Argentine : six mois après l’arrivée de l’extrême droite

Publié le jeudi 4 juillet 2024 par Dominique Bruneau

En décembre dernier, l'Argentine élisait Javier Milei Président, un candidat issu de l'extrême droite. Que s'est-il passé en six mois ? Comment ont évolué les droits notamment des femmes et en matière d'éducation ? Témoignage de Marine Dettori, enseignante au Lycée Jean Mermoz de Buenos Aires.

Habitant en Argentine depuis 10 ans, Marine Dettori enseigne dans le premier degré au Lycée Franco-Argentin jean Mermoz de Buenos Aires.
La très grande majorité des élèves accueillis sont argentins et proviennent d’un recrutement local, les élèves provenant de personnels expatriés étant vraiment marginaux. Le public accueilli est plutôt aisé car c’est un lycée privé payant. Elle y enseigne toutes les matières sauf l’EPS, la musique, l’art visuel et l’anglais.
Face à la possible arrivée de l’extrême droite au pouvoir en France, la CFDT Éducation Formation Recherche Publiques a souhaité avoir plus d’informations sur la situation en Argentine sept mois après l’arrivée de Javier Milei, président issu de cette mouvance politique.

Comment l’Argentine, qui a connu jusqu’en 1983 la dictature militaire peut, 40 ans après, retomber dans un gouvernement piloté par un Président d’extrême droite ?Argentine : interview de Marine Dettori enseignante au Lycée Jean Mermoz de Buenos Aires

En Argentine, il y a une sorte d’amnésie générale sur cette période.
L’un des piliers de l’Argentine, c’était le « nunca mas » en français : « plus jamais cela ».
Cela était ancré dans les mœurs politiques, gouvernementales, sociétales mais en réalité, je pense qu’une grande partie de la population n’était pas vraiment contre ce système de dictature mais ne disait rien.
Depuis 1983, la population votait plutôt à droite, se reconnaissait plutôt conservatrice mais surtout ne s’exprimait pas. Depuis près de quinze ans que je viens en Argentine et dix ans où j’y habite, j’ai pu voir plusieurs gouvernements de gauche, plusieurs gouvernements de droite fonctionner.
Je dirai que l’on a une balance dans le pays d’une élection à l’autre entre le droite et la gauche. L’Argentine notamment les européens appréciaient le pays car il n’y avait pas d’extrême droite.
Ce n’est pas un pays où il y a du racisme, les gens profitent d’une grande liberté et la population peut s’exprimer, notamment les minorités comme les LGBTQIA+.
Ce discours, on l’entendait couramment il y a 5 ans encore. Le problème c’est que tous les gouvernements qui ont œuvré depuis une dizaine d’années ont été décevants pour une grande partie de la population. Certains libéraux conservateurs ainsi n’étaient pas d’accord avec les aides sociales et le mariage pour tous, des décisions prises par le gouvernement de gauche.
Quand la droite est arrivée au pouvoir, une crise économique s’est déclarée. L’Argentine a alors emprunté des milliards au FMI, l’austérité dans le pays a été très forte provoquant le mécontentement de la population. A partir de là, les Argentins ayant essayé la droite et la gauche, les deux partis traditionnels, ont voulu se tourner vers Milei qui sortait de cette alternance pour tenter autre chose.

Que reprochaient les Argentins aux gouvernements de gauche et de droite ?

Depuis toujours, l’Argentine a une inflation incompréhensible pour le reste du monde.
Certains mois, il y avait 120 % d’inflation. Certains mois on payait l’électricité 10 € et le mois d’après 40 €. Si l’Argentin est très fier de son pays, il souhaite que le système politique et économique fonctionne comme en Europe ou aux Etats-Unis. Cela ne peut pas fonctionner dans un pays qui a une crise monétaire très importante, où le pays économiquement s’est effondré notamment en 2001. Les gouvernements ont essayé d’appliquer certaines politiques « occidentales » en Argentine qui n’ont pas permis de résorber cette inflation.
Du jour au lendemain, les gens ne pouvaient plus acheter des œufs, du lait, des produits de première nécessité. La spéculation des entreprises est énorme, notamment dans l’agroalimentaire qui vise l’augmentation des prix. Les prix des marchandises sont donc augmentés à l’avance, tout comme les loyers.
Le rêve des Argentins, c’est d’économiser en dollars, une monnaie sûre qui ne varie pas. Dès lors, ils transformaient leurs salaires en dollar vidant l’Argentine de cette devise. Depuis que je vis en Argentine, on court toujours après l’inflation mais on n’arrive jamais à la rattraper avec son salaire d’où de nombreux problèmes de pouvoir d’achat. Tout augmente, sauf les salaires. Cela épuise bien évidemment les Argentins. Milei, avec son discours leur a dit qu’ils allaient gagner en dollar, un discours simpliste qui a fait mouche car c’est ce que les Argentins voulaient entendre.

