Dans L’Innovation, mais pour quoi faire ?, Franck Aggeri, à travers une démarche généalogique qui s’intéresse aux prescripteurs d’innovations, interroge cette notion protéiforme et pose l’enjeu qu’il y a, pour notre planète menacée, à responsabiliser les innovateur·trice·s.
L’Innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial a paru aux éditions du Seuil en mars 2023.
est professeur de management à Mines Paris – PSL et codirecteur de l’école doctorale « Sciences de la décision, des organisations, de la société et des échanges » (ED SDOSE). Ses enseignements et travaux de recherche portent notamment sur l’économie circulaire (il codirige la chaire Paris Tech-Écosystèmes « Mines urbaines »), les enjeux de transition écologique et d’innovation responsable.
Il est chroniqueur sur le management et l’entreprise pour le site web d’Alternatives économiques (cf. Ressources complémentaires ci-dessous).
L’enjeu d’une société véritablement soutenable est de tourner le dos au solutionnisme technologique.
Partout (en politique, dans les entreprises, les médias, les universités…), on parle d’innovation. Comment la définir ?
De façon générale, innover, c’est introduire une nouveauté dans un domaine concret, mais son appropriation par divers publics à partir d’objectifs variés en a tellement multiplié les sens qu’on ne sait plus vraiment de quoi on parle.
L’innovation est devenue un élément culturel, […] empreint d’une connotation positive dont plus personne n’interroge les fondements ou les conséquences.
On va parler d’innovations technologique, managériale, financière mais aussi d’innovations publique, sociale, pédagogique, écologique… or ces catégories renvoient à des représentations différentes, voire antagonistes ! L’innovation est devenue un élément culturel, plus ou moins synonyme de changement, de transformation, et empreint d’une connotation positive dont plus personne n’interroge les fondements ou les conséquences.
Vous parlez de mythe de l’innovation…
L’innovation a d’abord été associée aux progrès technologiques réalisés, notamment, par des grandes entreprises à partir de leurs capacités de recherche et développement. Dans les années 1950, on pensait – selon la conception de l’
– que les innovations technologiques étaient le moteur de la croissance économique. Premier mythe, économique.D’autres ont suivi, tel le mythe managérial : pour être performante, une entreprise doit adopter les dernières innovations managériales. Ou encore le mythe social : l’innovation véhicule la promesse d’une émancipation sociale des individus où ils pourront libérer leur créativité. L’attrait pour la notion est de venir du bas. Chacun se projette comme un entrepreneur économique ou social qui, par ses initiatives, peut transformer la société. La Silicon Valley incarne cet imaginaire de l’innovation dans le domaine de la Tech.
les différentes formes de l’innovation contemporaine recouvrent toujours un mythe – économique, social ou managérial.
L’innovation publique renvoie à ces différents imaginaires de la start-up, du design et de la créativité. Le message est que le public doit lui aussi se réinventer, et que les agents, par leurs innovations, peuvent contribuer à moderniser l’État. Au fond, les différentes formes de l’innovation contemporaine recouvrent toujours un mythe – économique, social ou managérial.
Pourquoi l’innovation a-t-elle détrôné le progrès ?
L’idée de progrès, héritée des Lumières, est qu’une élite éclairée peut indiquer le sens de l’Histoire.
L’idée d’innovation plaît parce que c’est la société en mouvement qui fabrique elle-même sa propre dynamique.
Le monde est aujourd’hui devenu tellement complexe et instable qu’aucun dirigeant responsable (politique ou entrepreneurial) ne peut prétendre désigner les voies d’un futur soutenable. Les idéologies, dont celle du progrès, s’étant effondrées ou étant en crise, l’innovation réputée plus souple et malléable, est venue combler le vide. L’idée d’innovation plaît parce que c’est la société en mouvement qui fabrique elle-même sa propre dynamique.
Cela remet l’individu au cœur de l’action, mais n’est-ce pas pesant ?
Alors qu’au départ l’innovation était vue comme un moyen, elle est devenue une fin en soi. Soyez innovant, innovez de plus en plus. Telle est l’injonction qui s’impose à tous. Mais pour quoi faire ?
