du confinement. Annoncée comme sanitairement sécurisée, socialement différenciée et collectivement pensée, elle divise la population et les enseignants. Les élèves des milieux les plus défavorisés qui ont été les plus fragilisés par ce confinement ont besoin de reprendre espoir en retrouvant un lien direct avec les enseignants et les apprentissages scolaires, ils doivent être prioritaires et piloter les conditions pédagogiques de la reprise.
Ils devront également être au centre de l’organisation de la rentrée 2020 pour leur permettre de reprendre confiance en leur capacité à réussir. Le référentiel de l’éducation prioritaire pourrait constituer un cadre pertinent pour penser toute l’école de demain, il pourrait nous guider dans notre accompagnement des équipes.
Les élèves des milieux les plus défavorisés ont besoin de reprendre espoir en retrouvant un lien direct avec les enseignants et les apprentissages scolaires…
Quelles conséquences aura cette crise sur le développement de l’instruction dans la famille ? Quels impacts aura la continuité pédagogique sur la place du numérique dans l’enseignement ? Quelles nouvelles compétences professionnelles sont-elles à développer ? Comment repenser la formation des enseignants ? Toutes ces questions devront être collectivement et rapidement abordées.
La crise a renforcé la nécessité d’une explicitation des enseignements vers toutes les familles et plus particulièrement celles qui sont éloignées des codes scolaires.
Les acteurs de la première ligne éducative ont démontré que même en l’absence de prescrits ils étaient capables d’assurer dans l’immense majorité un travail de continuité pédagogique efficace et de qualité. Cela doit nous encourager à faire confiance aux équipes enseignantes et de direction à co-construire une autonomie responsable et garante des valeurs de l’École.
L’autonomie souvent évoquée par l’institution n’est que rarement favorisée dans le quotidien du pilotage par les différents échelons de responsabilité. Elle est imaginée comme un prérequis et non comme une finalité du développement professionnel des personnels d’encadrement et d’inspection. La doctrine actuelle du management éducatif prétend s’appuyer sur les capacités d’un leader pédagogique charismatique au lieu de l’imaginer bâtie sur la diversité des compétences d’un collectif.
L’autonomie est avant tout une interdépendance qui libère et responsabilise en facilitant le travail coopératif et l’intelligence collective.
Elle s’accompagne d’une capacité à régulièrement s‘évaluer et rendre-compte auprès de tous les acteurs. Elle se structure autour d’objectifs co-construits et dans un cadre de valeurs partagées.
Nous devons collectivement faciliter et développer cette autonomie pour répondre aux défis que l’École va devoir affronter après cette crise sanitaire, sociale et scolaire.
[1] Calcul effectué à partir des données de « L’éducation nationale en chiffre 2019-DEPP » et en prenant la valeur de 8% d’élèves « perdus » annoncée par le ministère.