Cet entretien a paru dans le no 282 - Novembre-décembre 2021 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
« La grande conversation 2022 » lancée par Thierry Pech, le directeur de Terra Nova, a pour ambition, durant tout le temps de la campagne présidentielle, de donner la parole à la pluralité des convictions et à la contradiction dans le respect des règles de civilité.
Comment est née cette initiative ?
« La grande conversation 2022 » est née d’un constat partagé avec Jean-Louis Missika – son responsable éditorial – sur l’état de dépérissement du débat public sur les questions politiques. On assiste à une montée de la polarisation, parfois totalement artificielle, des débats qui, en réalité, sont plutôt des combats avec invectives, voire insultes, les réseaux sociaux étant le déversoir des passions les plus tristes. Les gens restent enfermés dans leurs convictions et ne sont plus suffisamment en contact avec la contradiction pacifique.
En 2017, une enquête sur les sympathisants et les militants de la République en marche 2 avait montré que les marcheurs se plaçaient à peu près au centre sur l’échelle politique gauche-droite, mais avaient tendance à éloigner d’eux Socialistes et Républicains beaucoup plus qu’ils ne le sont de fait. Ceci témoigne que notre imaginaire de l’altérité politique est bien plus contrasté que ne l’est la réalité quand on discute avec des gens qui ne pensent pas comme nous.
Dans cet espace public très tendu, il nous a semblé utile de rappeler que la démocratie, c’est d’abord de la délibération pacifique, de la conversation. Converser avec quelqu’un, c’est avoir un échange où chacun, alternativement, écoute et parle. Le terme connote un échange civil, poli, et nous avons toujours plaisir à rappeler avec Jean-Louis Missika que politique et politesse ont la même origine : polis, la cité.
Dans cet espace public très tendu, il nous a semblé utile de rappeler que la démocratie, c’est d’abord de la délibération pacifique, de la conversation.
Comment avez-vous organisé « La grande conversation 2022 » ?
Le premier outil développé est la publication d’articles sur des sujets d’intérêt général, qui se répondront les uns les autres au travers de discussions structurées, argumentées, civiles mais contrastées. Ainsi, un texte d’Élie Cohen sur la réindustrialisation du pays a suscité une première réponse de Guillaume Duval, proche d’Europe Écologie Les Verts.
Le deuxième outil vise à faire de la pédagogie via des podcasts, à une voix (par exemple, François Crémieux sur les politiques de santé) ou encore à deux voix, soit complémentaires (comme le podcast sur la fabrique des territoires), soit contradictoires. C’est, en effet, l’un des objectifs de « La grande conversation 2022 » que de faire discuter des gens de sensibilité différente, capables de dire ce sur quoi ils s’accordent et ce sur quoi ils s’opposent. Cette position d’écoute constructive apaise le débat.
Un troisième outil, construit avec BVA, est une communauté de cinquante citoyens (plus une dizaine de suppléants), invités à parler des enjeux de la campagne présidentielle, et aussi d’autres sujets pas forcément visibles dans l’espace public. Le principe n’est pas d’établir des statistiques – le panel est trop étroit –, mais d’essayer de comprendre les raisonnements, les représentations, les arguments mobilisé sur une question ou une autre. S’agissant par exemple du pouvoir d’achat, ils ont pu s’exprimer sur un forum puis discuter ensemble. En général, les sondeurs disent que ce sujet est un terrain pour la gauche. Or, ce que les citoyens nous renvoient est beaucoup plus complexe : certains, bien sûr, assurent que le problème vient de leurs salaires trop bas, d’un travail pas assez reconnu, mais ils sont plus nombreux encore à incriminer taxes, impôts, cotisations et prélèvements obligatoires, ciblant les pouvoirs publics et les différents canaux par lesquels la solidarité nationale trouve les recettes dont elle a besoin. Enfin, ils montrent que la question du pouvoir d’achat traduit un problème plus général d’appréhension de l’avenir : ayant le sentiment que les choses n’ont guère bougé depuis une dizaine d’années, leur espoir de voir leur condition s’améliorer s’amenuise.
