François Dubet et Marie Duru-Bellat, dans L'École peut-elle sauver la démocratie ?, établissent un bilan de la massification scolaire en matière d'égalité des chances, d'insertion professionnelle, sociale et citoyenne.
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En quoi les inégalités scolaires sont-elles un problème de justice sociale et aussi un péril pour la démocratie ?
En France, la carrière scolaire reste fortement déterminée par le milieu social de naissance. Notre modèle scolaire prône la réussite selon le mérite, or en l’absence d’égalité des chances face à l’École, les principes officiels dans lesquels la société est censée se reconnaitre et adhérer ne sont pas respectés. Ceci est nocif pour la démocratie. L’abstention aux élections reste statistiquement liée à des niveaux d’instruction bas et à des situations sociales défavorisées. Qu’une majorité des jeunes des milieux populaires se désintéressent de la vie politique est un problème pour la démocratie, mais plutôt que d’incriminer l’École seule, il faut aussi regarder du côté des partis politiques qui s’adressent de façon assez distincte aux plus ou aux moins instruits. Et quand les partis de gauche renoncent à parler aux milieux populaires, c’est un problème…
Notre modèle scolaire prône la réussite selon le mérite, or en l’absence d’égalité des chances face à l’École, les principes officiels dans lesquels la société est censée se reconnaitre et adhérer ne sont pas respectés.
Marie Duru-Bellat
Tous les systèmes scolaires produisent des inégalités, mais les inégalités scolaires qui entrainent des inégalités sociales brutales sont un problème parce que ce sont globalement toujours les mêmes individus qui récoltent les bénéfices de la réussite scolaire. Ce qui est dangereux, aussi, c’est quand les inégalités scolaires n’apparaissent pas simplement comme hiérarchisant les individus, mais qu’elles créent des clivages sociaux – avec de la défiance, de l’hostilité envers les valeurs que promeut l’École (le progrès, la raison, la science) qu’on retrouve exprimées dans les votes.
La massification scolaire a-t-elle élevé la confiance des citoyens et citoyennes en la démocratie ?
On peut répondre oui dans le sens où l’adhésion aux valeurs de la démocratie est globale : aujourd’hui, les niveaux de tolérance, d’information sur le monde, les compétences que les individus mettent en œuvre dans leur vie professionnelle ou quotidienne sont plus élevés. Mais d’un autre côté, l’impact des inégalités scolaires s’est plutôt renforcé car, quand l’emprise des diplômes sur l’emploi est très forte – et c’est le cas en France –, chacun va plutôt jouer l’accentuation de ces inégalités scolaires puisque, dans un système de concurrence, il a intérêt à avoir les meilleurs diplômes.
d’une certaine façon l’autorité de la culture scolaire (la science, la raison, l’esprit critique…) décline et se traduit par une certaine perte de confiance envers les autorités (politiques, scientifiques…).
François Dubet
Un second élément à prendre en compte est la perte par l’École de son monopole en matière d’éducation : tout enseignant sait bien que les élèves passent plus de temps devant les écrans que sur leurs cours, et d’une certaine façon l’autorité de la culture scolaire (la science, la raison, l’esprit critique…) décline et se traduit par une certaine perte de confiance envers les autorités (politiques, scientifiques…).
La massification est un mot très agrégé mais dans le détail, qui se retrouve dans les sections d’enseignement général et professionnel adapté, dans les filières de BTS, dans les classes préparatoires aux grandes écoles ou les sections scientifiques des écoles d’ingénieur ? La massification n’a pas fait disparaitre les ghettos. Elle a sans doute unifié les goûts culturels des jeunes, mais il reste des lieux très clivés dans cette massification inachevée que Pierre Merle a appelé une « démocratisation ségrégative ».
Certes, on reste plus longtemps à l’École, mais pas dans les mêmes filières, options, établissements. Dès l’école primaire, des enfants se disent « nul·le·s » et la façon dont on gère leurs difficultés scolaires (qu’on considère toujours comme un échec, et pas simplement comme une étape normale dans un processus d’apprentissage) les disqualifie. Ce processus étant cumulatif, l’écart avec les autres va s’accroître au collège, en sorte qu’on serait tenté de reprendre le titre de Christian Baudelot et Roger Establet, L’école primaire divise parce que cela reste vrai et dure plus longtemps. C’est un progrès que les jeunes ne travaillent plus dès 14 ans, mais cela ne les console pas d’être orientés dans des filières qui ne sont pas d’égale valeur.
