L'illettrisme est souvent un sujet tabou pour beaucoup. Pourtant il existe, et lutter contre doit être une priorité tant la lecture est essentielle pour s'intégrer dans la société. le Sgen-CFDT a interviewé Hervé Fernandez, directeur de l'Agence nationale de Lutte Contre l'Illettrisme (ALNCI).
Hervé Fernandez est directeur de l’ANLCI depuis 2011. Juriste en droit du travail de formation, il trouve un sens à son métier dans ce que défend l’agence. L’illettrisme, souvent dénié par beaucoup est pourtant très présent dans notre société occidentale. Le Sgen-CFDT a donc cherché à en savoir plus…
Quel est le rôle de l’Agence en matière de lutte contre l’illettrisme ?
L’Agence a mené plusieurs campagnes de sensibilisation pour augmenter les prises de conscience notamment au niveau des décideurs car l’illettrisme est invisible.
L’idée qu’il est nécessaire de nommer ce problème pour le combattre, de le mesurer, de s’équiper pour agir est ce qui réunit tous les partenaires de notre agence.
L’ANLCI est une structure légère avec de grandes ramifications car elle se doit d’apporter ce qui manque aux partenaires qui la sollicitent (associations, syndicats, collectivités territoriales, établissements scolaires, entreprises, ministères). Ainsi, ils peuvent faire davantage contre l’illettrisme, par delà les différences de sensibilité.
Comment définiriez vous l’Illettrisme ?
Bien le définir est essentiel.
L’Illettrisme concerne des personnes scolarisées dans notre pays qui ne parviennent pas à se faire comprendre en écrivant ou à comprendre en lisant.
Je dirai que cela concerne des individus qui ne parviennent pas à être autonomes dans des situations de la vie quotidienne.
Quand on parle d’illettrisme, on parle de première marche indispensable, c’est très différent de faire des fautes d’orthographe.
Les personnes qui sont dans cette situation parlent notre langue mais il leur manque cette première marche pour être autonome dans les situations de tous les jours. On confond encore trop souvent ce problème de l’illettrisme avec d’autres problèmes à résoudre. Par exemple, les réfugiés ne sont pour la plupart pas illettrés car ils parlent et maîtrisent une autre langue et sont souvent diplômés. Ils n’ont pas honte de ne pas parler français ou de faire des erreurs.
Quelle différence entre illettrisme et analphabétisme ?
La différence entre l’illettrisme et l’analphabétisme est centrale car on ne parle pas de la même chose. Les analphabètes sont essentiellement des personnes qui n’ont jamais été scolarisées dans leur pays d’origine. L’illettrisme concerne, lui, des personnes ayant en commun d’avoir été scolarisées dans notre pays.
Cela représente 2,5 millions de personnes en France..
Quel est le profil des personnes illettrées ?
Cela peut concerner des personnes qui avaient acquis la lecture mais dont les compétences en la matière se sont effritées au fil du temps.
Cela peut aussi concerner des personnes qui n’ont pas acquis de nouvelles compétences notamment pour toutes celles liées au numérique. Cela leur demande un énorme effort à l’écrit. Pour l’agence, il faut donc agir à tous les âges de la vie. L’approche a été confortée grâce aux études menées par l’Agence et l’INSEE.
L’illettrisme touche environ 7 % de la population française en 2011.
Une nouvelle étude a lieu actuellement, les résultats seront disponibles fin 2023 pour mesurer son évolution.
Quel est le profil type ?
Contrairement aux idées reçues, le profil type d’une personne en situation d’illettrisme, serait un homme de plus de 45 ans qui travaille et vit en zone rurale ou faiblement peuplée.
La présence massive du numérique dans notre quotidien révèle un double illettrisme. On parle alors d’illectronisme. Face à cela, l’Agence incite les services qui digitalisent à réinvestir une partie des économies réalisées dans l’accompagnement humain, à minima dans le téléphone et l’accueil physique des personnes les plus fragiles.
L’illectronisme, c’est aujourd’hui 13 millions de personnes qui n’ont pas les acquis en matière d’utilisation numérique. On suppose que sur les 2,5 millions de personnes ayant des problèmes d’illettrisme, beaucoup ont ce problème.
Nous mettons aussi à disposition un outil « EVA » qui mesure les compétences de base, en essayant de systématiser la passation de ces tests proposés aux jeunes et ainsi soient pris en charge précocement. Cela concerne notamment les jeunes en situation d’apprentissage.
Comment lutter efficacement contre l’illettrisme ?
L’objectif que nous poursuivons, c’est bien celui de faire réussir les enfants des familles qui vivent dans les conditions sociales les plus dégradées.
