Enseignant de mathématiques et d'informatique, Dominique Moncorgé s’épuisait à pallier les effets d’une maladie neurodégénérative.
En décembre 2017, Mathieu Néhémie est recruté par l’université Clermont Auvergne comme assistant de vie professionnelle. Ensemble, Dominique et Mathieu réalisent vidéos de cours, quizz et exercices autocorrectifs pour le plus grand bénéfice des étudiant·es de l’institut universitaire de technologie du Puy-en-Velay. Rencontre d’un professeur qui rêve de sortir de la pédagogie traditionnelle avec un touche-à-tout passionné par les nouvelles écritures numériques.
Entretien et photographies réalisés par Marc Meissonnier, dont une version courte a paru dans Profession Éducation n° 265 de décembre 2018.
Dominique Moncorgé : Nous avons eu les premiers contacts fin décembre 2017. Le projet de l’université était de me trouver quelqu’un dès septembre mais ils ne trouvaient personne. J’ai fini l’année sur les rotules et commencé alors sérieusement à regarder mes droits à la retraite pour invalidité. Je ne me sentais plus capable, je me disais : je suis fini.
Je suis reconnu travailleur handicapé depuis 2013. Physiquement, je ne suis pas affaibli, je suis encore assez robuste. J’étais très sportif avant d’être malade mais je suis empêché, je deviens très lent dans mes mouvements car il me faut anticiper chacun d’eux pour les exécuter, ils ne se font plus naturellement. J’ai une perte d’automatisation. J’arrive à y remédier mais c’est très fatigant. Aujourd’hui, je serais proprement incapable d’écrire plus de dix minutes au tableau. À certains moments, même signer un chèque est difficile parce que ma main tremble. Maintenant, quand j’explique quelque chose à un étudiant et qu’il faut écrire, je lui demande de tenir le stylo et je lui dicte.
D. M. : Je suis soulagé des nombreuses tâches administratives que j’avais en responsabilité : élaboration des emplois du temps, planification des cours, suivis de projets.
Mon logiciel de reconnaissance vocale – on ne va pas trop en parler aujourd’hui car c’est le sujet qui fâche – a été pris en charge par le département. Je pense qu’ils apprécient mon travail et que personne n’a envie de me mettre des bâtons dans les roues ; le service handicap de l’université m’a payé une souris roller mouse, j’arrive même à avoir une grande précision de la main gauche. J’ai obtenu cela depuis la fin de l’année scolaire 2016-2017. Je n’ai pas à me plaindre, mais il y a des ratés : par exemple, on a changé mon ordinateur et je suis passé à Windows 10, version avec laquelle Dragon, le logiciel de reconnaissance vocale, n’est pas compatible. Il faut donc en racheter un, or malgré une demande faite début septembre, rien n’est encore arrivé [entretien réalisé le 4 octobre], et je galère pour écrire. Cette situation est due à des couacs et lourdeurs administratifs.
D. M. : Le jour où la référente handicap de l’université a été informée par la médecine du travail que j’étais en situation difficile, elle m’a proposé un assistant de vie professionnelle (AVP). Au départ, je ne l’ai pas très bien vécu, dans la mesure où c’était reconnaître que j’étais en difficulté. Avant que Mathieu arrive, j’avais déjà commencé à faire la classe inversée, à développer des vidéos… Quand la maladie s’est aggravée, comme je suis de plus en plus lent, avancer devenait très compliqué mais j’avais déjà mis en place un certain nombre de choses. Un AVP, me suis-je dit d’abord, c’est quelqu’un pour me tenir la porte, me tenir le stylo, et je n’ai pas envie de cela. Plusieurs fois, la médecine du travail m’a dit qu’on pouvait me trouver quelqu’un, mais je me disais que la proposition ne répondait pas à mes besoins qui correspondait à une demande de matériel et non à quelqu’un qui me tienne la porte. Ensuite, j’ai réfléchi et j’ai vu les choses autrement. Je me suis dit : « tu as droit à quelqu’un qui peut bosser pour toi. En fait, c’est plutôt une opportunité qui peut rendre possible des projets. » Des collègues qui auraient envie de faire cours comme moi en sont empêchés à cause d’un tas de contraintes administratives. Il ne faut pas se leurrer :c’est tout le côté paradoxal de mon histoire, ce que j’arrive à mettre en place ici, c’est grâce à mon handicap, car tout ce qu’on doit faire constitue quand même un sacré boulot. En ce qui me concerne, même si j’étais parfaitement valide et rapide au travail, en plus de mes cours, dont le nombre d’heures serait plus élevé, j’aurais des tâches administratives. Donc, je ne pense pas que je serais arrivé là où on est arrivé à deux.