Comment se répartit la population en termes de richesse en Argentine ? Est-ce que cela a influencé le vote « Milei » ?

La pauvreté en Argentine est énorme. 55 % de la population argentine vit sous le seuil de pauvreté.
A côté de cela existe une classe moyenne et des familles qui ont énormément d’argent. Si les favelas n’existent pas, on possède en Argentine des « villas » – des bidonvilles en fait – y compris à Buenos Aires. Pour ce qui concerne le vote, l’Argentine est un pays fédéral. Par exemple, Buenos Aires est une ville autonome, toutes les provinces possèdent une certaine autonomie. Ce qui a beaucoup pesé au-delà du vote « fatigue, ras le bol », c’est le vote des propriétaires de terres (pas les agriculteurs) et d’une grande partie du Nord de l’Argentine, une région extrêmement conservatrice. Cette région est très religieuse, très catholique où les communautés LGBTQIA+ par exemple n’y ont pas leur place.
Milei qui est anti système, anti-femme, anti-diversité, est pour le patriarcat et contre ces communautés et y a trouvé pleinement un terrain favorable à ses idées. Beaucoup de jeunes ont également voté pour lui pour son côté « rigolo » et sa forte présence sur les réseaux sociaux.

Qui est Javier Milei ?

Milei se dit économiste mais il n’a jamais montré ses diplômes.
Il vient avant tout du monde de la télévision où il était chroniqueur pour de nombreux talk-show ou télécrochets. Il était très fort pour faire le buzz à la télévision.
En Argentine, on l’appelle « El Loco », le fou. Sur les plateaux télés, il disait que les politiques étaient nuls et que lui avait la solution. Ses chroniques faisaient rire tout le monde, ces émissions lui ont servi de tribunes. Ce personnage singulier, apprécié pour ses pitreries, a fini par être beaucoup suivi sur les réseaux sociaux notamment par les jeunes. Cette notoriété est vite devenue virale et il l’a utilisée. Milei, qui se dit contre les hommes et les femmes politiques a su trouver les mots, la façon de faire pour apporter une autre parole plus « neuve » sur le papier.
Il s’est engouffré dans cette fissure de l’opposition droite / gauche, contre la caste politique existante et a dit qu’il trouverait des solutions à l’inflation galopante et au travail au noir de la population. Il a eu un discours simple comme par exemple « la santé publique n’est pas efficace, on va changer cela », ou encore « on va supprimer des ministères car cela coûte cher ». En fait c’est un peu un vote « ras le bol » de la part des Argentins.
On a beaucoup entendu « il faut essayer » pendant la campagne.

Depuis son élection, qu’a-t-il fait ?Argentine : l'inflation est un problème important pour le pouvoir d'achat des Argentins

