Dans l'Enseignement supérieur et la recherche (ESR), le confinement livre des enseignements (découvertes ou confirmations) sur le travail, le rapport à soi, aux autres. Ferroudja Allouache, maîtresse de conférences à l'université Paris VIII, témoigne sans masque.
À lire absolument.
ESR série. Enseignement supérieur et Recherche : qu’en est-il de cette retraite très particulière que constitue la période actuelle de confinement pour des enseignant·e·s et chercheur·e·s ? Pour celles et ceux habitué·e·s à s’isoler volontairement pour écrire, mener leurs travaux… ? Pour celles et ceux dont les recherches et la production scientifique s’appuient sur un travail collectif ?
ESR#1. Un grand merci à Accueil et interculturalité à l’université », un témoignage de Ferroudja Allouache paru dans le numéro 50 – décembre 2019 de Quoi de neuf ?, la revue francilienne des Sgen-CFDT).
pour cet entretien (pour aller plus loin : «FERROUDJA ALLOUACHE est maîtresse de conférences en littératures française et francophones, à l’université Paris VIII – Vincennes-Saint-Denis. Elle est co-responsable de son département et chargée de mission de la réussite étudiante/Cordées de la réussite.
Pour ouvrir cette série consacrée à l’ESR, pouvez-vous, Ferroudja Allouache, vous présenter ?
Je travaille à l’université Paris 8 depuis 2010. J’ai d’abord exercé en tant que détachée du second degré, au département de communication/français langue étrangère. Depuis 2017, je suis maîtresse de conférences au département de littérature.
Comment travaillez-vous actuellement dans l’ESR ?
Je commencerai par un constat, a posteriori : jamais, je n’ai autant été débordée par le travail, jamais autant assaillie par une charge aussi lourde du point de vue pédagogique et administratif.
Du côté pédagogique dans l’ESR
J’assure trois cours, dont un, intitulé « Langue française en Iran : traces et persistances par la littérature », destiné aux étudiant·e·s de licence (62 inscrit·e·s !) ; un cours de méthodologie de l’expression écrite et orale (ouvert à tou·te·s) ; enfin, un séminaire de master sur la question des « modèles en littératures francophones ».
D’une part, il s’agit de gérer à distance une continuité pédagogique. Ainsi, je demande aux étudiant·e·s de licence deux « journaux littéraires », censés les aider dans la lecture d’une œuvre francophone iranienne choisie avant le confinement. Toutes les semaines, nous communiquons par Skype, Big Blue Botton, Renater… ou par téléphone pour celles et ceux qui, pour des raisons multiples, n’ont pas accès à ces systèmes de visioconférence.
Les échanges permettent surtout de parler de la manière dont chacun·e vit son confinement (stress, maladie, gestion du temps…).
Une mailing list avait été établie avant le confinement. Elle permet la libre circulation des informations : articles à lire, films à voir, dernières informations de l’université… Chacun·e peut écrire à tout le groupe pour faire part de ce dont il·elle a envie. Il s’agit aussi de transmettre les ressources en ligne pour l’aide à la réalisation des travaux : site de la BNF, accès libre à des plateformes (Fabula, Institut des textes et manuscrits modernes…).
D’autre part, je lis et commente chaque journal (ce qui me prend un temps inimaginable sur l’ordinateur), que je renvoie personnellement, accompagné d’un message plus ou moins long, en fonction des remarques.
Ce commentaire est valable pour les trois cours assurés.
En tant que référente Erasmus, je m’occupe aussi du relationnel avec les étudiant·e·s de Paris VIII parti·e·s un semestre ou une année à l’étranger (correspondances, visioconférences, validation, retour, etc.).
Du côté administratif dans l’ESR
Je suis co-responsable du département, ce qui implique qu’avec mes collègues, nous nous réunissions une fois par semaine, durant 2 à 3 heures, en visioconférence.
Il nous revient, à mon collègue et moi, de veiller au bon déroulement des cours à distance, de faire circuler toutes les informations envoyées par la présidence de l’université : aide en bons alimentaires pour les étudiant·e·s dans le besoin, fournitures de matériel informatique, 4G, etc.
Ces réunions permettent aussi d’échanger sur nos pratiques pédagogiques. C’est nécessairement le calendrier universitaire qu’il faut modifier (prolonger le semestre et reculer le délai des dates de remise des travaux, des jurys de licence et master, etc.), les évaluations qu’il faut alléger puisque notre public, majoritairement issu de la Seine-Saint-Denis, n’a pas toujours accès aux documents (livres, dictionnaires…) nécessaires à la réalisation des travaux.
Nous avons le soutien indéfectible de la présidence de l’université. Tout est mis en place pour aider les étudiant·e·s démuni·e·s, surtout financièrement.
