Éric Nedelec est le coordonnateur national de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI).
Propos recueillis par Alexis Torchet
La formidable mobilisation collective que nous avons connue en 2013 a été une étape nécessaire, trente-cinq ans après la définition du concept d’illettrisme par le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde. Même si le nombre d’adultes en situation d’illettrisme est passé de 3,1 à 2,5 millions entre 2004 et 2012, et qu’il n’est pas question de changer de méthode, chacun devait prendre conscience du chemin encore à parcourir. Amplifier les efforts, continuer à « Réunir pour mieux agir » en fédérant et optimisant les moyens affectés par l’État, les collectivités territoriales et les entreprises à la prévention et à la lutte contre l’illettrisme.
Une personne est dite en situation d’illettrisme si, bien qu’ayant été scolarisée en France et en dépit du temps passé à l’école, elle n’est pas autonome dans des situations ordinaires de la vie quotidienne où la présence de l’écrit est importante, et ne maitrise donc pas les compétences de base : lire, écrire, compter. Sa situation est tout à fait différente de celle des personnes analphabètes – c’est- à-dire jamais scolarisées – ou non-francophones, mais tout comme elles, la domination du numérique qui supplante parfois les interactions orales majore le risque de leur effacement. En outre, la violence est double, puisqu’elles sont considérées comme incapables de discernement et n’ont pas accès à leurs droits… Mais nous devons également insister sur le caractère particulier des situations d’illettrisme : chacun doit pouvoir accéder, avec ses différences, aux dispositifs prévus pour tous.
Sur la question de l’illettrisme, nous sommes confrontés à des confusions et nous assistons parfois à de véritables « hold up idéologiques ». Par exemple, des raccourcis lient parfois violence et non-maitrise de la langue. Certains croient pouvoir prétendre que la barbarie serait le propre des incultes et qu’à défaut de mots pour s’exprimer, ils choisiraient les poings, les armes, voire les ceintures d’explosifs…
Non au contraire ! Le souci de cohésion sociale, de vivre-ensemble est légitime et impose de réunir tous les partenaires (ministères, collectivités territoriales, entreprises, partenaires sociaux et société civile). C’est une condition essentielle pour bien comprendre les enjeux et pour mieux agir.
Bien sûr. La mission première de l’école, c’est la maitrise des compétences de base. Chacun doit pouvoir disposer tout au long de sa vie de ce « socle commun ». L’école prend toute sa part dans ce défi, plusieurs piliers de la loi de refondation renforcent d’ailleurs cet engagement. Car l’Éducation nationale dispose d’un atout majeur pour la lutte contre l’illettrisme : elle est à la fois un formidable espace de prévention, mais elle peut aussi mettre en confiance des parents qui peuvent, au besoin, trouver dans les Greta des réponses en matière de formations pour acquérir des compétences-clé.
LES PERSONNES EN SITUATION D’ILLETTRISME SONT FRAGILISÉES, ELLES ONT BESOIN DE TEMPS…
Plus que le mot, c’est la situation dans laquelle se trouvent ces personnes qui est difficile. Une personne en situation d’illettrisme a été à l’école, a été scolarisée dans la langue du pays où elle vit, mais son rapport au savoir et aux institutions est souvent douloureux. Dire qu’on n’a pas été capable de « saisir sa chance » n’est pas simple. Dans un pays où la scolarité est obligatoire depuis 130 ans, ne pas maitriser les compétences de base est culpabilisant…
Tout d’abord être attentif. Les personnes en situation d’illettrisme n’ont pas forcément des problèmes d’expression orale, elles peuvent com- prendre et se faire comprendre. Ensuite, il faut faire preuve de bienveillance. Je me souviens de cette déléguée syndicale qui a osé dire qu’elle ne savait ni lire ni écrire, et acceptant de participer à une réunion d’information pour convaincre l’employeur de prendre en compte, dans le plan de formation, la question de la maitrise des savoirs de base. Si elle a osé en parler, c’est qu’elle s’est sentie en confiance, et qu’elle a compris que les solutions qui pouvaient lui être proposées étaient adaptées. Est-ce que cette personne entrera facilement dans une démarche de réapprentissage des compétences de base si on lui explique qu’elle a un problème de langue française, de cohésion sociale ? Ce cas est révélateur : ne prenons pas le risque de casser la dynamique de la formation des salariés où les avancées ont été significatives grâce à la mobilisation des partenaires sociaux et aux nouveaux outils créés par la loi du 5 mars 2014 (conseil en évolution professionnel, compte personnel de formation).
Tout d’abord, il ne faut pas considérer qu’il ne s’agit que d’un problème de maitrise de la langue : même s’il est important, la problématique est plus globale. Les personnes en situation d’illettrisme sont fragilisées. Elles ont besoin de temps et si on veut que la confiance s’installe, si on souhaite que leur mobilisation soit durable, il faut éviter toute situation qui puisse provoquer une rupture, et prendre appui sur l’expérience et les avancées de ces dix dernières années.
Ce qui au moment de notre création en 2000 pouvait apparaitre comme un slogan, est devenu aujourd’hui une véritable méthode de travail qui produit des résultats. Le socle fondateur de cette méthode, ce sont des valeurs partagées, des convictions. Tous les acteurs ont une place.
Il n’y a pas de recette miracle. Il s’agit d’abord de trouver ensemble des solutions aux problèmes, de chercher des réponses aux questions que tous se posent. Il faut donner à nos concitoyens, en amont, les moyens d’éviter les ruptures dans leur parcours de vie des personnes. Il faut agir sur tous les fronts et à tous les âges de la vie. La lutte contre l’illettrisme est un sujet où chacun doit prendre la part qui lui revient et se considérer comme un élément constitutif d’un « cercle vertueux ».
Pour aller plus loin
- Le site Internet de l’agence nationale de lutte contre l’illettrisme
- Le Réseau École d’ATD Quart Monde