L'enseignement agricole se distingue par ses pédagogies innovantes. Enseigner le territoire par et avec le territoire est un temps fort dans la scolarité des jeunes. Ils sont initiés à l'approche pluridisciplinaire et vivent une formation à la citoyenneté dynamisante et originale.
Enseigner le territoire : 40 ans d’innovation pédagogique pour l’enseignement agricole
Depuis sa création en 1848, l’enseignement agricole enracine son action éducative au sein des territoires et en lien avec eux. Avec les lois Pisani de 1960/62, l’enseignement agricole est devenu un système de formation à part entière. Les écoles d’agriculture rurales se sont transformés en lycées agricoles, ayant désormais les moyens de réaliser leur mission, c’est à dire former les agriculteurs et les entrepreneurs du vivant de demain.
Avec une dotation en personnels et en moyens atypiques (exploitations agricoles au sein des lycées, présence d’ingénieurs agronomes et d’animateurs socio-culturels, foyers…), ces établissements se sont distingués par leur dynamisme et la mise en œuvre de pédagogies innovantes. Ancrés au cœur de la ruralité, les équipes éducatives ont pu organiser une partie de leur enseignement en faisant de la profession et des acteurs territoriaux des partenaires privilégiés intégrés à la vie du lycée. En appui, une pratique pédagogique inédite, « l’étude de milieu », s’est construite progressivement à la fin des années soixante. En rupture avec les pédagogies traditionnelles, elle prend comme support le territoire dans l’acquisition des connaissances par les apprenants, en les mettant en activité sur un mode projet. Enseigner le territoire par et avec le territoire prenait ainsi corps.
L’étude de milieu pour Enseigner le territoire autrement
Expérimentale au début, la pratique de l’étude de milieu s’est diffusée progressivement au sein de notre système de formation, grâce notamment à l’engagement des formateurs du centre d’expérimentation pédagogique (CEP) de Florac et du centre d’étude de milieu et de pédagogie appliquée du ministère de l’agriculture (Cempama) de Beg-Meil.
L’objectif était de réaliser avec des élèves (encadrés par leurs enseignants), au cours d’un séjour à Florac ou à Beg-Meil d’une durée de 15 jours, une étude du lieu (du milieu). Par le biais de multiples visites, par la conduite d’activités sportives et culturelles, les apprenants découvraient un espace différent de leur quotidien. À la fin de leur séjour ils devaient, en apprenant à travailler en équipe, restituer leurs travaux (souvent sous la forme d’une monographie exhaustive présentant le lieu de leur séjour) aux acteurs du territoire.
Les élèves présentaient ainsi la géographie de l’espace considéré, les coutumes et l’histoire locales, les données socio-économiques, les enjeux de développement, la faune et la flore, etc. Ils s’initiaient ainsi à une forme de pratique de la pluridisciplinarité, 40 ans avant leur introduction dans les collèges de l’Éducation Nationale. Un débat suivait, et les commentaires des personnalités locales invitées étaient au rendez-vous. La production des élèves était ainsi valorisée socialement. Les supports de restitution utilisés pouvaient être écrits ou audio-visuels. La créativité de chacun pouvait librement se déployer.
Au delà de l’apport de connaissances, les élèves apprenaient aussi à « vivre ensemble » au sein d’un collectif d’étude. Savoirs fondamentaux, savoirs-faire et savoirs être étaient ainsi approchés. Ce temps « atypique » dans la scolarité permettait aux enseignants de mieux connaître leurs élèves, de poser avec bienveillance les règles de vie commune, de construire des liens de confiance et de complicité. Les soirées, comme on peut se l’imaginer, étaient souvent festives et animées. Les adolescents, loin d’un contexte familial traditionnel, se découvraient au sein du groupe. Ces activités permettaient aussi souvent de souder le groupe classe pour le reste de l’année.
Replacer cette formule « pédagogique » dans son époque
Néanmoins, pour avoir une vision juste, il faut replacer cette formule « pédagogique » dans son époque : celle des « trente glorieuses » où la télévision était encore peu répandue, où les voyages et les loisirs étaient peu démocratisés, où la majorité des agriculteurs ne partaient pas en vacances (faut-il préciser qu’internet et les réseaux sociaux n’existaient pas ?). La découverte du causse à Florac ou du littoral à Beg-Meil marquaient inévitablement les jeunes de cette époque.