Leur permettre de maîtriser de manière solide et durable un socle de compétences de base, première marche indispensable pour continuer ses études, apprendre un métier, se réaliser dans sa vie active, sociale, familiale. Les enfants ne laissent pas à l’entrée de leur établissement scolaire leurs problèmes matériels, familiaux…
On peut aussi agir à tous les âges de la vie car les compétences de base peuvent se perdre faute de stimulation. Il est nécessaire de détecter l’illettrisme chez les jeunes sortis de l’école, les salariés, les demandeurs d’emploi et d’investir dans les formations de base.
Comment développer son autonomie si l’on ne peut pas lire et comprendre les consignes au travail ? Comment mettre de son côté les meilleures chances de trouver du travail et de le conserver si ses compétences de base se sont effritées ?
Mais encore ?
En fonction de l’endroit où ces personnes vivent, on constate une augmentation de l’illettrisme. L’illettrisme augmente avec l’âge et se trouve plutôt en zone rurale. Il ne faut pas oublier qu’une personne en situation d’illettrisme peut tout à fait travailler sans nécessairement avoir besoin de lire ou d’écrire.
La présence croissante du numérique et les transformations dans le travail révèlent davantage les fragilités. De la même manière, l’illettrisme peut être révélé dans les relations que certaines familles ont avec l’école, dans le suivi des élèves via le logiciel Pronote par exemple. Les périodes d’orientation, de transition des enfants sont ainsi révélatrices des difficultés rencontrées par certains adultes.
Quelles actions mettez-vous en place pour mener cette lutte ?
Pour lutter contre l’illettrisme, il faut avant tout une prise de conscience.
A l’initiative d’un collectif d’une soixantaine d’organisations dont la CFDT, la lutte contre l’illettrisme a été déclarée grande cause nationale.
Depuis, nous organisons chaque année autour du 8 septembre, les journées nationales d’action contre l’illettrisme. Ce la permet d’augmenter la prise de conscience et faire connaître les solutions de proximité. Partout, s’organisent des manifestations labellisées (700 manifestations l’année passée sur tout le territoire).
Nous avons aussi une activité de mesure de l’illettrisme avec l’INSEE pour mettre à disposition des données utiles à l’action. Nous avons ainsi publié le premier atlas de l’illettrisme en France en septembre 2021.
L’une de ses autres missions consiste à mettre à disposition des outils de détection, d’évaluation des compétences de base, de sensibilisation pour faciliter la mise en place de solutions nouvelles.
L’Agence donne des repères. Elle participe, également à la norme européenne visant à mesurer ce que l’on entend par illettrisme. En plus de cela, l’Agence organise la coopération et le lieu pour en faire une priorité, une prise en compte à l’école pour prévenir les situations d’illettrisme. Attention, son rôle s’arrête à la porte de la classe.
Et pour les élèves ?
Pour mieux accompagner les élèves, nous proposons d’agir sur les causes de l’illettrisme.
Cela revient à conforter le travail de l’école en mobilisant les partenaires de la société civile qui luttent contre la pauvreté- et accompagnent les familles.
On renforce les diagnostics qui traduisent la présence de troubles des apprentissages pour mieux les prendre en charge.
Nous travaillons aussi avec le réseau de la lecture publique pour conforter le rôle des bibliothèques qui jouent un rôle essentiel pour l’accès de tous à la lecture. Nous coopérons aussi avec les grands réseaux comme l’AFEV qui peuvent assurer du mentorat auprès des élèves en difficulté.
Nous sommes aussi amenés à sensibiliser les enseignants sur la présence de l’illettrisme chez les adultes et à relayer toutes les initiatives qu’ils/elles prennent pour prévenir les situations d’illettrisme. La mise en place de quarts d’heure lecture, la réduction des effectifs dans les classes, la prise en compte des évaluations participent à sa prévention.
L’objectif est de conforter le travail de l’école et l’entrée de l’élève dans les premiers apprentissages.
La Journée de Défense Citoyenneté à 16 ou 17 ans est un bon outil de repérage. Elle permet ainsi de venir en aide à des jeunes en rupture et de les prendre en charge sur les fondamentaux.
Comment agissez- vous ?
Avec le Ministère de l’Education nationale, avec les partenaires de la société civile, le réseau des bibliothèques, avec les syndicats, avec ceux qui promeuvent la lecture, il s’agit de créer les conditions pour que l’apprentissage de la lecture puisse se faire dans les meilleures conditions possibles et repose sur des bases solides et durables.
