La vacance du pouvoir à Haïti depuis quelques années nuit à la stabilité du pays en proie aujourd’hui à des gangs armés. Encore une fois, c’est l’éducation des enfants, des étudiants qui est touchée. Junior et Pascal de Solidarité Laïque essaient pourtant de maintenir l’école partout où c'est possible.
Les récents événements à Haïti bouleversent la vie des habitants des grandes villes. Les gangs qui sévissent au sein de la capitale Port-au-Prince empêchent notamment les écoles, les collèges et les universités d’ouvrir leurs portes. Ainsi, des milliers d’enfants, de jeunes et d’étudiants ne peuvent apprendre.
Malgré ce chaos, Solidarité Laïque, présente notamment depuis plus de trente ans dans la Grand’Anse essaie de maintenir coûte que coûte des oasis de savoirs.
Junior Mercier (Directeur de Solidarité Laïque Caraïbes) et Pascal Kouamé (Directeur des actions de Coopération Internationale de Solidarité Laïque) sont les interlocuteurs chargés de ces soutiens aux peuple haïtien. Ils ont accepté de répondre aux questions du Sgen-CFDT, un article qui entre pleinement dans cette semaine mondiale de l’éducation.
Pourquoi la situation politique de Haïti est compliquée en ce moment ?
Junior :
- Haïti a connu une longue période de dictature de 1957 à 1986 avec les Duvalier père et fils. De mon point de vue de sociologue, notre pays n’a pas eu le temps de faire de transition vers la démocratie.
- Depuis 1986, on a connu une instabilité politique importante avec de nombreux coups d’État, un seul président a réussi à faire deux mandats. On n’a pas réussi à organiser correctement des élections d’où les difficultés.
A Haïti, la population ne respecte pas l’autorité de l’État.
La suite des différents gouvernements de transitions nous amène aujourd’hui à une phase de chaos où on a des hommes armés, des hommes armés par la classe politique. - Ce phénomène n’est pas nouveau et date de l’époque de Prosper Avril (1988 – 1990), un général. On avait des « Zenglendo », des groupes cagoulés qui entraient dans les maisons la nuit pour piller les habitants, voler, violer.
- Avec la montée au pouvoir du Président Aristide au début des années 90, puis un coup d’État quelques mois plus tard qui va le renverser et le conduire à l’exil pendant trois ans, on a vu revenir avec l’armée le retour des « tontons macoutes » du temps des Duvalier.
- Le peuple va se révolter contre des gangs ce qui va entrainer le retour du Président Aristide en 1994. L’armée sera dissoute ce qui aura pour effet de laisser un boulevard au désordre dans le pays.
On va armer des partisans du Président pour le défendre. Cela va amener au phénomène que l’on appelle « les Chimères Lavalas », des gens manipulés par le pouvoir en place, des gangs des quartiers pauvres de Port-au Prince qui rançonnent et tuent en toute impunité pour terroriser la population. - Nouveau coup d’État en 2004 donc de nouveau un pouvoir provisoire avec à sa tête un juge de la Cour de cassation, qui va organiser des élections en 2006. C’est le dauphin du Président Aristide qui est élu. Avec l’appui des Nations Unies, il met en place un programme : Développement, Désarmement, Réinsertion.
Cela a donné quelques résultats et a entrainé une stabilisation du pouvoir jusqu’en 2015. Si durant cette période existaient tout de même des cas d’insécurité, Haïti a connu une certaine respiration démocratique. - Le séisme de 2010 a effondré le pays mais des élections ont eu lieu. Michel Martelly est élu mais son manque de connaissances du pouvoir, les personnes qui vont l’entourer, vont provoquer une forte opposition dans le pays provoquant des émeutes un peu partout. Pendant cette présidence, beaucoup de jeunes dans les quartiers populaires ont reçu des armes pour appuyer le pouvoir.
