La décision en éducation. Qu'implique-t-elle ? Et partant, qui doit participer à son élaboration ? Comment, et dans quels temps ?
Avec La Construction de la décision en éducation, et son co-auteur explorent un sujet peu abordé dans notre institution, hélas, et généralement réservé aux personnels d’encadrement. En s’adressant à chacun·e, selon sa place (personnel, élève, parent), les auteurs nous invitent à repenser nos rôles dans une interrelation aux autres, au sein de l’institution scolaire… et dans la société.
Inspectrice générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche,
est tout particulièrement sollicitée pour son expertise sur les sujets de l’orientation, du décrochage, de la construction de la décision, du pilotage et de l’évaluation des politiques publiques ainsi que de l’outre-mer. Elle intervient également au niveau international.Cet entretien a paru dans le no 297 – Aout-septembre-octobre 2024 de Profession Éducation, le magazine de la CFDT Éducation Formation Recherches publiques.
Pourquoi ce livre et quels lectorats voudriez-vous sensibiliser en priorité ?
Au sein du système éducatif, les modalités de prise de décision pendant la crise sanitaire, la succession des réformes, les injonctions parfois contradictoires ont amplifié une forme de malaise démocratique quasi-existentiel et le sentiment d’une grande verticalité des politiques publiques.
Nous avons beaucoup lu, écouté et observé pour écrire notre livre. S’il semble s’adresser au premier chef à des personnels dits d’encadrement aux différentes échelles du système éducatif, il concerne pour nous en réalité tous les membre de la communauté éducative et même toux ceux qui sont intéressés par la question des processus de décision au niveau des politiques éducatives. Ainsi, les équipes éducatives, les parents et les élèves font partie de l’équation, autant que l’administration centrale ou déconcentrée. C’est en cela que les exemples du conseil de classe et de l’orientation, en apparence éloignés du titre de l’ouvrage, sont emblématiques. De l’élève jusqu’au ministère, qu’est-ce qui fait sens commun, démocratie, dans la construction de la décision en éducation ? L’éducation n’est-elle pas confrontée à un devoir historique d’exemplarité ? Plus largement, le malaise démocratique s’exprime aujourd’hui au sein de la société puisque beaucoup de citoyens doutent de leur capacité d’agir.
En quoi le mécanisme d’archipélisation, que vous empruntez à Jérôme Fourquet 1, change-t-il nos rapports à l’École, tant au niveau des personnels que des usagers ?
L’archipelisation a des effets sur les personnels comme sur les usagers. Au niveau des personnels, elle contribue à une méconnaissance mutuelle des différentes catégories, à des difficultés pour créer des espaces dialogiques afin d’élaborer une vision conjointe et des modalités coopératives habituelles de travail ; la liberté pédagogique est ainsi plutôt conçue à un niveau individuel et l’autonomie de l’établissement comme l’apanage de la direction. En incitant les acteurs à s’attacher davantage à œuvrer dans leur seul périmètre plutôt qu’à réfléchir à la manière d’unir leurs compétences au service de l’intelligence et de la décision collectives, elle fragilise le sentiment d’appartenir à une communauté de destin.
En France, le temps consacré au travail commun est très peu institutionnalisé et guère intégré aux compétences de formation. Partant, il ne fait pas partie de l’équation organisationnelle de notre système éducatif. Proposer des temps collectifs de réflexion, suffisamment réguliers pour tisser des liens entre composantes de l’archipel, est donc souvent difficile – même si de nombreux acteurs en perçoivent la nécessité et tentent d’y parvenir.
En France, le temps consacré au travail commun est très peu institutionnalisé et guère intégré aux compétences de formation.
De plus, la verticalité du pilotage accroit ce mécanisme : convaincu d’être « responsable » de la « bonne » décision à prendre, celui ou celle qui se vit comme « décideur » réduit trop souvent sa décision à une « proposition », en réalité plus ou moins directive. Quand le « pouvoir » semble confié « au terrain », comme ce fut le cas avec le Conseil national de la refondation, la tentation du contrôle in itinere ne tarde pas à revenir car notre système n’est pas habitué à ne pas savoir. Il en découle une capacité d’agir limitée, une responsabilisation affaiblie des acteurs. Et c’est bien notre rapport individuel au pouvoir qui est ici interrogé.
c’est bien notre rapport individuel au pouvoir qui est ici interrogé.
Les usagers, eux, ont le sentiment de faire face à des interlocuteurs nombreux, avec une vision parfois contradictoire de l’accompagnement du parcours scolaire de leur enfant. Ils font aussi face à la parcellisation des connaissances, des méthodes et à une forme d’étanchéité entre acteurs, filières et disciplines, même si un processus de décloisonnement se met progressivement en place, mais de façon non linéaire.
Vous consacrez un chapitre central à la qualité de vie au travail. Quel est son rôle dans la prise de décision en éducation ?
Nous interrogeons les glissements de vocabulaire (qualité de vie au travail, risques psycho-sociaux, bienêtre…) car si tous ces termes sont intéressants, ils peuvent aussi entretenir un flou sémantique évitant de se poser la question des décisions (et des processus de décision) collectives et individuelles que l’on prend sur le travail lui-même et qui pèsent sur les personnels et les usagers.
