L'école inclusive est une priorité sociétale mais ne doit pas mettre en difficulté les acteurs, les actrices comme c'est souvent le cas actuellement. Pourquoi dès lors ne pas prendre exemple sur ce qui se passe en Italie, un modèle sur cette thématique depuis 1977. Rencontre avec Rossella Benedetti
En France, l’école inclusive est souvent perçue par les enseignant·e·s comme une difficulté. L’Italie étant souvent citée en exemple, le Sgen-CFDT a interviewé Rosella Benedetti, enseignante et responsable syndicale à Uil Scuola, membre du Conseil syndical européen de l’Éducation.
En 1975, l’Italie prend à bras le corps la question de l’inclusion scolaire, ce qui se traduit par une loi en 1977. Pourquoi une telle avance sur les autres pays ?
L’Italie était alors gouvernée par des démocrates chrétiens, parmi lesquels des catholiques de gauche qui ont fait pression au sein du gouvernement pour inclure, et non intégrer, les enfants en situation de handicap. C’était aussi une époque d’expérimentation pédagogique. En parallèle, l’École a été organisée de façon collégiale : des conseils d’enseignants qui délibèrent sur les questions didactiques ; des conseils d’école avec des représentants des familles, des enseignants et du personnels non-enseignants qui statuent sur les horaires, les services offerts, et de nombreux autres aspects (nettoyage, réparations…). Cela a débouché sur une politique d’inclusion des enfants auparavant scolarisés dans des écoles spéciales, qui ont été fermées, à l’exception des écoles spécialisées pour enfants malentendants, lesquelles accueillaient de toute façon tous les enfants. Enfin, les enseignants pouvaient obtenir une qualification pour s’occuper des enfants porteurs de handicap.
C’est quoi une classe en Italie ?
La loi prévoit 25 élèves par classe. Si dans une grande ville comme Rome, les élèves sont souvent 30, et 25 quand la classe compte deux à trois élèves en situation de handicap ; dans une petite ville, ils sont souvent moins de 25 et en moyenne 20 quand la classe accueille un élève en situation de handicap. En dépit de ce que prévoit la loi sur le calcul des effectifs, tout dépend en fait de l’argent disponible. Certaines régions comptent beaucoup d’enfants en situation de handicap mais pas assez d’enseignants. Dès lors, on va les concentrer dans les classes, ce qui n’est bien pour personne.
Quel temps de travail pour un enseignant et pour un élève ?
Pour l’enfant, ce sont les familles qui choisissent. En préprimaire, un enfant reste à l’école entre 25 et 50 heures ; en primaire, entre 30 et 40 heures. Mais le temps en classe n’est pas complètement scolaire, car l’école s’occupe aussi du périscolaire.
Le temps de travail hebdomadaire des enseignants en classe est de 25 h en préprimaire et 22 h en primaire, plus deux heures pour les préprogrammations (temps de concertation obligatoire). Au collège et au lycée, les enseignants font 18 h, auxquelles s’ajoutent les temps obligatoires de réunions : conseils de classe, conseils interclasses (activités en classe ouverte et remédiation), conseils des enseignants et réunions avec les familles – un minimum de 80 heures dans l’année.
Quelle formation faut-il pour devenir enseignant spécialisé ?
Après un parcours classique, il faut suivre une spécialisation durant un ou deux ans à l’université. La sélection y est forte, donc peu attractive et il y a une pénurie d’enseignants spécialisés. Par ailleurs, notre syndicat s’est opposé aux gouvernements qui voulaient réduire les effectifs d’enseignants classiques ou les obliger à se spécialiser. Nous pensons que cela doit rester un choix individuel car il faut du temps pour se former et l’État n’en libère pas. Rares sont les enseignants qui reçoivent un congé formation de 150 heures ; pour la majorité, c’est un engagement personnel sur son temps libre. L’État a proposé une formation de 25 heures, mais on ne devient pas spécialisé en 25 heures !
