Notre manière de travailler a brusquement changé après le confinement. Quelques témoignages viennent éclairer l'importance de cette mutation. Voici le second et dernier volet de ces récits d'expériences.
Cela fait plus de sept semaines que les établissements d’enseignement agricole (enseignement supérieur et technique) sont passés en mode « confinement ». Dès l’annonce de leur fermeture, le 14 mars, deux mots d’ordre ont guidé leur action : la mise en œuvre de la « continuité pédagogique » et si possible « travailler à distance ». Ces injonctions ont du jour au lendemain bouleversées le quotidien des apprenants comme celui des enseignants et des agents qui les encadrent. Syndicat proche du terrain, le Sgen-CFDT a réalisé une série d’interviews afin de recueillir le vécu de chacun dans la singularité de ce quotidien confiné.
ENSEIGNER A DISTANCE : UN CHALLENGE
Sans avoir pu vraiment anticiper un tel chamboulement dans leur pratique pédagogique, les enseignant·es ont par la force des choses du enseigner « autrement » et « à distance ». Cette situation tranche avec les pratiques habituelles où « les enseignants sont en première ligne dans le contact avec les élèves ». Ce changement est donc « un vrai challenge, car notre modèle repose sur un face-à-face pédagogique. L’enseignement à distance, lui, demande de connaître quelques techniques pour mobiliser les apprenants ».
Au départ, les élèves ont été bombardés de travail à faire…
Le démarrage a été un peu chaotique surtout lorsque « les règles d’utilisation n’ont pas été définies au départ, nous avons agi dans l’urgence et donc on subit de petits débordements». Il a donc fallu « apprivoiser » cette nouvelle façon d’enseigner car « au départ, les élèves ont été bombardés de travail à faire. La situation s’améliore. On travaille avec les mails privés et notre téléphone personnel. Officiellement, la direction a donné la consigne de ne répondre que pendant les heures de cours. Avec les élèves de bac pro, ça ne marche pas contrairement avec les BTSA. Les petits n’ont pas assez d’autonomie.»
L’enseignement à distance a réservé quelques surprises peu anticipées. Ainsi une enseignante a « rencontré une difficulté dans le passage des consignes de travail données aux élèves : il faut les répéter et les répéter puis les expliquer. Ce n’est pas toujours simple ! Dans certains cas, j’ai dû envoyer une explication audio individuelle ! ».
Tout le monde a dû assurer sa mission autrement…
Un adjoint précise que dans son établissement « tout le monde a dû assurer sa mission autrement. Les enseignants ont dû appréhender une autre façon d’enseigner. Ça a très bien fonctionné. Il y a eu un gros travail des enseignants. On a gardé l’emploi du temps au début. Très vite on a constaté une surcharge de travail. On a allégé l’emploi du temps, on a travaillé avec coordonnateurs. Les jeunes étaient perdus : ils recevaient des consignes par mail, sur d’autres supports. Ce n’étais pas facile de trouver l’info ».
Cette nouvelle façon d’enseigner favorise aussi l’émergence de questions nouvelles « le sujet, c’est comment on oriente et comment on accompagne nos étudiants et nos élèves face à cette pléthore d’outils, de plateformes et de contenus ».
Les ressources mises à disposition reçoivent un avis positif de la part de leurs utilisateurs : « Pronote, messenger : ces supports fonctionnent plutôt bien». « J’ai utilisé les ressources educagri.net, elles sont très bien faites pour ma matière. Les élèves apprécient ».
Les outils numériques ont des vrais atouts mais ne peuvent pas remplacer le contact direct…
Pour un enseignant-chercheur, « les outils numériques ont des vrais atouts mais pour moi, ils ne peuvent pas remplacer le contact direct, la réactivité, la spontanéité d’un présentiel. Détecter la chaleur et humidité d’un paillis, une odeur de piétin ou d’acétone, un courant d’air, le poids relatifs d’un équipement de traite, la souplesse d’une tubulure… cela ne se voit pas mais se sent…et je ne sais pas encore l’illustrer en vidéo ! »
Enfin, pour cet AESH, le fait de ne pas voir les élèves est un problème réel qui met en lumière l’importance du contact en présentiel : « rien de tel que le face à face et l’interaction ! C’est une évidence. Il y a le côté humain, l’expression. Je lis beaucoup sur le visage des autistes. Quand ils ne comprennent pas, là, ils ne le disent pas. En classe, je vois bien quand un élève autiste ne va pas, je le vois à sa tête. Là, je ne peux pas le voir et ça m’agace ».