Parler de qualité du travail nous parait fructueux sous l’angle de la capacité d’agir, de la prise en compte des avis et propositions des personnels. Le sentiment d’être auteur de son parcours, d’être utile dans et par son travail, d’appartenir à un collectif professionnel contribue à un bienêtre profond et solide. Le sens participe énormément à l’attractivité d’un métier, tout comme la possibilité d’y disposer d’autonomie. Pour revaloriser les métiers de l’éducation, il ne suffit pas de garantir un climat de travail acceptable – sécurité matérielle et psychologique, soutien de l’institution sont bien sûr essentiels –, il faut aussi garantir à chacun la capacité d’agir.
Le sens participe énormément à l’attractivité d’un métier, tout comme la possibilité d’y disposer d’autonomie.
Les réseaux sociaux et plus largement les nouvelles technologies ont modifié notre rapport au temps. Il faut faire tout, tout de suite. Est-ce compatible avec le temps de la décision ?
Intégrée dans la société, l’École doit penser et prendre en compte ses évolutions en termes d’accélération mais sans les subir.
Puisque le management vertical aggrave le malaise démocratique lié « au temps qui manque », adapter les modes de management est vital.
La contraction du temps, l’accélération du processus de décision peuvent être reconsidérées dans certains domaines et certaines dimensions. Puisque le management vertical aggrave le malaise démocratique lié « au temps qui manque », adapter les modes de management est vital. Cela peut passer par s’accorder sur ce qui est essentiel, prioritaire d’une part et d’autre part ménager des espaces-temps pour la construction de décisions collectives et clarifier les marges d’autonomie de chaque partie prenante (personnels, parents, élèves).
Vous proposez un plaidoyer pour une école plus démocratique dans son fonctionnement. Quels sont les défis à surmonter ?
La communauté éducative comprend des membres dont les rôles diffèrent – y compris pour ce qui concerne la part prise dans l’élaboration des décisions selon les sujets et l’âge des élèves par exemple.
Il s’agit d’abord de prendre conscience, chacun à notre place, de la responsabilité individuelle et collective que nous avons à chaque moment de construction de la décision. Comme enseignant, je suis responsable d’accompagner élève et famille dans la construction de décisions plus que de croire que j’ai une mission décisionnelle au sens strict, je suis aussi convaincu d’être associé à une réflexion collective dans mon établissement. Comme chef d’établissement ou inspecteur, je me sens responsable de susciter et d’associer l’équipe éducative à toute décision ou réflexion comme je me sens associé par l’encadrement supérieur. Comme cadre de l’administration centrale ou déconcentrée, je me sens responsable et garant des conditions qui soutiennent ces fondamentaux démocratiques.
Cela suppose, à tous les niveaux, de dépasser le mythe du chef ; de réguler systématiquement la tentation de pouvoir solitaire par la discussion, la réflexion partagée ; enfin, de toujours concevoir le leadership au service d’objectifs. Les enjeux et les modalités de participation des différentes parties prenantes étant posés, il s’agit de conjuguer la capacité de s’ouvrir à l’imprévu et l’évaluation collective des effets de nos décisions.
Pour toutes les décisions qui concernent directement les élèves, l’institution doit se positionner en accompagnatrice d’un chemin d’émancipation, d’ouverture des possibles. En ce sens, pour nous le dilemme qui consiste à donner le « dernier mot » à la famille ou à l’École n’a pas de sens. Il s’agit justement de ne pas se positionner sur ce registre qui constitue l’antithèse d’une prise de décision collective dans laquelle l’élève tient une place centrale en tant que citoyen et auteur de son parcours.
Pour toutes les décisions qui concernent directement les élèves, l’institution doit se positionner en accompagnatrice d’un chemin d’émancipation, d’ouverture des possibles.
1 Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Éditions du Seuil, 2019.
En savoir plus sur Frédérique Weixler
Frédérique Weixler a dirigé l’évaluation partenariale de politique publique consacrée au décrochage en 2014 et piloté l’élaboration et la mise en œuvre du plan d’actions « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage » qui en est issu.
Elle a contribué à la mise en œuvre de l’obligation de formation pour les 16-18 ans.
Elle est engagée dans la construction des politiques publiques depuis de nombreuses années sous des angles divers, en lien avec la recherche. Auparavant, elle a été notamment enseignante, conseillère d’orientation, inspectrice d’académie, directrice de projet à l’Onisep, cheffe de département à la direction générale de l’enseignement scolaire, conseillère du Directeur général de l’enseignement scolaire puis conseillère auprès d’une ministre de l’Éducation nationale.
Essais et ouvrages en lien avec l’éducation
*Ancien personnel de direction, IA-IPR et IA-Dasen, Bertrand Sécher est actuellement expert de haut niveau placé auprès du Conseil d’évaluation de l’école.
Co-écrit avec Christian Enault. Canopé, janvier 2022.
Berger-Levrault, collection « Le fil du débat », juillet 2020.
Co-écrit avec Jean-Paul Delahaye. Berger-Levrault, collection « Les Indispensables », octobre 2017.