On peine à définir les finalités et cela à tous les niveaux (dans les entreprises, les administrations…). Par ailleurs, les innovations génèrent souvent des effets indésirables qui sont d’autant plus difficiles à repérer qu’ils sont souvent imprévisibles et ne se manifestent que des années, voire des décennies après leur introduction : c’est le problème du décalage temporel et des effets d’échelle.
Par exemple, en matière d’innovation technologique, une ville avec des voitures électriques en circulation aurait des effets bénéfiques sur la qualité de l’air, mais quelles seraient les conséquences d’une électrification de l’ensemble du parc automobile mondial ? Y aura-t-il suffisamment de métaux rares pour fabriquer les batteries ? La production d’électricité sera-t-elle décarbonée ? Continuer à miser sur la voiture individuelle, n’est-ce pas continuer à favoriser l’étalement urbain et l’artificialisation des sols ?
Le problème est que l’on ne raisonne jamais de manière systémique, y compris pour les innovations dites « vertes » dont la plupart sont conçues autour du seul objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. On regarde le climat, et pas les autres impacts sur la biodiversité, les ressources, la consommation en eau…
Comment sortir de la course aux innovations ?
Dans Le Principe responsabilité, paru en 1979, le responsabilité projective, tournée vers le futur, qui oblige à anticiper les impacts négatifs des innovations. On lui doit en partie l’idée de développement durable, ainsi que le principe de précaution inscrit dans la Constitution.
critique la responsabilité juridique traditionnelle, rétrospective, qui consiste à imputer des responsabilités pour des dommages déjà causés. Il préconise d’adopter uneL’innovation étant une promesse de progrès à venir, de nouveaux dispositifs de responsabilisation doivent être développés. L’enjeu d’une telle responsabilité projective est de remplacer une logique de réparation par une logique de prévention, voire d’interdire des innovations dangereuses pour la santé et la planète ou encore de limiter l’accès à certaines ressources devenues critiques. L’écoconception consiste précisément à concevoir des produits, des services, des infrastructures, des technologies qui ont le moins d’impact possible sur l’environnement en s’appuyant sur la technique de l’analyse de cycle de vie (ACV).
L’enjeu d’une société véritablement soutenable est de tourner le dos au solutionnisme technologique. Pour cela, il faut s’engager plus résolument dans une logique de sobriété pour modérer la consommation et imaginer des offres de produits-services plus sobres en ressources.
Mais la sobriété n’est pas seulement une démarche volontaire individuelle. Elle nécessite des démarches collectives et des politiques publiques résolues dans le domaine de l’éducation, de l’investissement dans des équipements collectifs et dans des règlementations incitatives, voire contraignantes. La , promulguée en 2020 (cf. ci-dessous Ressources complémentaires), a adopté des dispositions qui vont dans le bon sens. Allonger la durée de vie des produits, des infrastructures et intensifier leurs usages en les concevant dès l’origine résistants et réparables permet également de développer des services (location, maintenance, reconditionnement).
Enfin, l’économie de fonctionnalité – vendre un usage plutôt que le produit – contribue aussi à développer des services, à créer des emplois tout en limitant l’empreinte environnementale des activités générées.
Ce sont quelques pistes parmi d’autres qui invitent à des formes d’innovation sobres et responsables. Toutefois, l’urgence environnementale et sociale exige d’accélérer le mouvement. L’heure n’est plus seulement aux expérimentations mais à organiser un changement de modèle pour sortir de la logique mortifère de la croissance économique intensive en ressources.
Bibliographie sélective
Éditions du Seuil, mars 2023.
Co-écrit avec Rémi Beulque et Helen Micheaux, collection « Repères », La Découverte, mars 2023.
Revue Esprit, 2022, no 481-482 (1), p. 16-20.
S/d Karen Delchet-Cochet, vol. 3, Iste éditions, janvier 2021.
Co-écrit avec Blanche Segrestin, Revue de droit du travail, 2020, 3, p. 161-165.
Entretien paru dans le no 291 – Mai-juin-juillet 2023 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CFDT, p. 18-19.