Avec la réforme de l’évaluation, on passe de l’inspection au rendez-vous de carrière, de la notation à l’évaluation de compétences. Qu’est-ce que cela change ? Dialogue entre un enseignant et une inspectrice.
Lors du colloque organisé par le Sgen-CFDT sur la gouvernance de l’école, Luc Grimonprez, professeur des écoles, et Christine Vallin, inspectrice de l’éducation nationale, ont été bousculés par leurs regards mutuels sur le rôle de la hiérarchie. Ces réflexions ont fait naitre chez eux l’envie d’aller plus loin et d’entamer un dialogue écrit :
Le rendez vous de carrière est-il l’occasion de repenser le management dans l’éducation nationale, de penser ensemble la transformation de nos métiers et de nos relations ? Peut-on imaginer d’élaborer une charte de confiance et de responsabilité, qui ne soit ni normative, ni moralisatrice ?
Le rendez vous de carrière
un « rendez-vous » c’est plus tentant qu’une « inspection »
Luc Grimonprez. Les mots ne sont pas anodins, ils induisent des comportements. Déjà, un « rendez-vous » c’est plus tentant qu’une « inspection ».
Christine Vallin. Oui, avec l’idée d’avoir envie et pas d’avoir peur, ou d’avoir plus envie que peur. Parce que je crois qu’on a toujours un peu de fébrilité lorsqu’on va à un rendez-vous, parce qu’on ne sait pas ce qui va se passer exactement. Et un rendez-vous de carrière sera toujours un moment particulier, pour l’enseignant comme pour l’inspecteur lorsqu’il est évalué par le directeur académique, comme pour l’employé de la poste qui va rencontrer son chef de service. Il y a quelque chose de solennel, et ce n’est pas une mauvaise chose qu’il en soit ainsi. C’est un jour où l’on va faire le point, et ça n’arrivera pas si souvent.
on a toujours un peu de fébrilité lorsqu’on va à un rendez-vous
Une rencontre professionnelle
LG. Il faut réussir à aller vers un véritable dialogue entre professionnels sur l’objet partagé de nos fonctions, à savoir la réussite de nos élèves. Trop souvent, les inspections sont déséquilibrées, le rapport trop hiérarchique interdit le dialogue. Pour que le rendez vous ait lieu, il faut comme tu le dis que l’on prenne un risque, mais des deux côtés, que l’on accepte de se mettre en jeu, mais à deux… Le rendez-vous, c’est aussi la tentative d’une rencontre, d’un dialogue, qui peut avoir lieu ou pas, dès lors que l’un fait un pas vers l’autre et que l’on fait tomber les masques, au moins partiellement.
accepter de se mettre en jeu, mais à deux
CV. Je suis d’accord, il faut penser le rendez-vous comme un espace-temps où pourrait se produire la rencontre professionnelle entre deux personnes. “Entre”. Il me parait très important d’avoir toujours entre les deux cet espace où peut naitre du neuf. Sans lui on risque de tomber dans les travers d’une relation qui empêche de pouvoir, par des jeux de… pouvoirs qui se jouent à deux, de l’indocile ou de l’un docile, de l’un prévisible ou de l’imprévisible.
LG. J’aime beaucoup ces jeux de mots, indocile/un docile, un prévisible/imprévisible. Je regrette que l’institution soit si peu friande de l’imprévisible et de l’indocilité. La charte que j’imagine devrait poser des limites mais ne pas interdire de sortir du cadre. La limite principale à mon sens est celle du respect, des personnes et de leur travail. Un rendez vous de carrière doit être l’occasion de proposer des pistes d’amélioration s’il y a lieu, mais aussi de valoriser les réussites. Et en premier lieu de redonner des perspectives, de donner envie de faire. Trop souvent, j’ai vu des collègues démolis lors d’une inspection, trop d’IEN pensant que faire « peur », faire « mal » est une méthode de management. Et l’on récupère derrière des collègues qui, déconsidérés, se démotivent… Comme tu le vois, au cours de ma carrière j’ai accumulé un certain ressentiment à l’égard des IEN… Je n’ai pas à titre personnel été blessé par une inspection, mais jusqu’à présent je ne peux pas dire que cela m’ait apporté quelque chose ni à titre personnel, ni d’un point de vue professionnel. D’où l’intérêt de ce dialogue je trouve, pour que l’école fonctionne mieux et pour que chacun soit mieux dans son travail.
CV. J’entends ton point de vue, et il m’attriste. Dans les coulisses de mon bureau, combien de moments d’aide, de soutien, combien d’heures passées à écouter des gens qui ne vont pas bien, à aménager pour eux ce qui peut l’être ? Je ne suis pas à l’abri d’une erreur, pas à l’abri d’être soumise à des situations de stress qui me feraient mal juger, mais je voudrais que l’on parle aussi du temps que les inspecteurs passent à recevoir et écouter les enseignants qui doutent, cherchent une autre voie, les parents en situation difficile. Être inspecteur ou inspectrice, c’est tellement plus un métier relationnel qu’un métier administratif. J’ai envie de le dire et redire parce que, sans doute, cela ne se voit pas, cela ne se sait pas suffisamment.
dommage que l’évaluation de notre travail ne soit pas plus continue
LG. En effet, cela ne se voit ni ne se sait. C’est aussi pourquoi je pense que ce dialogue est souhaitable.