Le problème de la déperdition, surtout des L1, pose aussi question. Comment maintenir les liens quand certain·e·s ne répondent pas ou plus aux mails ? Là encore, le temps déployé pour les contacter – grâce aussi à des étudiant·e·s qui s’organisent pour maintenir l’entraide – est conséquent.
Les réseaux continuent de fonctionner. Les étudiant·e·s très investi·e·s politiquement m’informent de tout ce qui est régulièrement mis en place pour venir en aide à leurs pair·e·s : distribution de paniers par le Secours populaire, de bons alimentaires, etc.
Extension du temps de travail dans l’ESR
Jusqu’à la semaine dernière, je restais devant l’ordinateur de 9 h à 19-20 h, du lundi au dimanche : lecture des travaux, Skype, réunions du département…
Avant le confinement, je lisais un roman par semaine. Depuis cette catastrophe sanitaire, je n’ai pas le temps de lire pour moi !
Qu’est-ce qui est important à vos yeux dans cette période ?
Ce qui me semble important, c’est de prendre la mesure de la situation grave que nous vivons.
Pour ma part, je découvre, comme une nouvelle-née, la beauté des bourgeons sur les branches des arbres, les couleurs autour de moi. Même si je n’ai pas le temps pour la rêverie, chaque fois que je suis obligée de sortir, j’ai envie de m’asseoir pour admirer un arbre, regarder le canal… Je n’ai jamais vu autant d’étoiles dans le ciel de Paris. Quelle pureté dans l’air !
Ce qui me semble important, c’est de prendre la mesure de la situation grave que nous vivons.
Y a-t-il des choses qui sont devenues (ou redevenues) prioritaires dans l’ESR ?
Je ne sais pas si, une fois cet événement quasi-dystopique derrière nous, je changerai de point de vue. Je dirais : d’abord rassurer les étudiant·e·s…
C’est difficile à dire. La question engage une réponse à un moment de crise. Je ne sais pas si, une fois cet événement quasi dystopique derrière nous, je changerai de point de vue. Je dirais : d’abord rassurer les étudiant·e·s, plus fragiles car il·elle·s « paniquent » pour des notes, une validation, à terme un diplôme.
Les rassurer signifie les accompagner dans une réflexion qui prend appui sur eux·elles-mêmes, pas en dehors. Comment se sentent-ils·elles ? Il m’importe de les faire parler, de mettre des mots sur un mal-être. Je découvre qu’ils·elles ont honte de dire qu’ils·elles vont mal. C’est comme si ça ne se disait pas. Comme lorsque nous sommes en cours, en présentiel. Nous n’avons pas le temps de nous préoccuper de ce genre de question. Pas de temps !
Et là, présentement, c’est ce temps qui m’importe le plus. C’est le temps de la santé psychique des étudiant·e·s qui me préoccupe. J’essaie, autant que possible, de faire émerger cette parole qui reste encore trop dans l’ombre, comme réduite au silence.
C’est le temps de la santé psychique des étudiant·e·s qui me préoccupe.
Cette honte de dire est aussi partie prenante d’une absence de solidarité entre étudiant·e·s : je peine à créer des liens, dans le groupe-classe, à faire en sorte que chacun·e se sente à l’aise avec les autres. Puisque toute parole personnelle semble muselée, contrôlée, que rien ne jaillit spontanément, on ne peut attendre cette solidarité. L’espace classe ne laisse pas de place à cette parole tue, non dite. Alors, avec le confinement, j’encourage les étudiant·e·s à parler, à écrire leur « isolement »… mais il faudrait encore plus de temps à ce temps pour y parvenir en partie.
avec le confinement, j’encourage les étudiant·e·s à parler, à écrire leur «isolement »…
Qu’est-ce qui vous a surprise ?
Je suis encore épuisée par le temps passé devant l’ordinateur. Jamais je n’aurais pensé que cette manière de travailler puisse être aussi chronophage. J’avoue aussi que je découvre la difficulté à m’accorder des espaces de liberté pour écrire, lire et dessiner. Le confinement ne me permet plus de marcher deux heures par jour comme je le faisais. Or, je me surprends, parce que je suis sur le point de chuter vers le burn out, parce que je me prive moi-même, sans m’en rendre compte, de ce loisir minimal : lire et dessiner.
Le plus important sera de m’imposer ce « temps plaisir » dont dépend en grande partie mon état psychique.
J’ai réalisé quelques dessins, dont un paysage grec du Péloponnèse, quelques Van Gogh et Cézanne.
Des paysages. L’extérieur. Sans m’en rendre compte…
Selon vous, quel peut être le rôle du syndicat dans ce contexte ?
Continuer à imaginer d’autres formes de vivre-ensemble, réinventer la solidarité.
Crédits illustrations
visuel ESR série : lumière(s) © ElisaRiva / Pixabay
Portrait, arbre en fleurs dans Paris XIXe arrondissement, et dessins © Ferroudja Allouache