D. M. : J’ai appelé Mathieu, et je lui ai expliqué ce que je voulais faire. J’ai vu qu’il avait des compétences en vidéo, et son profil allait bien au-delà de ce que j’avais imaginé. Au départ, je m’étais dit qu’il pourrait m’aider dans du travail de saisie, par exemple pour des travaux pratiques (TP). Après l’échange avec Mathieu, il s’est trouvé que les idées assez précises que j’avais sur ce que je voulais faire ont été amplifiées. Il m’a beaucoup apporté au niveau de la réflexion sur l’ergonomie. Quand il est venu à l’IUT la première fois, je lui ai fait rencontrer les étudiants, et il a vu comment j’exploitais son travail ; il m’a fait des remarques un peu critiques sur l’interface et sur la manière dont je donnais accès aux vidéos… Aujourd’hui, la finalité du projet est d’arriver à réaliser un Mooc, quelque chose qui aurait une visibilité nationale, qui serait accessible à n’importe qui, par exemple sur la plateforme Fun [voir ci-dessous, « Pour en savoir plus »].C’est l’objectif qu’on se fixe pour juin 2020.
Aujourd’hui, la finalité du projet est d’arriver à réaliser un Mooc qui aurait une visibilité nationale
D. M. : J’ai passé une heure en début d’année à leur expliquer le principe. Je mets toutes les ressources en ligne avec la plateforme Moodle. Par exemple, pour le premier chapitre, ils ont accès à des vidéos de cours et d’exercice, à des quizz pour s’auto-évaluer, tester s’ils ont compris les notions, et pour finir, à un quizz où ils doivent obtenir au minimum 14/20 pour pouvoir accéder à la leçon suivante. C’est le principe du Mooc. Ils doivent valider une étape. Ils travaillent en ma présence à l’IUT, mais peuvent également avancer seuls chez eux. On rencontre tous les types de comportements : certains, alors qu’on est censé débuter la deuxième leçon, sont en train de finir la troisième, et ils auront fini le cours avant tout le monde. Il y a des moments où on fait des évaluations de façon classique, et ceux qui ont pris de l’avance sont évalués sur ce qu’ils ont fait trois semaines avant, mais ce n’est pas un problème. Ils ont la possibilité de travailler à leur rythme. Je leur explique tout ça. Si en mathématiques, ce n’est pas finalisé, en revanche, en informatique j’ai essayé de limiter au maximum le principe de l’interrogation et des notes, et je fais des activités qu’on réalise dès le primaire avec des grilles de compétences. Je considère que la finalité de mon cours est qu’ils puissent être capables de faire un certain nombre de choses avec les outils qu’on leur a appris. Après qu’on a fait des boucles et des conditionnels, j’ai procédé à une première évaluation : certains se sont complètement plantés. À la prochaine évaluation, il y aura des tableaux et encore des boucles et des conditionnels, et s’ils réussissent, ce sera validé, peu importe qu’ils n’aient pas réussi la première fois. C’est le principe d’une évaluation continue et par objectifs. Je fais aussi quelques évaluations classiques sous la forme de quizz sur des savoirs qu’ils doivent apprendre, méthode plus traditionnelle.
