Tribune - Le numérique dans l'Éducation nationale, ce n'est pas uniquement le numérique éducatif mais aussi tous les outils de communication interne ou en direction des usagers, les outils de gestion des élèves et des personnels. Ce numérique là pèse fortement sur les conditions de travail.
Secrétaire général du Sgen-CFDT de l’Administration centrale, Vincent Larroque travaille à la Direction numérique pour l’éducation (DNE), au sein du secrétariat des instances stratégiques. Il est ingénieur, diplômé de l’École nationale supérieure d’informatique pour l’industrie et l’entreprise.
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Devenu le principal support de délivrance des services publics au fil de la dématérialisation des procédures, le numérique est resté bloqué au XXe siècle lorsqu’il s’agit d’en parler dans les instances paritaires et de concertation.
Trop souvent, on n’évoque « l’informatique » en comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) que lorsqu’elle dysfonctionne, c’est-à-dire trop tard et pour parer au plus pressé. Lorsqu’un projet informatique vient à l’ordre du jour en comité technique (CT), c’est la plupart du temps pour s’acquitter d’une obligation réglementaire touchant à une réorganisation, en espérant que les partenaires syndicaux n’auront aucune proposition qui pourrait déstabiliser une opération déjà lancée.
Il est temps de tirer les leçons d’expériences répétées…
Il est temps de tirer les leçons de ces expériences répétées, telles que la crise Sconet (Scolarité sur le net) qui en 2006 a conduit le ministère de l’Éducation nationale à devoir promettre, contraint et forcé, de rencontrer les organisations représentatives de chefs d’établissement deux fois par an pour parler de leur principal outil de travail, à l’époque gravement défaillant.
Plus récemment, ce sont aussi les syndicats qui ont sonné l’alarme sur la dérive du programme Sirhen, et il aura encore fallu deux ans pour que le CTMen soit enfin informé des choix de refondation qui auront permis de réorienter l’évolution des systèmes d’information des ressources humaines (Sirh) ministériels, avec les difficultés que l’on sait pour implémenter le protocole des parcours professionnels, carrières et rémunération (PPCR) dans les délais impartis.
Le déploiement du livret scolaire unique (LSU) porte une modification des pratiques d’évaluation à une échelle et avec une rapidité dont, malgré les accidents de parcours et les difficultés d’appropriation, on peut aussi relever une efficacité jamais atteinte à cette échelle. Elle est sans doute également liée à l’usage désormais quotidien par chacun d’entre nous du Smartphone, de l’ordinateur ou de la tablette. Cette accélération montre combien l’outil informatique est aujourd’hui un levier de transformation du système éducatif et de meilleure cohérence de l’Éducation nationale, gages d’égalité des chances et de la réussite de tous les élèves.
Le numérique est devenu trop important pour le laisser sous la responsabilité d’une technostructure « tour d’ivoire », en se contentant d’éteindre les incendies de loin en loin.
Avec la perspective de l’« uberisation » de l’enseignement, la maison Éducation nationale pourrait bientôt brûler. Le numérique est au cœur des organisations, des réformes, des conditions de travail, et du métier de tous les personnels. Il est temps de décider d’en débattre de manière responsable et adulte au sein des instances représentatives, dans le respect des prérogatives de chacun, mais en se donnant une méthode à la hauteur des enjeux.
Difficile de résumer jusqu’à à quel point la transition numérique « impacte » tous les champs professionnels, d’autant plus que tous les observateurs s’accordent pour reconnaitre que toute prévision en la matière serait des plus incertaines. C’est donc dans la manière de conduire, et d’accompagner auprès des personnels, les projets qui se multiplient et qui se superposent que réside la clé de la réussite. Plus fondamentalement, et comme la CFDT, et le Sgen en son sein, l’ont toujours défendu, c’est en considérant les personnels comme étant les acteurs majeurs de leur propre devenir que ces changements pourront s’avérer gagnant-gagnant.
Conséquences sur le fonctionnement des instances paritaires et des structures
Les conséquences pratiques à tirer dans le fonctionnement des instances paritaires et des structures (établissements, services…) sont de plusieurs ordres :
Mieux partager le diagnostic préalable…
Mieux partager le diagnostic préalable en portant l’attention sur les objectifs de politique éducative, les attendus pédagogiques et le niveau et la qualité du service à l’usager.
Les personnels et leurs représentants sont profondément convaincus que le service public ne pourra prospérer que s’il est en phase avec les besoins de la société et ils souhaitent concourir à cette évolution en étant eux-mêmes force de proposition, force d’autant plus pertinente qu’ils sont par définition les meilleurs experts de leur propre profession. Il faut discuter sur le fond des objectifs poursuivis, des moyens à y consacrer, des conditions du succès et de maîtrise des risques secteur par secteur, domaine par domaine, établissement par établissement.
Anticiper le lancement des projets numériques…
Anticiper le lancement des projets numériques en appréhendant globalement les évolutions, par processus, par structure et par métier. L’incroyable taux d’échec et les surcouts et retards systématiques que rencontrent les projets proviennent pour une large part de la mauvaise « gouvernance ».