Le présentiel n’est donc pas enterré ! Il conserve toute sa pertinence. On remarque que durant ce confinement, les enseignant·es ont fait preuve de réactivité, d’inventivité et de pugnacité. La continuité pédagogique a souvent rimé avec une inventivité pédagogique décuplée et beaucoup d’engagement.
GARDER LE LIEN AVEC SES COLLÈGUES ET SES COLLABORATEURS
Peu d’agents ont continué à travailler en présentiel dans l’enseignement agricole technique comme dans l’enseignement supérieur. La majorité des personnes a adopté le travail à distance. Cette modalité d’organisation du travail inédite a posé la question de l’organisation des échanges au sein des services, des établissements. Comment les agents communiquent-ils et échangent t-il des informations ? Quels moyens sont mobilisés ?
Rien ne vaut une pause-café pour échanger avec ses collègues…
Un constat s’impose pour cet agent qui considère suite au confinement que « le lien social en présentiel est un manque crucial même si nous pouvons communiquer par mail. Rien ne vaut une pause-café pour échanger avec ses collègues ».
Dans un établissement, une enseignante indique que « beaucoup de réunions « Zoom » sont organisées, par exemple des réunions avec les équipes « enseignants » et par niveau (…) Avec ma hiérarchie, j’ai une « visio » tous les deux jours pour faire le point avec l’équipe de direction. De toute façon, ils sont joignables à tout moment».Un autre agent précise que son « chef de service m’appelle une fois par semaine (à minima). J’ai aussi des contacts épisodiques avec d’autres collègues ».
Ce cas n’est pas isolé, dans un autre EPL, « on propose de se connecter deux fois par jour sur Educagri. Le directeur-adjoint communique par mail chaque jour et fait le point».Mon chef de service m’appelle une fois par semaine (à minima).
Le lien entre collègues reste assuré…
Un directeur adjoint confirme que « le lien avec les collègues est assuré : les enseignants ont mon numéro de téléphone portable. Au début de confinement, je ne maîtrisais pas la visio. Le portable permettait à chacun de me joindre facilement. Personne n’en a abusé. S’il y a un appel sur mon portable, c’est que le besoin est réel. Les réponses sont immédiates. Ce lien permet d’écouter et de rassurer. Pour les conseils de classe et les réunions de filières, on utilise « zoom ». En amont, je les prépare avec les coordonnateurs ».
Le travail à distance isole physiquement les individus mais les échanges entre collègues sont maintenus. Ils ont un caractère professionnel, ils peuvent aussi avoir pour objectif la convivialité, une marque de l’identité de l’enseignement agricole :
« On a créé un groupe « What’s app » entre enseignants ! On y fait d’autres envois que le boulot : ça fait du bien. C’est une chance de travailler au lycée XXXX. Il y a un vrai travail d’équipe, le collectif vit, les relations avec la direction sont bonnes ». « Le mardi matin et jeudi matin, on organise une pause-café virtuelle conviviale ouverte à tous. On se voit tous, on prend le café. Ce moment permet d’échanger les tranches de vie. C’est un petit bol d’air, on fait de l’humour, on rentre chez les collègues, c’est convivial. Des questions plus sérieuses sont aussi posées ».
Préserver des moments d’échanges informels et de convivialité virtuelle…
Cette pratique se retrouve également dans l’enseignement supérieur : « je participe à des « visio » et des « Chat » journaliers avec un ou des collèges de l’équipe qui jouent le jeu et cela déborde même hors horaire de travail pour partager la vie en famille et l’imagination en cuisine !!! On est aussi bien informés par la hiérarchie et le suivi des agents est bien organisé. Cette humanité actuelle et l’intérêt manifesté pour nos personnes mets cruellement en relief le manque d’humanité et de respect/considération qui était pour moi notre quotidien durant les temps dits « normaux » d’activité (hors collègues directs)».
Un directeur a intégré l’entretien de ces liens et la pratique du dialogue social dans le PCA de son établissement : « Quand on est rentré de vacances le 9 mars, le PCA a été mis en place. Chacun a su ce qu’il avait à faire. Le lundi après-midi de la rentrée, on a réuni la CoHS (avec les représentants du personnel) pour les informer du contenu du PCA. Je me suis rendu compte que le PCA ne contenait pas de volet social, et notamment l’organisation du suivi des relations sociales qui n’avait pas été intégré. Cette dimension est essentielle. Pour remédier, on a fait une plénière virtuelle d’EPL pour tous se voir. Cette initiative a été appréciée. On appelle avec les chefs de service les agents chaque semaine et on leur demande comment est leur moral. J’en reviens au PCA, pour moi, c’est aussi un plan de continuité social : il faut organiser le contact avec les collègues, les élèves. Le directeur d’un EPL est un manager. Il ne doit pas se résoudre à faire de la technique». Il y a certainement un enseignement national à retenir de cette initiative.