Et l’école, quelle est sa marge de manœuvre ?
Les écoles sont autonomes depuis 2000. Les directeurs d’écoles – en Italie des dirigeants d’État – peuvent embaucher des remplaçants selon des règles strictes fixées par le département et la région. Ils ne peuvent pas les choisir et s’en plaignent. Pour ne pas être accusés de trop dépenser en remplacement, leurs choix vont parfois à l’encontre des besoins identifiés. Ils ont en revanche des responsabilités administratives. Et dans toutes les écoles italiennes, tous les enseignants – spécialisés ou non – doivent travailler ensemble, c’est une obligation inscrite dans leur contrat de travail.
Où en est aujourd’hui l’inclusion ?
C’est plus compliqué depuis la réduction par le gouvernement Berlusconi des budgets alloués aux écoles et donc du nombre d’enseignants : entre 2008 et 2015, il n’était plus possible d’être simultanément à deux, voire trois par classe – enseignant, enseignant spécialisé, parfois un autre enseignant – et donc de faire progresser tous les élèves, porteurs de handicap ou non.
Comment se passe l’arrivée d’un enfant porteur de handicap en Italie ?
L’enfant et sa famille ont un entretien psychopédagogique d’évaluation. Un rapport évalue selon le handicap de l’enfant le nombre d’heures qui nécessite un enseignant spécialisé. Dans tous les cas, l’élève reste en classe pour travailler avec ses autres camarades, mais il suit un « plan éducatif individuel » préparé par les enseignants de la classe et par l’équipe psychopédagogique, qui dépend des services socio-sanitaires du quartier ou de la ville, présente dans chaque l’école. Ce programme particulier s’intègre dans le plan de progression de la classe. L’élève doit pouvoir se sentir appartenir à la classe. Il travaille comme les autres tout en bénéficiant de soutiens. Les enseignants de la classe font les préparations avec les enseignants spécialisés au sein de l’école si bien qu’ils savent ce que l’on peut demander à l’élève et comment le faire.
Comment l’enfant peut-il bénéficier de temps d’enseignement spécialisé ?
La famille demande que son enfant soit vu par un neuropsychiatre pour évaluer ses capacités. Les services sociaux lui transmettent les résultats de l’évaluation qu’elle communique à l’école lors de l’inscription en janvier.En fonction du nombre d’enfants en situation de handicap inscrits et du degré de leur handicap, l’école envoie en avril-mai au bureau régional, qui a reçu de l’État sa dotation d’enseignants, la situation des élèves inscrits et sa demande d’effectif y compris d’enseignants spécialisés. Elle reçoit une enveloppe de moyens enseignants qu’elle peut adapter, mais elle devra cependant faire avec cette dotation qui est annuelle. A noter que des enseignants titulaires peuvent être amenés à changer d’école selon les besoins identifiés ou s’il n’y a pas assez d’élèves.
En matière d’école inclusive, comment travaillent les enseignants en classe ?
Ils font systématiquement de la co-intervention avec les enseignants spécialisés. Le travail collectif entre les enseignants est le fondement de notre école. Si un élève a un besoin identifié et qu’il n’est pas détecté, on va trouver une solution dans l’équipe en enlevant du temps à un enfant pour aider celui qui en a besoin. On en discute toujours ensemble. L’enseignant spécialisé peut prendre en charge un enfant même s’il n’est pas porteur de handicap. Avant 2008, ils avaient chacun deux heures par semaine pour travailler avec les collègues, faire des groupes, soutenir les élèves en difficultés. Il pouvait même y avoir d’autres enseignants en plus dans les écoles. Mais avec le gouvernement Berlusconi, il y a eu une coupe radicale des effectifs. On a réussi depuis 2015 à regagner des effectifs et ce grâce à l’action syndicale et à une saisine auprès de la Cour européenne qui a menacé l’Italie de faire payer des infractions pour la lutte contre les précaires. Dès lors le gouvernement italien a dû embaucher beaucoup d’enseignants.