D. M. : Je tourne dans la salle et lorsqu’une main se lève, je vais m’asseoir à côté de l’étudiant et lui délivre un petit cours d’un quart d’heure, parfois plus si je n’ai pas d’autres demandes. Ce qui est génial pour l’enseignant, moi je m’éclate, car je ne fais pratiquement plus que de la remédiation intellectuelle et de l’échange individuel, donc je connais beaucoup mieux mes étudiants, j’ai un rapport beaucoup moins vertical, nous sommes côte à côte et je suis un collaborateur pour leur apprentissage.
…je ne fais pratiquement plus que de la remédiation intellectuelle et de l’échange individuel
Enfin, j’ai un espace avec deux salles informatiques contiguës, et ce que je n’imaginais pas quand on a mis le cours en place, c’est que je laisserais les étudiants libres d’aller et venir : se rendre au tableau, échanger entre eux…Au premier semestre, ils étaient encore sages, ils me demandaient la permission d’aller aux toilettes ! Je leur ai répondu qu’ils n’avaient pas besoin de me demander, et parfois ils prennent cinq minutes dans le couloir. Comme c’est informatisé, je peux suivre ce qu’ils font, et je vois quand ceux qui ont des difficultés n’avancent pas dans la leçon, je les identifie très facilement. Je leur laisse un espace de mouvement : typiquement, je travaille avec un étudiant, ils voient que je suis occupé, ils savent qu’ils ont un copain qui est bon dans la salle d’à côté, ils se lèvent pour aller le consulter.
D. M. : C’est l’inverse. Je m’interroge : quand tu fais un cours en amphi, où est l’humain ? Tu as soixante personnes, un mec qui écrit au tableau, et tu peux très rarement poser une question, je n’appelle pas ça de l’humain ! Et quand tu entends des gens dire : « oui, mais ces méthodes-là, c’est remplacer le prof par des vidéos », je pense que ce n’est pas vrai du tout. Au lieu d’écouter le prof, les étudiants entre eux peuvent être amenés à solliciter de l’aide, à en recevoir et à en donner.
Mathieu Néhémie : Un professeur est quelqu’un qui peut interagir avec ses élèves, donner des exemples, répondre à des questions. Pour réciter une leçon, on dispose de machines qui le font beaucoup mieux que les professeurs. Cela ne sert à rien de payer des professeurs pour réciter des leçons !
Un professeur est quelqu’un qui peut interagir avec ses élèves…
M. N. : D’autant qu’on pouvait avoir un écran pour un groupe d’étudiants, et maintenant on a deux écrans par étudiant. Mieux vaut que chacun puisse aller à son rythme, et qu’on n’utilise pas le temps de travail des enseignants, quinze heures par semaine, à faire ce que les Anglais appellent lecture, c’est-à-dire lire leurs cours, n’a plus vraiment de sens depuis qu’on a inventé le phonographe !
D. M. : Ma situation d’enseignement n’est pas forcément transposable en histoire-géo ou en lettres. En mathématiques ou en informatique, des choses s’évaluent très facilement sous forme de quizz, des points techniques sur des langages ou des mathématiques. Je reconnais un aspect défaillant de mon évaluation dans l’aspect rédactionnel, je n’évalue pas trop ce type de compétences qui l’ont été au lycée. Et je ne fais pas des mathématiques pures mais des mathématiques appliquées, je ne forme pas des gens qui feront de la recherche mais qui devront comprendre des concepts mathématiques qui sont présents dans tous les domaines qu’on étudie.
M. N. : Il y a un gain de temps. Dans les vidéos faites l’an dernier, il y a des cours et des corrections d’exercice type : on n’a pas pu faire de correction pour chaque exercice mais une correction par vidéo pour chaque type d’exercice, avec un modèle de rédaction. Pour tous ces cas particuliers qu’on ne peut pas couvrir par la vidéo, le gain de temps en présentiel que Dominique a pu glaner, en s’économisant le temps de cours magistral ou de correction, il le gagne pour s’occuper de ces cas particuliers.