- Le Président Moïse est élu en 2016 avec un taux de participation très faible. Immédiatement, cela a provoqué opposition, controverses sur cette élection. Des manifestations se sont organisées bloquant le pays plusieurs mois. Le 7 juillet 2021, le Président Moïse est assassiné.
Et les gangs dont on entend parler aux actualités, d’où cela vient-il ?
Junior :
Haïti reste dans une instabilité politique permanente, avec des hommes politiques actuels sanctionnés par de nombreux pays dans le monde dont la France, le Canada et les Etats-Unis ainsi que de l’ONU.
Les gangs d’aujourd’hui ont à leur tête d’anciens policiers ou militaires. Récemment, ils ont créé une fédération et souhaitent enfin se mettre autour de la table pour discuter de la transition et des nouvelles élections.
Cela fait 220 ans qu’Haïti est indépendant et c’est la première fois que notre pays se trouve dans un tel état chaotique.
La communauté internationale est très critiquée notamment la France ancien pays colonisateur. On a aussi le « corps groupes » formés d’ambassadeurs étrangers qui influencent énormément les décisions. Ce groupe pèse aussi beaucoup sur les personnes qui arrivent au pouvoir.
Si l’on ajoute à cela, une inflation galopante et une très forte augmentation du coût de la vie, la cherté des produits de première nécessité, la population haïtienne reste très vulnérable.
Enfin, le pays connaît un blocus empêchant la libre circulation du fait des gangs qui ont décidé d’attaquer un certain nombre d’institutions. Des écoles, des universités, la bibliothèque nationale ont été incendiées. L’aéroport international de Port-au-Prince est fermé, les compagnies craignant pour la vie des équipages.
Avec cette situation, comment cela se passe-t-il aujourd’hui pour les écoles ? Y a-t-il des différences entre la capitale Port au Prince et le reste du pays ?
Junior :
Avant de parler du système éducatif, il faut dire que le pays ne dispose que de 16 % d’écoles publiques gratuites.
Pourtant dans la constitution haïtienne, l’école doit être gratuite pour tous les enfants. On a donc une privatisation de l’éducation dans notre pays, avec un ministère ne disposant pas des moyens nécessaires pour faire fonctionner correctement le système éducatif.
La domination des gangs a bien évidemment frappé ce système. A Port-Au-Prince, pratiquement toutes les écoles sont fermées ce qui touche plus du tiers de la population du pays. Ils attaquent les écoles et les collèges.
On a pu assister à une réouverture de certaines écoles en septembre, dans certaines zones. Le fonctionnement des écoles, c’est un peu comme un escalier : dans certaines zones, on aura 5 % des écoles ouvertes, dans d’autres 50 %, 80 voire 100 %.
En janvier les écoles ont fermé dans les grandes villes du fait des manifestations et dans le Grand sud là où Solidarité laïque intervient beaucoup. Depuis février, cela rouvre mais dans les grandes villes, l’insécurité demeure.
Ainsi, aucune école ne fonctionne à Port-Au-Prince.
La situation est très floue et nous n’avons pas de chiffres fiables. Nous, dans notre zone, on arrive encore à organiser des activités dans les écoles seulement depuis février. Les enfants sont donc restés chez eux pendant deux mois et continuent d’être chez eux dans les zones où cela n’a pas rouvert. Pour ces écoles fermées, les enseignants essaient d’envoyer des devoirs aux élèves par Internet et les enfants travaillent avec les parents.
Les familles qui avaient les moyens avant la fermeture de l’aéroport ont décidé d’envoyer leurs enfants aux États-Unis ou en République Dominicaine.
Comment se traduit cette insécurité pour les enfants ?
Junior :
Les enfants ont peur tout comme les familles. Des parents ont décidé de garder leurs enfants depuis le début de ces conflits (2021) à la maison. Ceux qui ont les moyens ont émigré vers la Floride.
Même le Lycée Français de Port-Au-Prince est fermé.