Vulgarisée et pratiquée durant une vingtaine d’années (1967-1989), l’étude de milieu a progressivement perdu le caractère expérimental des débuts pour être « institutionnalisée » et inscrite dans les référentiels de formation.
De l’étude de milieu au diagnostic de territoire
En parallèle, il y a trente ans, grâce aux travaux d’économistes et de géographes, la question du développement des territoires a émergé dans le débat scientifique et politique. Dans une France centralisée qui voyait ses métropoles se développer et ses campagnes se vider, la question du devenir des territoires en déprise devint un objet de recherche scientifique.
Selon A. Marcoux (inspection de l’enseignement agricole, ingénieur général honoraire), « longtemps on a fait fi de la différenciation spatiale et l’on a souvent répondu aux problèmes en adoptant des mesures uniques appliquées de manière identique mais un constat a fini par s’imposer : l’espace n’est ni indifférencié ni indifférent et à l’échelle locale règne la diversité. ».
Ainsi, une nouvelle façon de penser le développement local, fondée sur la posture d’acteur, vit le jour durant les années 80-90. Des géographes et des économistes (G.Di Méo, G.Benko, A.Lipietz, D.Maillat…) mirent en lumière l’existence d’initiatives locales qui généraient une dynamique de développement à l’échelle d’un bassin de vie, d’un bassin d’emploi. Ils remarquèrent que des projets partagés originaux, construits localement par les acteurs du secteur privé et public, y naissaient et généraient de l’emploi et du lien social.
Dans le tournant du siècle jusqu’à ce jour, « faire de cette notion de territoire un enjeu de formation est donc une démarche riche de sens » (A.Marcoux). L’enseignement agricole, accoutumé à la pratique de l’étude de milieu, s’empara de cette problématique nouvelle et offrit aux élèves la possibilité de s’initier à l’analyse de la complexité d’un territoire. Les référentiels de formation suivirent cette tendance et l’intégrèrent (par exemple, la création du module EATC en seconde en 2000).
Aujourd’hui, la production par les élèves d’un diagnostic de territoire est mieux maitrisée. Ils fonctionnent souvent en imitant l’organisation d’un bureau d’étude et se frottent à l’analyse de la complexité du réel. Les élèves sont également initiés à une démarche d’enquête : ils se documentent, rencontrent les acteurs locaux, découvrent les controverses.
Ils sont souvent amenés à s’interroger sur les limites du modèle de développement suivi (durabilité) et interrogent les acteurs sur les conséquences de choix opérés dans le passé. Le territoire est, grâce à ce type de progression pédagogique, un objet et un support de formation interdisciplinaire.
C’est aussi un nouveau type de formation à la citoyenneté qui est en œuvre. En restituant leur production aux acteurs locaux, les jeunes s’initient au débat démocratique et découvrent de l’intérieur le mille-feuille administratif français. En délaissant ainsi les canons-type d’un catéchisme républicain et d’une instruction civique désincarnée, l’enseignement agricole aborde de manière vivante et dynamique la formation à la citoyenneté. Au final, on vise la formation des citoyens du monde rural de demain. La formation au jugement, l’initiation à l’esprit critique et à la complexité prennent toute leur place.
Quelles perspectives nouvelles sont à explorer ?
La force de l’étude de milieu était de mettre en avant la construction du groupe « professeur – élèves » en privilégiant le vécu de moments forts favorisant la création d’une unité au sein d’un collectif hétérogène. On y découvrait un « espace » dépaysant qui se révèle aujourd’hui être un territoire complexe sous tension.
Depuis plusieurs années, on observe un nouvel intérêt pour ce type de démarche pédagogique. Face à des élèves difficiles, souvent indisciplinés, en souffrance par rapport à un parcours scolaire ou familial chaotique, les enseignants déclarent être quelque peu démunis. La réalisation d’un voyage d’une semaine permet de fixer le cadre d’une vie de groupe correcte et de dépasser ce type d’obstacle, notamment si les élèves sont associés en amont à son organisation.
Depuis plusieurs années, on recherche des stratégies afin de lutter contre le décrochage scolaire. L’objectif est d’ancrer les élèves dans leur formation. N’y a t-il pas dans la longue expérience de l’enseignement agricole des idées à retenir ?
L’éducation à l’environnement et au développement durable deviennent des enjeux de société forts. Encore une fois, l’idée de partir du « terrain », de l’analyse du réel pour aborder des controverses paraît d’actualité. Dans cette perspective, on peut parier que le territoire plus que jamais reste et demeurera un objet particulier dont les pédagogues peuvent se saisir.