D. M. : S’agissant des corrections, je me suis rendu compte que ce qui intéresse l’étudiant, c’est la note. Je passais un temps fou à écrire des commentaires dans la marge que les étudiants ne lisaient pas ! Par contre, quand je m’assois à côté d’eux, que je les questionnes, les fais réfléchir sur leurs erreurs, la démarche est beaucoup plus efficace. Je limite les évaluations traditionnelles par écrit. Il y a des vidéos qui expliquent comment commenter un programme, ce qu’on ferait dans une correction collective traditionnelle ; il y a des choses qu’on fait qui ne sont pas informatisables.
D. M. : Sous l’influence de Mathieu, j’ai beaucoup évolué, y compris pour la longueur des vidéos. J’ai commencé mes premières vidéos en 2015 : je ne me filmais pas, mais je m’enregistrais en train de parler et je mettais du texte, des flèches, des croquis, des animations. Mathieu a réalisé de supers animations en géométrie. Il montre les équations, les points importants de l’équation, j’interviens en voix off pour expliquer. Mes premières vidéos étaient longues, il m’a fallu un certain temps pour changer de paradigme, et l’influence de Mathieu a été capitale pour penser des formats plus courts. J’étais parti sur l’idée : un cours magistral, une vidéo. Ce qui est drôle, c’est que mon cours magistral de deux heures tenait sur une vidéo d’un quart d’heure. Et je ne réduisais pas le contenu. Dans un cours magistral, tu as plein d’éléments parasites, tu digresses, tu te laisses aller, tu es interrompu, tu n’optimises pas ton temps de parole, tu vas expliquer plus longuement parce que tu improvises un peu, tu n’as pas le support de l’image, tu perds du temps à écrire une formule au tableau… Deux heures de cours, c’est quinze minutes de vidéo ! Sous l’influence de Mathieu, j’ai changé de paradigme : dans toutes les vidéos d’un quart d’heure, le projet a été de tourner 10 courtes vidéos d’une minute trente.
Deux heures de cours, c’est quinze minutes de vidéo !
M. N. : On s’est inspiré des pratiques modernes de cette génération : on essaie de compartimenter au maximum afin que chaque notion ait une petite vidéo, ce qui est optimisé par rapport au temps d’attention des élèves, mais c’est aussi beaucoup plus facile pour naviguer. S’ils avaient une vidéo de vingt minutes, ce ne serait pas du tout efficient quand ils ont besoin de revenir en arrière pour revoir un point précis. En fait, les étudiants apprennent beaucoup en faisant des allers-retours, ils écoutent les vidéos, il y a deux ou trois exercices corrigés, après ils passent à un quizz, ils n’y arrivent pas, ils se trompent… Le quizz est autocorrigé et te dit là où tu t’es trompé, et te donne la bonne réponse… Ils essaient de comprendre, ils revisionnent la vidéo… C’est une navigation non-linéaire : venu du webdesign, ce concept signifie que plutôt que d’avoir un début et une fin comme dans un film, où il faut voir chaque étape dans l’ordre 1-2-3-4…, on permet aux gens de procéder dans l’ordre qu’ils veulent, de revenir, avec des liens croisés ; certains suivent la méthode linéaire traditionnelle, mais d’autres choisissent un parcours différent. Plusieurs parcours sont possibles avec des liens.
C’est une navigation non-linéaire : venu du webdesign, ce concept permet aux gens de procéder dans l’ordre qu’ils veulent…
D. M. : L’année dernière, j’étais encore un peu accroc aux notes, et je faisais des quizz réguliers. L’idée de libérer la leçon d’après est une nouveauté de ce mois de septembre, et je trouve que ça marche très bien, car le 14/20 n’est absolument pas comptabilisé, il est juste nécessaire pour ouvrir les clés de la leçon suivante. Comme les étudiants sont anxieux et qu’ils ont besoin de savoir où ils en sont, quand tu mets des notes, ils développent beaucoup plus de stratégies de fraude parce que la note n’a plus de rapport avec l’évolution dans la leçon, elle a juste un rapport avec le fait qu’il leur faut une moyenne à la fin du semestre, qui va leur donner des crédits. Je constate qu’il n’y a plus du tout de fraude, ils ne vont plus chercher les réponses toutes faites auprès du voisin, ils cherchent à comprendre.
