La crise sanitaire a bouleversé nos vies, suscitant beaucoup de réactions dans les médias.
Profession Education a interrogé Maxime Gignon sur les spécificités de cette pandémie, son évolution, l'état des connaissances et les différents niveaux de maîtrise constatés et attendus.
Une crise sanitaire à maîtriser. Questions à Maxime Gignon. Un extrait de cet entretien, réalisé par Thierry Fratti et Philippe Antoine, a paru dans le dossier « Déconfinement : le combat continue » du no 275 (mars-avril-mai 2020) de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Maxime Gignon, vous avez trois casquettes différentes : épidémiologiste, préventeur et universitaire. Quel mot vous vient à l’esprit pour qualifier cette crise sanitaire ?
C’est une période exceptionnelle par définition. On a eu à faire face à un épisode inédit dans l’Histoire — en tout cas, la génération actuelle n’avait jamais été confrontée à un événement d’une telle ampleur, avec un risque émergeant. Pour l’épidémiologiste que je suis, c’est passionnant sur le plan intellectuel et professionnel, parce qu’on se retrouve face à une maladie qu’on ne connaît pas du tout et qu’on doit comprendre le mieux possible pour mettre en place les stratégies de prévention et chercher les traitements nécessaires.
Pour l’épidémiologiste que je suis, c’est passionnant sur le plan intellectuel et professionnel…
Ce qui m’a frappé dans cette crise, c’est l’extraordinaire adaptabilité dont notre système, notamment en France, a fait preuve pour réagir face à ce nouveau virus. Quand on regarde un peu l’histoire des épidémies en France, auparavant il fallait plusieurs mois, plusieurs années pour comprendre et maîtriser une épidémie. Et là, en quelques semaines, on a réussi à accumuler une grande quantité de connaissances scientifiques ; grâce aux travaux des collègues chinois, qui ont été les premiers concernés, puis grâce à l’ensemble des équipes de recherche de la planète. Cette somme de connaissances nous a permis de réagir. Le système de santé et le service public hospitalier français, souvent critiqués et dénigrés, ont fait preuve d’une capacité d’adaptation franchement phénoménale.
En quelques semaines, on a réussi à accumuler une grande quantité de connaissances scientifiques.
Que pensez-vous des prises de décision nationales par rapport à l’évaluation des risques ?
Comme épidémiologiste, j’ai toujours été raccord, tant sur l’évaluation du risque que sur les mesures mises en œuvre. On peut certainement trouver des points de critique… mais qui peut prétendre être irréprochable dans la gestion d’une crise inédite d’une telle ampleur ! Je pense qu’il faut faire preuve de modestie car la critique est aisée, mais l’art est compliqué.
Globalement, les choses ont été bien gérées. On l’a vu encore lors des annonces du Premier ministre et du ministre de la Santé sur l’adaptation du déconfinement en fonction du risque épidémique : effectivement, le virus circule actuellement très peu sur l’ensemble du territoire — à quelques rares exceptions —, mais nos capacités de test, notre système d’information épidémiologique nous permettent de le suivre en direct et d’adapter les mesures.
On a tout de même entendu qu’il n’y avait pas assez de masques et que la France était très en retard…
Oui, on a manqué de masques de manière globale. Si on n’en avait pas manqué, les stratégies auraient été probablement différentes. Dans l’hôpital où j’exerce, nous n’en avons pas manqué, mais on a dû développer une stratégie de gestion des stocks, car nous n’avions pas de visibilité sur les approvisionnements. On a misé sur une utilisation pertinente, raisonnée, des dispositifs pour éviter de les utiliser de manière inappropriée. Ces tensions sur les approvisionnements ne sont pas neutres en termes d’impact sur l’épuisement professionnel des personnels. Mais globalement, au niveau du système de santé, oui, on en a manqué. Les professionnels libéraux ont été particulièrement rationnés, ce qui a rendu leur exercice particulièrement compliqué.
Le Premier ministre et le ministre de la Santé l’ont affirmé : désormais, le port du masque est largement recommandé par les autorités sanitaires, ce qui n’était pas le cas il y a quelques semaines… parce qu’on n’avait pas d’offre de masques grand public. Si on avait dit à la population au début de l’épidémie « Masquez-vous ! », cela aurait augmenté la tension sur les masques professionnels médicaux et ce n’était pas tenable. D’autant que c’est dans le cadre du déconfinement que le recours aux masques pour le grand public, prend tout son sens. On avait besoin d’une offre qui n’existait pas encore : le masque grand public.
Malgré tout, une fois de plus, on a vu la réactivité de notre pays : l’Association française de normalisation (Afnor) a établi des normes pour garantir la qualité et la sécurité de ces produits et a donné des recommandations aux industriels qui les ont fabriqués… Évidemment dans un monde idéal, les choses se seraient passées autrement, mais une fois encore, personne n’était prêt à gérer une telle épidémie, où que ce soit dans le monde. L’épidémie s’est répandue extrêmement vite : l’annonce à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) des premiers cas date de la toute fin du mois de décembre 2019 et quelques semaines après, la pandémie est là.