Les priorités ne sont pas suffisamment ciblées, les interactions insuffisamment identifiées, les projets se perdent dans des tunnels interminables, etc. Là aussi, la maîtrise centralisée et technocratique est illusoire au regard de la force de la « multitude » que représente la communauté des agents si l’on se donne les moyens de tirer parti de ce gisement d’intelligence et de sagesse collective. Il faut organiser leur consultation et encourager leur contribution pour identifier et cadrer le bon enchaînement des projets et des étapes progressives de changement sur le terrain.
Suivre, piloter et accompagner selon la même logique participative.
L’état de l’art de l’ingénierie parle de « développement agile » mais il doit sortir des bureaux d’étude et devenir le mode de travail quotidien des équipes sur le terrain, non seulement pour concevoir les solutions en prise directe sur le besoin, mais aussi pour conduire les transitions en assurant la continuité du service, les besoins d’assistance et de formation et en tirant parti du potentiel offert par la collaboration et l’entraide entre pairs.
Reconnaitre la valeur de la communauté professionnelle de ceux qui ont le numérique pour métier.
Fort heureusement, la culture numérique s’est démocratisée parmi les hauts décideurs publics.
On n’imagine plus que la fiche de poste d’un responsable sectoriel ne comporte pas les fonctions de « maitre d’ouvrage » et que dans l’expérience attendue la conduite de projets (de préférence réussis) soit oubliée.
Pour autant, alors que la montée en puissance des structures et des opérateurs en charge du numérique éducatif et dans l’enseignement supérieur se poursuit, la vitalité et l’expertise des réseaux dont ils ont la charge semble de moins en moins pouvoir s’exprimer. La multiplication des strates hiérarchiques, et sans doute le tâtonnement inhérent à la constitution de nouvelles structures, cloisonne le fonctionnement et embolise les décisions.
Les collaborateurs dans les directions des systèmes d’information académiques, les équipes des délégués académiques au numérique et les ateliers Canopé attendent encore de trouver leur place dans des organisations lisibles, portant sur des objets mieux définis et avec un mode de fonctionnement qui, grâce notamment aux outils collaboratifs tant attendus, permette de démultiplier leur efficacité collective.
Dans l’enseignement supérieur également, les démarches de collaboration et de mutualisation sur les systèmes d’information et le numérique s’enlisent trop souvent dans les questions structurelles des ComUE et de fusions d’établissements, ou dans des querelles de légitimité et de territoire des multiples agences, groupements d’intérêt public, associations, etc. qui œuvrent au développement du numérique au niveau national.
Lancer une réflexion prospective pour élaborer des accords qui pourront être soumis à l’avis de l’ensemble des personnels…
Au-delà de ces propositions destinées à améliorer le fonctionnement des instances paritaires et les habitudes de management des équipes, il convient aussi de lancer une réflexion prospective pour élaborer des accords qui pourront être soumis à l’avis de l’ensemble des personnels :
Comment les plateformes collaboratives et les réseaux sociaux d’entreprise peuvent-ils devenir un outil de travail quotidien, métier par métier ?
Si les technologies du Web 2.0 doivent transformer en profondeur le quotidien professionnel de chacun, le moins que l’on puisse dire, c’est que la preuve n’est pas faite et que la succession des tentatives de déployer des outils institutionnels (tels que le lancement national de « Respire », puis l’année suivante de « Viaéduc », pour ne prendre que cet exemple) n’a pas suscité l’adhésion, sinon l’enthousiasme attendu.
Il faut sortir de l’approche outil pour s’attacher, métier par métier, et avec la participation directe des agents et de leurs représentants, à la réinvention des postes de travail.
Peut-on basculer dans un travail communautaire sans interroger les cloisonnements hiérarchiques, sans organiser l’animation des communautés (créer des postes de « community manager ») et sans prévoir d’accompagner et former les personnels et les responsables hiérarchiques ?
Voilà un sujet que le Sgen-CFDT veut porter comme un thème de négociation en abordant le potentiel de progrès de la qualité de vie au travail et de qualité du service sans pour autant négliger les risques psychosociaux inhérents à un développement anarchique du numérique.
Faire de la communauté des usagers, un acteur de l’amélioration du service public…
Comment la communauté des usagers peut-elle devenir un acteur déterminant, chaque jour, de l’amélioration de chaque service public ?
Les initiatives gouvernementales au travers, notamment, des Startups d’État pour initier de nouveaux services numériques, la saisine par voie électronique et, autre exemple, la recherche de simplification par le programme « Dites-le nous une fois » fixent une ambition, mais ils se caractérisent aussi par leur éloignement de chacun des services publics.
Pourtant, le potentiel d’amélioration que peut offrir la prise en compte des besoins des usagers se réalisera, là aussi, sur le terrain et par un processus continu de progrès articulant le local et les échelons territoriaux supérieurs.
Comment la consultation et l’expression directe des usagers peut-elle être prise en compte ?
Comment des formes de participation directe, des comités d’usagers, etc., et les élèves et étudiants eux-mêmes, peuvent-ils devenir un moyen ordinaire et permanent d’amélioration du service public ?
Comment les instances existantes (Conseil supérieur de l’éducation, Conseil académique de l’Éducation nationale, Conseil départemental de l’Éducation nationale) et les conseils d’administration des établissements peuvent-ils mieux s’approprier ces nouveaux modes d’expression qui sont un gage de renforcement du fonctionnement démocratique ?
C’est aussi sur cette question que le Sgen-CFDT veut voir s’ouvrir de nouvelles perspectives vers lesquelles une nouvelle législature permettra de progresser.