D. M. : C’est ma grande angoisse ! Il faut que je remette les pendules à l’heure : pendant des années, j’ai eu des résultats catastrophiques ! Si je n’avais eu aucune difficulté à faire passer les mathématiques, peut-être ne me serais-je jamais interrogé et n’aurais-je jamais cherché autre chose. Mais dans l’amphi, voir une promotion entière de 50 à 60 étudiants avoir du mal à se concentrer était un spectacle déprimant. Cela fait des années que je me dis que cette méthode ne marche pas et que je n’y arrive pas. Quand je corrigeais un paquet de copies en fin d’année, j’avais des résultats pitoyables ; par rapport à ce que j’aurais voulu transmettre, je me disais : ils n’ont rien compris !
D. M. : Je vais être honnête : ce n’est pas encore folichon, mais cela m’a paru nettement meilleur. Réellement, il y a une progression. Après, ce n’est pas scientifique, les promos varient, j’ai une bonne promo, mais c’était juste là pour me rassurer… J’en arrive à un point où je me demande ce qu’on évalue quand on fait un contrôle. Pour donner un exemple : j’ai un étudiant qui avait 2 de moyenne en maths. Mon cours de maths est un cours de maths appliquées et en géométrie, la finalité est de programmer un petit moteur 3D : on va dessiner un cube à l’écran, on va l’animer, le tourner. On aborde tout le pipeline géométrique qui fait qu’on stocke sous forme de coordonnées 3D un objet, et on peut l’animer. Je mets en place tous les outils mathématiques qui font que ça marche. Donc, je fais un TP et mon élève, qui a 2 en maths et qui du reste n’était pas du tout mauvais en informatique – ce qui est incompréhensible pour moi car c’est un peu le même type de cerveau qu’on utilise pour faire des maths et de l’informatique –, disait : je suis nul en maths, je ne comprends rien. Les étudiants avaient tous programmé leur cube, et quand ils le faisaient tourner, le cube grossissait, il y avait un problème technique. Or celui qui l’a résolu était cet étudiant qui avait 2 en maths. Il a fait des recherches, il a réussi à extraire du cours la bonne formule – il a compris qu’il y avait une affaire de vecteur qui n’était pas normé –, à l’adapter à son programme et à résoudre le problème technique. Je forme des techniciens ; si demain je lui avais donné une interrogation écrite de type lycée, je suis sûr qu’il aurait eu 2/20.
Je n’ai pas la solution, et je ne veux pas donner l’impression que je suis Monsieur je-sais-tout, mais je suis sûr que ma méthode a des aspects qualitatifs indéniables : au niveau de ma relation avec les étudiants, mais aussi au niveau de la dynamique de groupe. Ils collaborent, ils s’entraident. Quant à leur implication, et ce que je vois de leur travail, je constate une nette amélioration. Maintenant, est-ce qu’ils apprennent mieux ? Je n’ai pas les bons outils pour évaluer cette question. Depuis des années, je me demande ce qu’on évalue vraiment à l’École. Quand on voit des gens réussir professionnellement alors qu’ils étaient nuls comme élèves, et d’autres se casser la figure alors qu’ils étaient jugés très bons, je m’interroge sur la pertinence des évaluations scolaires, je me dis qu’on évalue des choses, mais pas forcément les bonnes choses.
Depuis des années, je me demande ce qu’on évalue vraiment à l’École.
M. N. : Et cela dépend à quoi on les forme : si Dominique formait des chercheurs en mathématiques, il aurait peut-être besoin d’évaluations un peu plus scolaires pour vérifier s’ils ont bien compris toutes les formules, et parfaitement. Mais Dominique forme des techniciens qui vont faire de l’infographie 3D dans des entreprises. Il a peut-être besoin de les former sur des projets ; est-ce qu’ils vont réussir à mettre en pratique les connaissances mathématiques qu’il leur a apportées ? Aujourd’hui la veille technologique est une partie importante des métiers du numérique en général. Les technologies évoluent tellement vite que le but n’est pas tant de maîtriser celles qui existent au moment où on est à l’École car elles auront changé d’ici à l’entrée des étudiants dans le marché du travail, que de faire qu’ils soient capables de s’adapter et d’apprendre le fonctionnement des nouveaux outils.