LA « FRACTURE NUMÉRIQUE » OBSTACLE À LA CONTINUITÉ PÉDAGOGIQUE ?
La mise en œuvre de la continuité pédagogique se fait en mobilisant prioritairement les plate-formes numériques et les outils de formation à distance. Si ces outils sont qualifiés par certains de « formidables », ils nécessitent d’avoir un équipement informatique adéquat et d’une liaison internet fiable. Dans l’enseignement agricole, majoritairement localisé en zone rurale et péri-urbaine, ceci aurait pu poser un problème insurmontable. La réalité des choses est un peu différente…
Pour cette secrétaire, la mise en œuvre du travail à distance n’est pas facile car « dans les familles modestes qui ont fait le choix de ne pas avoir internet (pour raison budgétaire), je ne vois pas comment faire. Le télétravail, c’est pour les familles aisées ».
Ailleurs, « dans les Vosges, il y a des zones blanches. Il n’est pas toujours facile d’atteindre certains élèves isolés ». En Normandie « Il y a aussi des « zones blanches » où « les débits de connexion sont bas. Les élèves téléchargent des cours, travaillent par mail. Le recours à la solution du courrier est compliqué : il y a des délais de traitement, l’arrivage prend deux ou trois jours ».
Ce que nous demande cette crise, c’est un grand bond en avant…
Quand le numérique est en échec, la solution papier prend le relais : « Il y a aussi quelques élèves en zone blanche. Un secrétariat dans l’EPL s’en occupe. La version numérique des ressources donnée aux élèves est imprimée par la secrétaire et adressée par papier courrier. Ce dispositif « papier » concerne 3 élèves sur 50 que je suis. »
Cette solution est mise en œuvre exceptionnellement et ne concerne que peu d’élèves. Il y a des raisons à cela car « les élèves sont tous équipés d’un ordinateur grâce au conseil régional Grand-Est. On est un lycée 4.0, heureusement car sinon, ça serait la cata ! ». Sur un autre territoire, « une quarantaine de tablettes qui servaient aux épreuves mais aussi des clés 4G et des cartes Sim ont été distribuées, ainsi que des ordinateurs portables ».
C’est que suivre des cours à distance, en particulier sous format vidéo, se révèle gourmand en bande passante comme en volume de données téléchargées : « Les forfaits internet réduits dont disposent nombre d’étudiants du sup atteignent rapidement leur limite ». Au final, « ce que nous demande cette crise, c’est un grand bond en avant« .
Les limitations de bande passante se posent également pour des connexions de type ADSL ou avec des box 4G lorsqu’elles sont utilisées à domicile par une famille confinée dont les parents télétravaillent « le problème est que tout le monde tire en même temps sur un réseau dimensionné pour des usages personnels, et la connexion devient vite poussive ». « Il y a un problème avec les fratries qui sont obligés de partager un ordinateur ». « Il y a des familles nombreuses et un seul ordinateur pour tous: cet état pose soucis ».
QUE FAIRE QUAND ON EST « SANS NOUVELLE DES APPRENANTS ? «
Les médias ont vite mis en lumière des cas d’élèves en décrochage scolaire, notamment dans les lycées professionnels de l’Éducation Nationale. Dans l’enseignement agricole,
les directeurs, les CPE, les AE, les enseignants se sont tous mobilisés pour éviter de voir leurs élèves ou leurs étudiants décrocher. Un réel effort de suivi a été engagé :
« Dans mon établissement, nous avons réussi à garder le contact avec la quasi-totalité des élèves, grâce au travail de suivi des CPE, qui ont un rôle déterminant pour les relancer et les encourager. Nous avons malgré tout perdu le contact avec 3 % des élèves et nous avons des contacts peu fréquents avec 1,5 % d’entre eux. Le confinement révèle des phénomènes que nous connaissions déjà : ceux que nous n’arrivons pas à joindre sont ceux qui ont du mal à venir tous les jours en cours. »
Les CPE s’occupent plus particulièrement des décrocheurs...
« Il y a quelques décrocheurs. Ils sont connus et ce décrochage n’est pas une surprise. Ils ont été absents régulièrement avant le confinement. Souvent, ces jeunes ne sont pas suivis par leurs parents ».
La stratégie pour les ancrocher, c’est le contact et la persévérance des équipes à maintenir le contact, avec les apprenants, avec les familles :
« Les enseignants envoient aux CPE la liste des jeunes injoignables ou qui travaillent peu. Avec les AE, on les contacte. On a appelé tous les élèves depuis 15 jours pour faire le point et identifier les problèmes ».