L’Agence a ainsi lancé un programme d’aide à l’amorçage de solutions, la Coopérative des solutions. Pour cela, il s’agit d’accompagner les partenaires afin qu’ils puissent créer leur propre projet. Si les priorités sont nationales, elles doivent pouvoir se décliner au plus près des territoires. Nous menons aussi une expérimentation pour soutenir des actions de prévention des risques d’illettrisme dans les entreprises notamment en aidant au repérage des problématiques.
Pour que les actions se développent, nous avons obtenu que la présence de l’ANLCI soit renforcée localement. Des moyens ont été alloués pour recruter dix-huit chargés de mission régionaux à temps complet et représenter l’agence auprès des collectivités territoriales Avec ces réseaux territoriaux, l’effectif de l’Agence est passé de 12 à 30 membres, dans le seul but de positionner des personnes opérationnelles au plus près du terrain.
Quels types de partenariat mettez-vous en place ?
Une des missions de l’agence est de faciliter la prise en main des outils de sensibilisation à destination des différents partenaires, des jeux par exemple pour mieux détecter l’illettrisme et mieux en parler avec les personnes concernées.
Avec l’aide du fonds social européen nous souhaitons relancer notre programme pour amorcer des solutions nouvelles sur le territoire avec pour seul but : coconstruire des solutions avec les acteurs locaux. Ainsi, une collectivité territoriale du Loir et Cher nous avait contacté pour des familles qui n’avaient pas recours à leurs droits mais chez qui des besoins liés à l’illettrisme avaient été identifiés. Nous avons accompagné la collectivité et les travailleurs sociaux pour qu’ils trouvent par eux-mêmes une solution à ce problème et testent ensuite cette nouvelle solution. ils ont eu l’idée de s’appuyer sur une personne dans les immeubles identifiés, un habitant par exemple, qui puisse devenir le relais pour ces personnes en difficulté sur les savoirs de base. Cela commence à fonctionner grâce à ces ambassadeurs de quartier chargés de détecter et d’accompagner les personnes. Nous avons mis en place la Coopérative des solutions sur 17 territoires entre 2020 et 2021. Nous souhaitons étendre ce programme à plus de 100 territoires à partir de 2022.
Quelle évaluation de votre action ?
Il y a plusieurs manières d’évaluer l’efficacité de notre action : observer l’évolution du taux d’illettrisme dans la population, vérifier si la prévention et la lutte contre l’illettrisme sont mieux prises en compte par ceux qui peuvent agir (ministères, collectivités, partenaires sociaux, entreprises, agences pôle emploi, …), vérifier si les outils que nous mettons à disposition améliorent la prise en charge des personnes par exemple.
Nous agissons pour que les crédits alloués soient orientés vers celles et ceux qui sont les plus fragiles. Ainsi, l’Agence pèse pour que des budgets mobilisés dans le droit commun de la formation professionnelle soient fléchés sur la prise en charge de l’illettrisme.
Dans le dispositif « cités éducatives » porté par le Ministère de l’Éducation nationale, il est ainsi nécessaire d’y faire entrer des « actions éducatives familiales »qui facilitent la sortie de l’illettrisme des parents d’élèves, améliorent leur relation à l’école, restaurent l’estime de soi et contribuent ainsi à prévenir l’illettrisme de leurs enfants.
Nous menons ainsi des programmes avec pour moteur l’accès au numérique en luttant contre l’illectronisme. En effet, avouer ne pas savoir lire est souvent difficile, il est plus facile de dire que l’on ne sait pas utiliser l’ordinateur. Les outils numériques doivent ainsi permettre à certaines personnes de réapprendre à lire et à écrire. Nous avons mis en place une démarche en ce sens pour guider les formateurs (démarche Duplex).
Si l’on devait résumer le rôle de l’Agence, que diriez vous ?
En fait, l’Agence amplifie la prise de conscience sur l’existence de l’illettrisme.
Elle sensibilise les décideurs et le grand public en proposant des données objectives sur la présence de ce phénomène invisible. Avec ses chargés de mission présents dans chaque région, elle réunit tous ceux qui peuvent prendre part à la résolution de l’illettrisme. Il font ainsi cause commune et chacun prend la part qui lui revient dans cette action nécessairement collective.
Enfin, l’ANLCI outille ceux qui agissent pour qu’ils identifient correctement les indices qui révèlent l’illettrisme et soient en capacité de remettre en confiance les personnes concernées.
Le fait de prendre conscience que l’illettrisme existe est déjà en soi une avancée.
Il ne s’agit absolument pas de désigner des coupables ou de mettre en place des recettes toute faites. Ce sont bien les acteurs qui doivent réfléchir ensemble, sur un territoire, aux solutions adaptées.