D. M. : Cela dépend beaucoup de la capacité des gens à faire de la veille, à s’adapter, à s’auto-former. Mettre en place un système comme le nôtre est très formateur parce qu’il habitue nos étudiants à l’autonomie, à chercher l’information… Nombreux sont les contrôles durant lesquels ils ont le droit d’avoir leurs cours, d’utiliser Internet. En revanche, lorsque je fais des séances d’évaluation, ils ne peuvent pas communiquer avec le voisin. Encore que je m’interroge… J’ai déjà tenté quelques aventures d’évaluation collective…
M. N. : … Car sauf cas très exceptionnel, sur le marché du travail, ils ne vont pas travailler tout seuls, mais bien en équipe !
D. M. : Par rapport à notre vécu scolaire et notre vécu d’enseignant, je pense qu’il faut arriver à déconstruire des idées reçues, des impensés. Et ce n’est pas facile ! J’ai l’impression – c’est un peu paradoxal –, que le fait de tomber malade m’a libéré d’un certain nombre de peurs ; c’est comme si je me disais que je n’ai plus grand-chose à perdre… Pendant des années, je suis resté un peu prisonnier des habitudes, des schémas et de l’impression que si j’expérimentais au niveau éducatif, pédagogique, j’allais sortir du cadre. Aujourd’hui, j’estime qu’au XXIe siècle, on a des potentialités, au niveau de l’organisation d’une classe, de la gestion de l’espace, de la manière d’enseigner, qui sont tout à fait exceptionnelles, mais on reste dans un système où perdurent des pratiques d’un autre temps. Je le pensais il y a vingt ans quand j’étais au lycée, mais je ne trouvais pas les moyens d’agir. Quand je vois des collègues qui continuent à faire des cours magistraux où les étudiants dorment, je ne les critique pas parce que je sais qu’ils ont une charge de travail importante…
M. N. : La transition vers un autre type de pédagogie est coûteuse. Il ne suffit pas d’être pétri de bonnes intentions, et croire que ça va changer. Le coût humain en temps est très grand.
D. M. : Et de facto si tu n’es pas convaincu, tu ne peux pas te lancer dans pareille aventure.
M. N. : En matière de temps et de compétences, Dominique lui-même est prof de mathématiques mais il fait beaucoup d’informatique, et intervient dans une formation d’informatique qui fait qu’apprendre de nouveaux outils, de nouveaux logiciels, de nouvelles méthodes est une démarche beaucoup plus facile que pour un enseignant qui n’est pas très à l’aise avec l’outil informatique.
Dans mon malheur, ou plutôt dans mes difficultés, j’ai le sentiment (…) d’avoir réellement pu faire ce que j’ai fait parce que je suis dans cette situation de travailleur handicapé.
D. M. : De fait, je baigne dans ce milieu. On a une plateforme à l’université qui s’appelle Moodle et qui permet de faire des cours en ligne ; j’ai passé un nombre d’heures assez conséquent à en explorer les possibilités, mais certains de mes collègues ne connaissent pas la plateforme parce qu’au fond, quand tu n’es pas féru d’informatique, tu ne vas pas te mettre à faire des quizz ou des examens en ligne… Dans mon malheur, ou plutôt dans mes difficultés, j’ai le sentiment d’avoir retourné les choses et d’avoir réellement pu faire ce que j’ai fait parce que je suis dans cette situation de travailleur handicapé. C’est tout le côté paradoxal de ma situation qui, pas très enviable à la base, m’a permis de réaliser mes rêves d’enfance. Mettre en place une telle activité pédagogique, je n’y serais jamais parvenu tout seul. J’aurais continué à développer des petites vidéos… L’arrivée de Mathieu a tout changé !