Il a été élu pour son programme anti-gouvernement.
Son programme était basé sur le fait que l’État dépensait trop d’argent pour son fonctionnement. On a beaucoup entendu : il y a trop de fonctionnaires, des gens sont payés mais ne travaillent pas, et ne viennent pas (ce qui peut-être vrai), des ministères sont inutiles comme par exemple le Ministère du droit des femmes ou le Ministère de l’éducation.
Une fois élu, il a effectivement supprimé le Ministère du droit des femmes, celui de l’éducation, du tourisme et des sports et le ministère de la culture.
Il les a tous regroupés sous le nom du Ministère du Capital Humain. Il a licencié une grande partie des fonctionnaires de ces ministères notamment en ne permettant pas à de nombreux contractuels d’accéder au statut de fonctionnaire. Pour lui, c’est une réforme anti-caste. Il a ensuite fortement réduit les effectifs du principal institut de recherche argentin (l’équivalent du CNRS) en disant que les scientifiques ne servaient à rien. Il a fait cela de façon brutale en ne leur permettant pas le matin d’accéder à leur bureau, et ce, sans courrier préalable. Cela, c’est ce qu’il a fait rapidement avec peu de contraintes, peu d’opposition grâce à ses manœuvres politiques.
Ensuite, il s’est attaqué au taux de change entre le dollar et le peso en montant le taux du dollar par rapport au peso.
Mais il est surtout parti en guerre sur tout ce qui vient du public.
Milei considère par exemple honteux que tout le monde puisse aller se faire soigner à l’hôpital public, tout le monde pas tout à fait surtout les étrangers, les touristes et ce gratuitement, car, à la différence de la France, une personne qui a besoin de soins n’avance aucun frais y compris pour une hospitalisation.
Pour l’éducation idem. Il considère que l’éducation publique devrait être réservée à une partie de la population qui ne peut se payer l’école privée. De plus ces jeunes, ces familles doivent être exemplaires du point de vue de leur comportement (pas de travail au noir, pas de délinquances…).
Il veut mettre en place un système de ticket pour les familles qui devront aller chercher un billet mensuel leur permettant d’inscrire leur enfant à l’école ou pour pouvoir se faire soigner à l’hôpital. Pour obtenir ce ticket, elles devront prouver leur bonne conduite ou le fait d’être étranger avec des papiers en règle. Cette réforme est en cours.

A-t-il modifié le droit social en Argentine ?

Il vient de faire passer la « lei bases » qui réforme le droit du travail.
Désormais, plus aucune indemnité pour licenciement. Les employeurs et les employés devront prendre un service privé d’assurance pour couvrir cette éventualité.
La période d’essai pour un travailleur est passée à une année dans les entreprises et les administrations, au lieu de trois mois auparavant.
Le congé maternité a été abrogé, auparavant les employeurs avaient la recommandation de laisser partir les femmes enceintes trois semaines avant la date prévue de l’accouchement. Les femmes ne peuvent plus partir que dix jours avant la date prévue de l’accouchement.
Les syndicats sont devenus les ennemis de Milei. Il a réussi à faire passer une loi permettant aux employeurs de licencier des syndicalistes qui accompagnent des salariés souhaitant une régularisation de leurs droits, notamment en cas de travail au noir.
Ensuite, tout groupe de 10 personnes qui souhaite faire une manifestation, une réunion, même sans être étiqueté syndicat peut entrainer le licenciement des personnes constituant ce groupe, sans préavis, sans indemnité.
Il veut supprimer le droit de grève car cela entrave le fonctionnement des entreprises. Les personnes n’ont plus le droit de manifester au milieu des rues mais sur les trottoirs sous peine d’emprisonnement préventif. D’ailleurs lors de la dernière manifestation le 15 juin, une cinquantaine de personnes ont été arrêtées, 10 le sont encore au motif d’apologie de coup d’État et de terrorisme. Parmi elles, deux personnes de 78 ans.

Comment réagi la population ?

On a une partie de la population qui disait « Milei va réussir à virer ces politiques, ces hauts fonctionnaires qui ne font rien » qui a voté pour lui. Pourtant, la première chose qu’il a faite en arrivant au pouvoir a été d’augmenter le salaire des hauts fonctionnaires et lui-même.
Ensuite, celles et ceux qu’il accusait de terroristes pendant la campagne, il les a pris dans son gouvernement comme l’ancienne candidate conservatrice qu’il a nommée ministre de la Sécurité.
La caste politique en fait reste la même et le népotisme reste très important.
Beaucoup d’argentins se rendent donc compte qu’il a oublié les principes posés durant la campagne et qu’il ne fait pas ce pour quoi il avait été élu.
Les ministres sont des amateurs qui ne connaissent pas les dossiers et Milei dit à qui veut l’entendre que lui il fait ce qu’il veut. Si dans les premiers mois, malgré les mesures terribles, il y avait peu de manifestants dans les rues, on voit aujourd’hui plus de gens s’opposer à ces mesures. Attention, en Argentine, les gens sont très peu à quitter leur travail pour aller manifester. Les syndicats sont actifs et font des rassemblements qui rassemblent surtout des militants. Milei et beaucoup d’argentins pensent que les gens qui vont manifester sont payés pour le faire, ce discours passe bien auprès de la population. Beaucoup de gens utilisent les réseaux sociaux pour critiquer le gouvernement. L’inflation qui était la principale raison de son arrivée a freiné, et même si c’est artificiel car les mesures ne sont pas tenables dans le temps. Aussi, pour beaucoup d’argentins et notamment la classe moyenne, il a réussi. Les gens ont un peu plus de pouvoir d’achat du fait de cette stabilisation.