Des enfants sont envoyés aussi en Martinique ou en Guadeloupe. Les enfants qui restent chez eux ne peuvent accéder à une forme de socialisation et beaucoup de familles se posent la question de fuir. Des habitants quittent également les zones urbaines pour se réfugier dans des régions réputées plus sûres. Solidarité Laïque essaie ainsi d’apporter un appui psychosocial à ces enfants. Avec les moyens dont on dispose, les vidéos de sensibilisation, nos équipes sur place pour sensibiliser les parents sur les signes porteurs de stress chez l’enfant, on arrive à faire des choses. On a des enfants qui sont traumatisés par ce qu’ils ont vu ou entendu (meurtres, cadavres dans les rues, bruit de balles, viols).
Les plus sanctionnés dans tout ça, ce sont les enfants qui vivaient dans les bidonvilles qui ne peuvent fuir à l’étranger faute de moyens, qui peuvent à la rigueur aller en province à la condition d’avoir de la famille ou un point de chute.
Ces enfants peuvent aussi passer sous le contrôle des gangs car l’État n’a pas les moyens d’envoyer des professeurs dans ces zones. Ces gangs, formés surtout de jeunes de 14, 15 ou 16 ans font leur loi.
Face à un tableau aussi noir, que fait Solidarité Laïque pour maintenir un minimum d’éducation pour les enfants ?
Solidarité Laïque et l’ensemble de ses partenaires, vu l’immensité des problèmes, essaient de venir en aide aux populations avec ses moyens.
Après 30 ans d’actions aux côtés des Haïtiens et Haïtiennes, on arrive à mettre en place divers projets :
- appui à l’école professionnelle de l’Abondance, appui des syndicats enseignants.
- Après le Cyclone Matthew, Solidarité Laïque a renforcé son aide. Nous avons ainsi reconstruit et réhabilité une soixantaine d’écoles dans le Grand Sud du pays, réussi à y amener l’électricité.
- On a formé des centaines d’enfants à la Gestion des Risques Désastres (cyclones, séismes) en mettant en place des plans d’évacuations et en leur apprenant les premiers gestes essentiels.
- On participe à la formation des enseignants sur « comment assurer des normes minimales de classe en situation d’urgence ? ».
- Entre 2020 et 2023, on a mis en place un programme « École, vecteur de changement social » pour construire des écoles dans des zones enclavées. Grâce à l’Agence Française de Développement et l’Ambassade de France, on a transformé ces abris provisoires en véritables écoles.
Tout cela permet de renforcer le tissu social dans ces communautés à travers les Conseils d’école élargis représentatifs de ces populations. Pour aller dans ces écoles, il n’y a parfois pas de routes donc sans le concours de ces communautés, impossible de s’y rendre. On a ainsi pu construire une centaine de salles de classes et réhabiliter ou bâtir 25 écoles.
Quels intérêts représentent ces écoles pour ces communautés ?
Parfois, avant ces constructions, les enfants parcouraient 20 km à pied tous les jours avec tous les dangers qu’ils/elles peuvent rencontrer sur le trajet (attaques, vols, viols). Ces enfants, sans école, sont régulièrement recrutés par les gangs.
Ces nouvelles écoles permettent aux parents de se sentir en sécurité et apportent l’éducation à leurs enfants. C’est certes une petite goutte d’eau mais si on touche 5 à 10 000 personnes, c’est déjà ça.
Dans nos programmes, on met aussi en place des jardins scolaires permettant d’alimenter les cantines scolaires en donnant un repas aux enfants Ils y développent aussi un amour pour la nature et la culture. On y élève des lapins, source de nourriture mais aussi source d’éducation non formelle pour les enfants.
Solidarité Laïque propose des kits d’animation pour les écoles pour appuyer l’éducation. Les écoles représentent tant un centre de loisirs qu’un lieu où on apprend à lire, écrire, compter. C’est un espace d’animation sociale où l’électricité amenée par « électriciens sans frontière » joue un rôle clé. Un écran, un projecteur permet de connecter ces populations avec la réalité dans ces zones reculées.