Certes, on reste plus longtemps à l’École, mais pas dans les mêmes filières, options, établissements. Dès l’école primaire, des enfants se disent « nul·le·s » et la façon dont on gère leurs difficultés scolaires (qu’on considère toujours comme un échec, et pas simplement comme une étape normale dans un processus d’apprentissage) les disqualifie.
Marie Duru-Bellat
Comment penser la formation des futurs citoyens et citoyennes dans et hors l’École ?
En France, dès qu’il y a un problème (d’inégalité filles-garçons, de terrorisme…), on se tourne vers l’École, mais il faut rappeler qu’elle ne peut pas tout ! Quant à la question de la formation, elle ne se pose pas que pour les élèves : il y a aujourd’hui un problème de recrutement et de formation des enseignant·e·s qui n’est pas spécifiquement français.
Enfin, élément essentiel, on s’aperçoit qu’éduquer à la citoyenneté au travers de cours théoriques ne fonctionne plus. Je crois qu’il faudrait réactiver l’idée pédagogique qu’on est formé par une communauté éducative, que les valeurs de la démocratie, du civisme s’apprennent dans l’apprentissage d’une vie commune à l’École. Ce qui implique de réfléchir à la cohésion des équipes éducatives, entendues au sens large en incluant les activités périscolaires.
je pense qu’il faut changer de modèle éducatif. Les grandes écoles valorisent une vraie vie collective avec énormément d’activités, de stages d’observation, d’alternance. Au fond, ce modèle qui marche est réservé aux élites.
François Dubet
De manière générale, je crois à une éducation où les élèves sont mis en situation de faire : de la science, comme avec La Main à la pâte ; des expériences démocratiques plutôt que d’apprendre des leçons sur la démocratie… C’est une vraie révolution éducative et je constate, hélas, qu’aucun·e des candidat·e·s à l’élection présidentielle n’évoque cette piste : pour les un·e·s la réussite de l’École est affaire de moyens – sans doute, mais ce n’est pas suffisant – et pour les autres, d’un retour à la discipline et à l’autorité – je n’y crois pas –. En revanche, je pense qu’il faut changer de modèle éducatif. Les grandes écoles valorisent une vraie vie collective avec énormément d’activités, de stages d’observation, d’alternance. Au fond, ce modèle qui marche est réservé aux élites.
En France, le mode d’enseignement est très frontal : il y a très peu de débats et quand les élèves parlent entre eux, c’est plutôt suspect. Bien sûr certains enseignant·e·s le font déjà, mais il faudrait instaurer au sein des classes davantage de débats d’orientation plus pluridisciplinaire. Pour ce faire, il faut former les enseignant·e·s qui, pour l’instant, ne se sentent pas tous légitimes à parler, par exemple, des attentats, de la laïcité parce qu’il·elle·s n’ont pas appris à gérer des groupes et à les aider à discuter. Quant aux personnels non-enseignants qui pourraient intervenir, ils ne sont pas assez nombreux dans les établissements.
La démocratie, c’est aussi reconnaitre qu’il y a des richesses, insuffisamment exploitées, dans toute la vie sociale.
Marie Duru-Bellat
Il faut évoquer aussi le parascolaire et la vie associative en général. On a vu pendant le confinement combien le recours à des gens extérieurs à l’École était bénéfique au suivi de certains élèves. La démocratie, c’est aussi reconnaitre qu’il y a des richesses, insuffisamment exploitées, dans toute la vie sociale. L’École a été conçue comme un monde fermé, protégé, et elle a mis longtemps à s’ouvrir aux familles, à la vie associative, au monde de l’entreprise… Pour que les élèves soient davantage acteurs et actrices de leurs apprentissages, il faut accepter de sortir du modèle classique enseignant·e-élèves, il faut aussi savoir faire confiance : aux apprenant·e·s, aux familles, aux partenaires de la vie civile…
Cet entretien a paru dans le no 284 – Mars-avril de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.