C’est dans le cadre du déconfinement que le recours aux masques pour le grand public, prend tout son sens.
En début de crise, tout le monde donnait son avis. On ne savait plus qui écouter, qui croire… donc un avis éclairé, c’est important…
Ce qui est frappant dans cette épidémie — et son caractère inédit vient également du fait qu’il y a quelques décennies, les réseaux sociaux n’existaient pas —, c’est la quantité d’informations. Au quotidien, ça a été un véritable challenge pour nous de gérer la quantité d’informations qui nous arrivait : informations scientifiques d’une part — tous les avis du Haut Conseil de santé publique, les données fiables des sociétés savantes de différentes disciplines médicales qu’il fallait adapter à notre quotidien et au terrain — et puis la quantité d’intox qui ont circulé…
La communication scientifique a également été compliquée. Je ne veux pas alimenter les polémiques, mais les chercheurs ont émis des hypothèses face à un phénomène émergent, et toutes les hypothèses scientifiques ont été diffusées extrêmement vite, sans filtre, et ont pu être perçues comme des pistes potentielles crédibles ; or une hypothèse scientifique nécessite d’être vérifiée avec méthode.
La communication scientifique a également été compliquée.
Au CHU d’Amiens, quelles missions vous ont été confiées en tant que préventeur, épidémiologiste ou universitaire ?
Sur le versant hospitalier, mes collègues et moi avons été associés à la cellule de crise pour le pilotage de l’établissement. Il s’agissait d’un travail de veille : chaque matin, de nouveaux articles scientifiques suscitaient notre intérêt ; il fallait décrypter les recommandations du ministère et d’instances comme le Haut Conseil de santé publique, et les adapter au contexte local, en vue d’organiser l’hôpital et de gérer les risques à partir de ces données nationales et internationales, mais encore à partir de nos données hospitalières qui ont aussi guidé les décisions de l’établissement et la gestion de la sécurité des personnels.
On a connu une tension sur les dispositifs de protection — les masques et les surblouses —, donc c’était aussi un challenge de pouvoir nous adapter de façon pertinente, réfléchir à la bonne indication des équipements pour protéger au mieux les personnels. Nous avons également participé à la diffusion de l’information au sein de l’établissement. La diffusion de l’information est primordiale pour la bonne organisation des soins dans cette situation afin que chacun puisse disposer des connaissances nécessaire sur le virus, l’épidémie, l’organisation des soins dans ce contexte exceptionnel.
La diffusion de l’information est primordiale pour la bonne organisation des soins dans cette situation…
Sur le plan universitaire, nous participons à des projets de recherche sur les méthodes et les séroprévalences notamment. Mesurer la séroprévalence consiste à tester les anticorps développés par les populations. Localement, je travaille sur la population des soignants hospitaliers, mais on veut également travailler sur des populations industrielles. Cela nous permet de faire un diagnostic a posteriori et de voir, plusieurs semaines après, si ces personnes ont été en contact avec ce virus, pour avoir un éclairage épidémiologique a posteriori.
Mesurer la séroprévalence consiste à tester les anticorps développés par les populations.
Une intéressante mobilisation des équipes de recherche s’est également produite, y compris celles qui n’étaient pas dans le champ santé, qui ont demandé comment nous aider, participer. On a travaillé avec des collègues de psychologie, de mathématiques, d’informatique, de droit également, pour mener une réflexion globale, multidisciplinaire, sur cette crise qui n’est pas que sanitaire. Car on va le voir dans les semaines qui viennent, cette crise entraînera des conséquences évidemment sociales, économiques.
Les universités s’interrogent sur l’organisation de la rentrée prochaine. La direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (Dgesip) semble relativement optimiste…
Je vous avoue que je ne sais pas — c’est important, quand on est médecin chercheur, de savoir dire qu’on ne sait pas ! J’ai peu de visibilité sur les mois qui viennent, notamment la rentrée, l’automne et l’hiver prochains. Actuellement, la situation épidémiologique est très favorable : le virus circule très peu, donc on est vraiment dans une période de répit. Tant mieux ! Ça fait beaucoup de bien à toutes les équipes qui ont été très mobilisées ces dernières semaines. Ceci dit, des modélisations mathématiques évoquent un risque de reviviscences de ce virus plus ou moins important à l’automne et l’hiver 2020-2021…
… l’impact sur l’organisation universitaire, en effet, est une vraie question.
Mais l’impact sur l’organisation universitaire, en effet, est une vraie question. J’ai hâte que l’ensemble de la communauté universitaire – personnels et étudiants — puisse vraiment se pencher sur l’adaptation, parce que si on recommence, sans anticiper, des cours en présentiel comme auparavant, cela va être compliqué d’appliquer les mesures barrières si la situation sanitaire se dégrade. Dans les amphithéâtres, la distanciation physique est très compliquée à mettre en place… Pour autant, le distanciel ne répond pas à tous les besoins et l’approche hybride peut être intéressante.