Quels changements notables en matière d’éducation ?

Milei aura du mal à changer beaucoup de choses car l’éducation est une compétence fédérale.
On a deux systèmes en Argentine, l’école publique et l’école privée. On peut voir dans les populations qui sont accueillies respectivement la différence de classe sociale des familles en fonction des écoles. L’école publique est avant tout fréquentée par des familles ayant peu de ressources. Quand on a un peu de moyens, les familles choisissent des écoles privées catholiques, bilingues et surtout payantes.
Comme dans les années 90, les enseignants ont mené de nombreuses grèves pour leurs salaires car  payés une misère, l’école publique garde une image où les enseignants ne travaillent pas et font toujours grève.
Milei a utilisé cette image des enseignants de l’école publique pour creuser encore plus l’écart de mixité de population entre les établissements scolaires privés et publics. Pour lui, le niveau du public est très faible, les enfants ne font rien, les professeurs sont nuls donc il faut encore moins les payer. Il a ainsi réussi à baisser le salaire des enseignants. Certains gouverneurs fédéraux ont réussi à compenser cette décision notamment au sud de l’Argentine ou à Buenos Aires, mais des provinces n’ont pas eu les moyens de le faire.
Ensuite, le Président a décidé de donner des bourses pour les familles qui choisiraient de scolariser leurs enfants dans le privé. Il veut une migration des familles de classe moyenne vers le privé.
Autre volonté de sa part, supprimer les programmes d’éducation à la sexualité à l’École jusqu’alors obligatoires en Argentine. Il pense que ces programmes sont faits pour endoctriner les élèves, en faire des gays, des lesbiennes. Il explique dans les médias que l’on montre des films pornographiques dès la maternelle aux enfants dans les écoles publiques. Le problème, c’est qu’il est en train de réussir car beaucoup le croient. On n’est pas à l’abri maintenant de vouloir de sa part revoir les faits historiques du pays même si cela paraît difficile. La dictature a marqué la population et notamment « les mères de la place de mai ».
Ce gouvernement et Milei considère que la dictature n’est juste qu’un excès. Pour lui, les profs sont des « woke » et endoctrinent les élèves donc attention à ce que Milei et son gouvernement pourraient encore faire.

Qu’en est -il du Droit des femmes ?Argentine : le droit à l'avortement est attaqué par le pouvoir de Milei

Il a clairement dit qu’il était contre l’avortement dès son élection, contre le fait de mettre en place un serveur téléphonique réservé aux violences faites aux femmes. Le Ministère du droit des femmes a été supprimé, le serveur téléphonique perdure mais c’est un répondeur aujourd’hui.
Il veut maintenant abroger cette Loi sur l’avortement acquise il y a deux ans en Argentine et le reconsidérer comme un crime. Pour lui l’embryon doit pouvoir être libre de choisir sa destinée et non la femme qui le porte.  Ce n’est pas encore dans l’agenda politique mais cela devrait arriver bientôt. Le 8 mars dernier, une marche avec des milliers de femmes a eu lieu pour rappeler ce droit. Milei a dénigré cette manifestation en accusant les manifestantes d’être des actrices payées par les ligues pro-avortement. Il a toujours ce discours misogyne en permanence. Pour lui, les féministes essaient de détruire l’Argentine.

Et l’avenir comment tu le vois ?

En Argentine, on croit toujours que quelqu’un va arriver et que cela ira mieux. L’avenir pour moi est compliqué : je suis dans l’éducation et une femme donc je ne coche pas les bonnes cases pour être sereine. L’avenir pour les personnes ayant peu de ressources risquent d’être particulièrement difficile car ce sont elles qui sont et vont être encore plus touchées, stigmatisées. On va clairement avoir un pays qui va fonctionner à plusieurs vitesses : ceux qui peuvent se soigner, avoir une mutuelle, envoyer leurs enfants dans les bonnes écoles et les autres. La fracture dans le pays va s’accroître. Les Argentins risquent de se réveiller une fois que le mal sera fait et il sera trop tard.

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