Interviewée par Jean-François Le-Clanche, une directrice d'exploitation agricole partage avec nous son vécu pendant la période de confinement.
Entretien avec une jeune agronome,
directrice d’exploitation agricole
Je suis agronome, en poste dans un lycée agricole depuis plusieurs années et je gère une exploitation agricole. J’adhère à la CFDT.
J’observe un confinement maximal car il y a une personne fragile dans mon entourage proche. Une collègue a été contaminée par le virus, elle a été au lit durant une semaine, elle été très fatiguée.
Dans le département, la situation est contrastée. Des zones sont plus touchées que d’autres. Seulement deux personnes ont été affectées dans mon établissement, une testée positive.
Je n’avais aucune habitude du travail à distance, je me suis trouvée devant le fait accompli. Il a fallu tout organiser en quatrième vitesse. Je suis également la maman de jeunes enfants. En quittant mon EPL le vendredi 13 mars, je n’avais pas soupçonné l’ampleur de la maladie. Je suis rentrée chez moi sans matériel. J’ai bricolé avec le matériel que j’avais à la maison et les documents que j’avais sur moi. A l’issue des deux premières semaines, lorsque j’ai appris que le confinement était prolongé, j’ai dû retourner dans mon EPL pour palier à ce problème matériel et récupérer les dossiers papier et informatiques qui me faisaient défaut.
Les 15 premiers jours ont été pénibles.
Quand j’ai pu déménager mon poste de travail à domicile, ça a été beaucoup mieux. Il a fallu ensuite que j’installe un coin bureau dans mon logement. On a aménagé une pièce inutilisée en urgence. Pendant les premières semaines, j’ai travaillé sur un écran microscopique, j’ai eu mal aux yeux et de fortes migraines. J’ai contacté mon médecin car ça n’allait pas. En récupérant un écran plus grand et un clavier, le problème s’est arrangé.
J’ai été tenté de demander une ASA. Je ne l’ai pas fait par solidarité avec mes collègues…
Au début du confinement, je voulais tout faire comme avant.
Le rythme était trop dense. Je travaillais le matin avant le réveil des enfants et après leur coucher, pendant la sieste aussi. Au bout de trois semaines, j’étais très fatiguée. J’ai été tenté de demander une ASA. Je ne l’ai pas fait par solidarité avec mes collègues pour que ma charge de travail ne s’ajoute pas à la leur.
Depuis, j’en fais moins pour garder la tête hors de l’eau. Je travaille sur les horaires de la sieste des enfants : 14H à 16H30 sur 6 jours. Je n’ai volontairement pas pris de congé pour ne pas prendre encore plus de retard dans mon travail. Mon téléphone professionnel est constamment allumé ; je réponds immédiatement si on me contacte et je donne une réponse.
Ce qui est compliqué, c’est que mes temps de vie (familiale et professionnelle) se superposent. C’est compliqué. Même en l’absence de temps de transport et en étant à l’aise dans mon habitation, je ressens une vraie fatigue mentale.
La hiérarchie, c’est le directeur. Je l’appelle quand j’ai des points à discuter avec lui. On a convenu de privilégier le contact téléphonique car les mails sont déjà assez nombreux par ailleurs. On a réalisé deux CODIR à distance. Le contact existe et sa fréquence me convient. Avec mes collègues, je les contacte par mail, je les tiens au courant chaque semaine de l’actualité de l’exploitation.
Il y a eu deux réunions à distance avec les représentants du personnel. Entendre leur voix, se voir, ça remet un peu d’humain dans le travail qui se gère beaucoup par mails interposés en ce moment ; c’est aussi intéressant de prendre conscience du vécu de la situation selon les angles d’approche des uns et des autres, cela élargit mon horizon. Ça permet de maintenir le lien et ça me suffit.
Prendre conscience du vécu de la situation selon les angles d’approche des uns et des autres, cela élargit mon horizon.