En tout cas, il va falloir qu’on fasse preuve d’adaptabilité une fois de plus, en fonction de l’évolution de l’épidémie, puisque tant qu’on n’aura pas de vaccin, ce virus va manifestement continuer à circuler de manière plus ou moins importante. Évidemment, cela engendrera beaucoup de contraintes et mobilisera beaucoup de ressources humaines et financières… Je reste prudent et je pense qu’il faudra être en mesure de s’adapter et assurer nos formations quelle que soit l’évolution de l’épidémie.
Du point de vue de la recherche, est-ce que les comportements vont changer — notamment en matière de relations internationales, de relations avec des équipes à l’étranger…
Une fois de plus, tout dépendra de l’évolution de cette épidémie. Comme je vous l’ai dit, on a assez peu de visibilité : on a des prédictions, mais il faut voir comment le virus se comportera dans les mois qui viennent. Évidemment, il y a un impact là, pendant le dur de la crise, sur les mobilités, les échanges internationaux. Aujourd’hui, la situation épidémiologique pourrait nous permettre d’envisager de reprendre certains échanges. Il faut voir l’évolution, il faut voir comment le virus va se comporter dans l’hémisphère sud qui va être en plein hiver austral… Il y a tout un tas de facteurs à suivre pour pouvoir s’adapter.
Cette crise a aussi apporté beaucoup de changements dans nos pratiques, notamment en développant les téléconférences, le télétravail qui étaient des pratiques qu’on avait du mal à faire avancer dans nos institutions, et développer aussi des échanges à distance. C’est peut-être quelque chose sur lequel il faut travailler de façon structurée et méthodique pour pouvoir le pérenniser et avoir des échanges à distance de qualité. Pareil : trouver des hybridations entre les déplacements et les outils que nous offre le distanciel, ça me paraît également intéressant.
Il y a tout un tas de facteurs à suivre pour pouvoir s’adapter.
Le gouvernement veut investir dans la recherche. On pense d’emblée à la médecine et à la biologie. Quel est votre avis concernant l’apport des sciences humaines et sociales au regard de cette crise sanitaire ?
Cette crise est certes sanitaire, mais pas uniquement – et j’ai envie de dire : bien au contraire ! Les impacts et les dommages collatéraux vont essentiellement se faire sentir dans des dimensions sociales, psychologiques, dans notre relation à l’autre… Des travaux de recherche émergent déjà sur la façon dont la relation à l’autre, la communication évoluent en fonction du port du masque, de la distance physique, de toutes ces pratiques brutalement incorporées dans nos relations… Je pense que ce serait une erreur de négliger le financement des recherches en sciences humaines et sociales.
Les impacts et les dommages collatéraux vont essentiellement se faire sentir dans des dimensions sociales, psychologiques, dans notre relation à l’autre…
En tant qu’acteur de la prévention, quelles leçons tirez-vous de cet épisode ?
On a appris tellement de choses… Comme je l’ai dit, nous avons un système hospitalier, un système universitaire, en France, avec une capacité d’adaptation impressionnante. Je pense qu’il faut reconnaître cette capacité de notre service public à répondre à des enjeux sociétaux comme c’est le cas actuellement.
En matière de prévention, un enjeu déterminant est la gestion de l’information…
En matière de prévention, un enjeu déterminant est la gestion de l’information : on a vu l’émergence de publications en préprint, donc sans reviewing, diffusées très largement auprès du grand public, avec beaucoup de travaux méthodologiquement critiquables, et une instrumentalisation de la parole scientifique à des fins politiques, voire politiciennes, par des politiques, mais également par des collègues dont on voit bien que le discours n’est plus uniquement scientifique.
Tout cela doit nous interroger, en tant que communauté universitaire, sur l’usage qui est fait de nos données de recherche à des fins qui sont davantage politiques que scientifiques.
Sur l’aspect prévention, il y a quelque chose qui m’a également interrogé, ce sont les conséquences, en matière de relations sociales, de l’usage de cette distance physique, de ce masque, qui aboutit à considérer l’autre comme potentiellement dangereux pour ma propre santé… Certains évoquent une démarche hygiéniste de façon un peu péjorative. Mais cette démarche, au début du XXe siècle, a été incroyablement bénéfiques à la santé publique ; il est également vrai qu’elle est très prescriptive ce qui soulève beaucoup de questions. Je pense aux travaux de Michel Foucault sur la maîtrise par la puissance publique de notre corps, de notre santé. En tant que préventeur, ce sont des réflexions à avoir pour concilier une démarche de prévention qui tente de limiter l’impact d’une telle situation sanitaire exceptionnelle et le respect des libertés individuelles, de l’identité de chacun. • Entretien réalisé par Thierry Fratti et Philippe Antoine
Illustrations
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