Ces écoles qui sont au centre des villages jouent un rôle de ressources. On y trouve même des kits de secours pour, en cas de problème, donner les premiers soins. Solidarité Laïque a donc une approche très holistique de l’éducation.
Pascal :
Pour nous, c’est apporter une réponse complexe à des situations difficiles en s’intéressant aux territoires haïtiens où personne ne veut aller, les plus éloignés, dans les montagnes.
L’école que l’on construit est souvent la seule représentation de l’État dans ces territoires.
Notre objectif est de mettre l’école au centre du village et d’en faire un vecteur de cohésion sociale, un moyen de construire la démocratie locale, un endroit où les parents, les enfants, les familles vont pouvoir se retrouver pour construire une vie communautaire.
Dans les écoles où Solidarité Laïque intervient, on voit bien que la démocratie s’installe doucement grâce à la nécessité de dialogue, de consensus, aux projets discutés.
Les enfants de ces villages sont fiers d’avoir une école attrayante, jolie et surtout publique dans un pays où la marchandisation de l’école est importante. Ils peuvent ainsi se projeter.
L’école, c’est un bien commun et on se doit de la défendre, il faut en cela une prise de conscience à Haïti. Pour moi, ce sont ces zones qui vont dispenser une certaine éducation qui vont reprendre le destin d’Haïti en main au détriment des zones urbaines.
On y construit une revitalisation démocratique.
Solidarité Laïque n’est pas directif, mais bien dans la co-construction.
On fait cela dans le cadre des objectifs fixés par l’État haïtien avec l’objectif de donner accès au droit à l’éducation. Chaque communauté doit s’approprier son projet autour de l’école et nous, on les aide. La parole doit pouvoir s’y exprimer librement et notre rôle est d’y aider. Les communautés contribuent à la construction de ces écoles en amenant les matériaux, en construisant des routes car les véhicules souvent ne peuvent y accéder.
Comment vous voyez l’avenir d’Haïti compte tenu de ce que vous faîtes avec Solidarité laïque ?
Junior :
Haïti reste pour moi un grand pays, avec un grand peuple, on doit rester optimiste. Aujourd’hui, on connaît une certaine hémorragie, un grand nombre de personnes ne voyant pas comment élever leurs enfants dans la situation actuelle.
Tant que l’éducation sera là, qu’il y aura de plus en plus d’écoles, on formera les citoyens et citoyennes de demain.
Tout cela doit nous permettre de changer la situation. On vit des moments chaotiques, certes, mais pour un peuple qui a connu la Guerre d’Indépendance de 1804, on se dit que ce que nous faisons avec Solidarité Laïque et nos partenaires, c’est s’inscrire dans le futur du pays.
Le peuple dira à un moment : ça suffit et on pourra co-construire un avenir démocratique. C’est par l’éducation que l’on y arrivera notamment dans ces zones éloignées du pays qui n’avaient jusqu’alors jamais eu d’écoles.
L’éducation doit permettre de construire une maturité politique de la population et cela commence dès le plus jeune âge.
Combien de temps cela prendra-t-il ? Je ne sais pas mais il faut rester optimiste. La « Perle des Antilles » doit reprendre sa place sur le banc des nations.
Pascal :
Haïti a une grande histoire et a toujours été une terre d’accueil ayant soutenu de nombreux pays notamment en Amérique latine. Par exemple, les africains n’ont pas besoin de visas pour venir dans notre pays, c’est inscrit dans la Constitution.
Je suis, pour ma part, optimiste à court et moyen terme et encore plus à long terme.
Un comité de transition a été mis en place regroupant plusieurs partis politiques. Les forces de l’ordre commencent à reprendre le contrôle sur Port-Au-Prince donc une certaine forme de normalité se met en place. Les institutions vont reprendre tôt ou tard le dessus. Pour moi, enfin, le fort patriotisme autour de la culture haïtienne qui est notre identité va permettre de construire ce futur.