Au niveau de nos fournisseurs pour l’exploitation : aucun problème d’approvisionnement. Il faut juste anticiper certaines commandes : aucune inquiétude à avoir de ce côté-là.
Au niveau de nos clients pour l’exploitation : nous effectuons la livraison de la production à une grosse coopérative agricole. Pas d’inquiétude à avoir sur la possibilité de vendre notre production car l’industrie agro-alimentaire marche à plein en ce moment. On peut avoir par contre une inquiétude sur le paiement de nos livraisons car les marchés sont néanmoins perturbés. Le prix payé aux producteurs est incertain à terme. On manque de visibilité sur leur évolution.
Avec les salariés, j’utilise « What’s app ». On met à profit cette application pour se tenir informés de l’actualité au jour le jour de l’exploitation. Les salariés ne travaillent pas tous en même temps dans l’exploitation. La période est encore calme au niveau des travaux agricoles mais on va entrer dans une période de plus forte activité. Pour le moment, la conciliation de l’activité avec le respect des gestes barrières et de la distanciation sociale est non seulement respectée mais ne pose pas problème mis à part la disparition de la pause-café collective du matin !
Je réponds à cette question en tant que maman : je suis devenue comme une maîtresse pour ma petite fille, activité qui m’était étrangère jusqu’à maintenant. Elle a une vraie soif d’apprendre. Lui donner un feutre et un coloriage, c’est insuffisant. L’institutrice nous téléphone une fois par semaine pour faire le bilan et donner la progression à suivre pour la semaine suivante, je me sens bien épaulée.
Ma fille travaille sur ses activités scolaires seulement 2H par jour, puis place aux activités du quotidien pour s’occuper et apprendre dans d’autres domaines. Précision : nous n’avons pas de télévision chez nous et nous sommes tout à fait opposés à l’usage des écrans par nos enfants !
Avec un créneau de 2H30 par jour, j’abats clairement moins de travail qu’en temps normal. De plus, ce temps est bien moins efficace car, à distance, beaucoup de choses prennent plus de temps. J’ai plus de difficultés pour obtenir l’information que j’obtenais très facilement en étant sur place. Il y a une inertie à récupérer l’info, à la traiter, à la diffuser. Je ne travaille pas sur le même tempo que mes collègues, il y a un décalage dans la passation d’informations qui est pénalisant.
Je ressens une certaine culpabilité du fait de ma situation familiale…
L’équipe de direction de l’EPL est masculine et plus âgée. Je ressens une certaine culpabilité du fait de ma situation familiale et du fait que « je n’en fais pas autant qu’eux ». J’ai l’impression qu’ils ont plus de temps disponible pour le travail que moi qui suit à la maison avec mes enfants. Je remarque néanmoins que certains sont tout de même très fatigués.
D’autre part, au début du confinement, on s’est dit qu’on allait travailler en « mode dégradé » mais ma vision du mode dégradé peut diverger avec celle de mes collègues car nous n’avons pas toujours la même perception de ce qui est urgent et/ ou important. Ceci peut générer une tension.
La situation est inconfortable, j’ai envie de retourner à ma vie d’avant. L’utilisation de « What’s app » sera poursuivie après le confinement. Je confesse que ces outils de travail à distance me fatiguent car j’ai le sentiment qu’ils encouragent le multitâches en permanence. Avant même le confinement, j’étais moins connectée que la moyenne et distante avec ces outils. Leur utilisation est pour moi plus fatigante que libératrice.
Lorsque je prends du recul sur mon fonctionnement actuel, je pense beaucoup aux dieux et déesses indiens qui ont plusieurs bras ! Avec « seulement » mes deux bras, combiner travail à distance, continuité pédagogique et tâches du quotidien est un vrai marathon. La période est éreintante.
Solidarité. C’est vraiment le sentiment qui m’anime pour m’aider à tenir. On est tous dans le même bateau, il ne faut pas baisser les bras face aux difficultés du quotidien pour espérer un retour à la normale le plus rapidement possible.
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