Comment travaillez-vous avec les enfants qui ne sont pas porteurs de handicap mais qui, malgré tout, ont quelques soucis ?
En Italie, on ne propose pas la même chose à tous les élèves en même temps, c’est un principe. Les élèves qui ont des besoins spécifiques comme les dyslexiques ou qui ont des besoins transitoires comme les migrants, bénéficient tous d’un enseignement flexible au sein de la classe pour répondre à leurs besoins.
Et pour les enfants qui ont des troubles du comportement, un phénomène qui s’est accru depuis la Covid en France ?
Dans cette période post-Covid, on note plutôt des décrochages. La visio a généré des problèmes – chez les adolescents surtout. Ceux qui auparavant manquaient de motivation ont souvent décroché à la reprise en présentiel.
Les enfants qui présentent des troubles comportementaux font l’objet de discussions au conseil de classe pour proposer des solutions. Malheureusement, ces solutions sont un cout pour l’État, et s’il ne veut pas allouer les fonds nécessaires, c’est compliqué. Les enseignants italiens vont tenter d’impliquer ces enfants dans des projets particuliers, de théâtre par exemple, et il n’est pas rare qu’en primaire, lors des activités en groupe en classe, les enfants les plus sages soient impliqués dans le tutorat des enfants qui posent problème.
Si ce sont des troubles très graves, on alerte alors les services psychopédagogiques, les assistants sociaux. En Italie, tout enfant inscrit, et ce dès le préprimaire, a droit à des temps d’enseignement spécialisés. Le problème, c’est que certaines familles n’en veulent pas, par peur de la stigmatisation. Les équipes pédagogiques essaient d’aider les familles à l’accepter.
Et plus tard au lycée ?
Au lycée général, c’est plus compliqué car les enseignants exigent plus de résultats. Les enfants porteurs de handicap sont souvent en échec, mis de côté du fait d’une conception élitiste de l’éducation. Dans les branches techniques ou professionnelles, le problème ne se pose pas. Le suivi y est meilleur, car on ne s’attend pas à ce que l’élève fasse de longues études. Alors qu’on habitue tous les élèves à être solidaires dès le primaire, au lycée les élèves porteurs de handicap n’ont plus leur place.
Quel bilan de 50 ans d’inclusion scolaire en Italie ?
L’inclusion donne sans doute de bons résultats jusqu’au collège (11 à 14 ans). Les nouveaux enseignants ont maintenant l’habitude de travailler avec un enseignant spécialisé et avec des enfants porteurs de handicap. Cela fonctionne bien du point de vue pédagogique, didactique, social. Le problème est financier car les coupes budgétaires ont freiné la dynamique. Avec les évaluations, on est entré dans une logique de concurrence entre bonnes, moins bonnes et mauvaises écoles. On devrait plus investir dans les écoles qui ont le plus de besoins, notamment pour accompagner les enfants porteurs de handicap et pour permettre aux enseignants de mieux travailler ensemble. Apprendre dès le plus jeune âge à vivre tous ensemble permet de préparer une société plus inclusive.
Que demande Uil Scuola pour les enseignants en matière d’école inclusive ?
Uil Scuola demande moins de bureaucratie, des temps rémunérés pour les enseignants, des parcours de formation pour recruter annuellement des titulaires, et surtout une meilleure reconnaissance des enseignants dans la société. Berlusconi les a décrits comme des fainéants, donc il faut restaurer cette reconnaissance sociale par des campagnes médiatiques. D’autre part, les écoles doivent pouvoir fidéliser leurs enseignants. Il y a évidemment la question de la rémunération. L’institution doit montrer une véritable confiance envers ses enseignants, ce que les parents font au quotidien. Ils ne sont pas ennemis de l’école, bien au contraire. Un enseignant a l’obligation de les rencontrer régulièrement, donc il faut valoriser cela, notamment pour les enfants porteurs de handicap.