C’est peut-être dommage finalement que l’évaluation de notre travail ne soit pas plus continue et qu’elle revête ce caractère exceptionnel. Notre travail se fait sur le temps long. Je me demande souvent si l’évaluation de mon travail par un chef d’établissement, qui me verrait travailler au quotidien, sur la durée, ne serait pas une formule qui prendrait mieux en compte les réalités de ce travail et de mon investissement. L’inspection, à partir de la visite en classe, a un côté aléatoire, mis en scène, et ne représente qu’une heure sur les 864 que compte une année scolaire ou les quelques 3000 heures qui séparent deux inspections.
quand on entre dans une classe, c’est avant tout le temps long qui apparait
CV. Quand on entre dans une classe, c’est avant tout le temps long qui apparait pourtant : on perçoit le quotidien à la manière dont les tables et les coins sont disposés, à la manière dont les élèves se parlent, à la manière dont l’ATSEM ou l’AVS échangent avec l’enseignant. Mais je suis d’accord avec toi, que le travail avec l’équipe de circonscription devienne ordinaire, voilà aussi ce qui parait judicieux. Avec la réforme de l’évaluation, c’est ce qui est rendu possible, par le biais du travail avec l’équipe, entre les équipes d’écoles en les mettant en relation. Pour ce que je commence à en percevoir, c’est bien une dynamique de cet ordre qui apparaît, avec les premiers accompagnements d’écoles et les projets lancés ici et là autour de l’évaluation, du climat scolaire.
Parler de nos métiers
LG. Un rendez vous de carrière, ce devrait être le moment où l’on parle de nos métiers, parce que nous n’avons pas de lieu pour prendre un peu de distance. Parler de notre travail quotidien : de quoi est-il fait ? De quoi se nourrit-il ? Je ne sais pas si tu le ressens aussi, mais pour ma part il me semble que pour l’instant globalement il vaut mieux ne pas parler de ce qui ne va pas, avouer avoir des difficultés c’est reconnaître des faiblesses que l’on saura nous rappeler… Dire que l’on n’y croit plus, faire part d’un sentiment de découragement même temporaire, n’est pas entendable à mon avis par la plupart des IEN que j’ai rencontrés dans ma carrière…
CV. Oui, il faut pouvoir parler aussi de soi au travail lors des rendez-vous de carrière ou à d’autres moments. Parler de ce qui guide depuis longtemps, de ce qui compte et fait que l’on sait pourquoi on s’accroche. Mais parler aussi de ces moments où c’est pénible, de ces moments où on n’y croit plus, où on est fatigué, où l’on doute. Si un enseignant ne peut pas parler de ses difficultés, comment pourra-t-on l’aider à se trouver des solutions ?
rédiger ensemble une sorte de charte ?
LG. Là je pense vraiment que ta pratique du métier d’inspectrice est singulière. Mais oui, il faut qu’un enseignant puisse aller en confiance vers son inspectrice ou son inspecteur, et ne pas se sentir pris en défaut.
CV. Pour cela, il faut créer des conditions de sécurité suffisantes, oui. Pour les enseignants, c’est sûr. Mais pour les inspecteurs aussi, puisque j’en croise souvent qui disent leur inquiétude de ne pas pouvoir répondre à ce qui est attendu d’eux, parce que ce n’est pas clair, parce que notre métier change. Est-ce que tu penses qu’il serait possible, souhaitable, de rédiger ensemble une sorte de charte ? J’en redoute les risques de moralisme et de bienpensance, ou encore de la « mystique des valeurs » [1], mais je lisais ce matin un bouquin sur le management qui disait qu’au fond il suffirait qu’on veille tous à la pratique de la politesse dans nos relations, « exercice de distanciation, y compris à l’égard de soi-même » [2].
LG. La politesse ou même une certaine forme d’humilité, et de posture respectueuse de notre expérience, de notre professionnalisme. Etre un supérieur hiérarchique ne signifie pas que l’on sait tout sur tout et que l’on détient LA vérité. À mes élèves, je m’efforce d’apprendre que je ne sais pas tout, que ma position de maître est celle d’un passeur, pas d’un chef et encore moins d’un gourou. Leur montrer par exemple que lorsque j’ai un doute sur l’orthographe d’un mot, je regarde le dictionnaire. Cela n’entame pas mon statut dans la classe! Non, la relation hiérarchique ne doit pas être une relation de subordination ou de soumission.
CV. Nous sommes tous dans un lien de subordination. Mais subordination n’est pas soumission, pour moi. Et ce qui caractérise le lien de subordination, c’est que le supérieur a l’obligation de veiller à la santé physique et mentale et à la sécurité de son subordonné. C’est ce que je ressens depuis que je suis inspectrice : je suis au service des directeurs et directrices, des enseignantes et enseignants, qui sont au quotidien au service des élèves et des familles.
Repenser le rapport hiérarchique
LG. Il me semble que l’on doit repenser totalement le rapport hiérarchique, le fonctionnement vertical descendant/remontant de notre système avec passage obligé par la case supérieur hiérarchique ne fonctionne plus dans un système où le niveau de recrutement des enseignants est celui de cadres, ou l’horizontalité des échanges à travers le web et les réseaux sociaux est devenu la norme. Il y a non seulement quelque chose de désuet dans ce fonctionnement pyramidal, mais il est en plus inefficace. Le rendez vous de carrière est l’occasion de repenser le management dans l’éducation nationale, il est temps de penser formation, animation, motivation plutôt que contrôle, suspicion, injonction.
laisser enfin derrière nous l’héritage bureaucratique qui est le nôtre
CV. Je pense que l’inspection n’était déjà généralement plus ce dont tu parles et que le pyramidal a déjà pas mal évolué. Mais je suis d’accord pour dire avec toi que le rendez-vous de carrière est aussi un rendez-vous pour penser ensemble la transformation de nos métiers et de nos relations. Et pour laisser enfin derrière nous l’héritage bureaucratique qui est le nôtre.
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[1] et [2] Catherine Blondel, Petit traité de philosophie à l’usage des accros du boulot, éd. Village mondial