« Les CPE s’occupent plus particulièrement des décrocheurs. On les suit. Le profil type des décrocheurs n’est pas une surprise pour nous : ce sont des jeunes qui étaient déjà en difficulté (scolaire, sociale, familiale…) et identifiés. En persévérant, on a récupéré ceux qui décrochaient grâce à de nombreuses heures passées au téléphone ».
Et ça marche ! Les équipes épaulés par les directeurs.trices ne comptent pas leur temps pour appeler les familles. Cette persévérance bienveillante porte ses fruit : les chiffres parlent d’eux-même, il y aurait seulement 5 % de décrocheurs dans l’enseignement agricole. Un chiffre modeste qui sera toujours trop élevé pour ceux qui ont a cœur la réussite des élèves/ étudiants/ apprentis.
Déconfinement, organisation de la rentrée, recrutement des élèves : un avenir qui inquiète
Les enseignant·es comme les apprenants sont inquiets de l’avenir qui leur est réservé. En premier lieu, « l’organisation des examens et du déconfinement inquiète ». Depuis l’entretien, les ministères de l’Éducation Nationale et de l’agriculture ont commencé à diffuser des arrêtes et des notes de service pour organiser les examens de la session 2020.
Une collègue de l’enseignement supérieur confesse que « c’est difficile de se projeter, notamment sur le retour au bureau. Pour moi, c’est insurmontable. Je me suis pourtant coupée de la télé. Ce coronavirus, plus on avance, moins on en sait. On fait du télétravail à temps plein. Moi qui n’avais jamais pratiqué le télétravail, je trouve que c’est pas mal. J’ai cependant hâte de retrouver mes collègues ».
La question du déconfinement et des conditions du retour au travail est posée. Le confinement tout comme le déconfinement sont une réelle source d’angoisse partagée et forme certainement un marqueur fort du moment singulier qui est vécu.
Des « Portes ouvertes » virtuelles pour recruter…
Une autre difficulté est anticipée, celle de l’organisation de la rentrée « de septembre et le recrutement des élèves. Quels effectifs aura-t-on à la rentrée ? Nous n’avons pas pu maintenir l’intégralité des portes ouvertes qui avaient été programmées. Pour compenser, on se bat, on communique, on « facebook ». On est tous inquiet, notamment la direction. Une seule porte ouverte a été réalisée avant le confinement. ».
Pour palier à l’impossibilité d’organiser ces événements, l’animation de « Portes ouvertes » virtuelles est retenue : « Chacun a fait une vidéo courte. Tout le monde a joué le jeu. Il y a eu 15 vidéos en tout. Tous les jours, 6 familles prennent contact et nous faisons une visite virtuelle de l’EPL avec elles. Le recrutement de septembre sera essentiel. Les visites virtuelles et le contact humain est assuré. Le contact par téléphone est possible ainsi que des rendez-vous individuels ».
Le recrutement des élèves est un enjeu fort pour l’enseignement agricole, engagé depuis plus d’un an dans une grande opération de reconquête des effectifs qui commençait, avant l’épidémie, à porter ses premiers fruits. Demain, verra t-on le nombre d’élèves inscrit dans un lycée agricole baisser dramatiquement ? L’enjeu est de taille…
Enfin, un professeur de l’enseignement supérieur fait un vœux « Il y aura un avant et un après, psychologiquement et humainement. La relation avec les élèves et les collègues va évoluer : les liens se sont resserrés. Le soutien avec la direction est réel. Une fois que tout ceci sera passée, j’espère que ces acquis ne seront pas oubliés ».
Le Sgen-CFDT remercie l’ensemble des personnes qui ont bien voulu témoigner et nous accorder un peu de leur temps pour parler de leur travail en mode confinement.
Pour lire les témoignages d’autres agents de l’Enseignement agricole public :
• Confinés : des agents de l’enseignement agricole public témoignent – Volet 1
• Confinée : Fatna Ghorzi, technicienne à Agrosup-Dijon témoigne
• Confiné : Témoignage de Pierre Guy Marnet, Professeur à l’Institut Agro de Rennes
• Confinée : Maria Saunier, CPE dans l’enseignement agricole témoigne
• Confinée, une AESH en lycée agricole témoigne
• Confinée : une jeune agronome en Lycée agricole témoigne
• Confinée, Marie-Pierre, professeure certifiée de l’enseignement agricole témoigne
• Confiné : Eric Guibert, secrétaire général du Lycée de Toulouse-Auzeville témoigne