Et concernant le choix des thèmes…
On ne s’interdira rien. Terra Nova est une structure de centre gauche par sa sensibilité, réformiste et écologiste. Avec « La grande conversation 2022 », elle sort de sa mission habituelle de propositions de politique publique pour endosser une mission d’animation et de structuration du débat démocratique à son échelle. Pour remplir cette fonction, elle doit être prête à parler de tous les sujets qui comptent : aussi bien les questions régaliennes sur lesquelles on l’attend moins mais qui sont à l’agenda de cette campagne, que les grandes questions socio-économiques, européennes, et bien sûr environnementales…
Avec « La grande conversation 2022 », Terra Nova sort de sa mission habituelle de propositions de politique publique pour endosser une mission d’animation et de structuration du débat démocratique à son échelle.
Terra Nova continuera son travail actuel en publiant des rapports, des propositions qui pourront servir à lancer une discussion sur « La grande conversation 2022 ». L’École est d’ailleurs un sujet sur lequel nous allons communiquer très bientôt. Nous parlerons également du travail, un sujet qui préoccupe les citoyens, notamment de sa reconnaissance, son utilité, sa dignité, sa rémunération – questions sur lesquelles j’espère pouvoir accueillir la parole de la CFDT…
L’École est (…) un sujet sur lequel nous allons communiquer très bientôt.
« La grande conversation 2022 » se nourrit-elle de votre expérience de coprésidence de la Convention citoyenne pour le climat, objet de votre livre Le Parlement des citoyens ?
Elle s’en nourrit car on y recherche les qualités civiques et épistémiques (d’évacuation des fausses bonnes idées) qui sont propres à la délibération. Cependant, celle-ci appelle des procédures de discussion assez exigeantes qu’on ne s’impose pas nécessairement dans la conversation démocratique.
La délibération conduite dans le cadre de la Convention citoyenne pour le climat était une délibération en petit comité (150 personnes) sur un sujet déterminé, tandis que la conversation démocratique qui s’organise dans le cadre de cette campagne électorale est forcément plus diverse, moins réglée. Néanmoins, l’idéal vers lequel il faudrait tendre est celui de la délibération et aussi de la participation, c’est-à-dire de l’expression de toutes et tous. Mais nous n’avons pas fait un forum de masse. La participation doit se faire dans d’autres cadres.
Les Français veulent être gouvernés, mais ils veulent qu’on le fasse avec eux et que leur opinion soit entendue autrement que sous la forme de sondages.
Lors des premiers échanges que nous avons eus avec la communauté citoyenne construite par BVA, nous avons demandé quelles étaient les qualités attendues du prochain ou de la prochaine président·e de la République. Outre les qualités habituellement attribuées au président dans l’imaginaire gaullien de la Ve République – courage, détermination, indépendance… –, deux nouvelles dimensions ont été citées : l’écoute et la proximité. Une demande récurrente chez beaucoup, l’un des citoyens de la communauté remarquant que le gouvernement devrait organiser de façon régulière une « grande conversation » avec tous les Français. Les formes du type « Grand débat national » pour la participation, et « Convention citoyenne pour le climat » pour la délibération, devraient être appelées à prospérer. Les Français veulent être gouvernés, mais ils veulent qu’on le fasse avec eux et que leur opinion soit entendue autrement que sous la forme de sondages. Il y a là une demande qu’il faut entendre et à laquelle il faut répondre. Comme je le souligne dans mon livre, les formes qu’on peut donner à cette attente sont nombreuses. Cependant, il est encore trop tôt pour figer des réponses et les institutionnaliser, on a besoin de continuer à expérimenter des formats, des procédures…
Je rêve d’une démocratie qui, dans dix ans, n’aura rien perdu de son socle représentatif mais sera augmentée d’une qualité participative et délibérative qui, aujourd’hui, lui fait défaut.
∗*∗
Enseignant-chercheur à l’université Paris Nanterre.
Secrétaire général adjoint de l’Institut des hautes études sur la Justice, aux côtés d’Antoine Garapon.
En 2001, chargé des relations avec le monde intellectuel au sein de la CFDT.
Secrétaire général du cercle de réflexion La République des idées, créé par Pierre Rosanvallon, et de la collection éponyme coéditée avec les éditions du Seuil.
Directeur général des éditions du Seuil.
Directeur adjoint de la rédaction du mensuel Alternatives économiques, puis directeur général.
Participe régulièrement à « L’Esprit public » sur France Culture.
Directeur général de Terra Nova, dont il est l’un des fondateurs.
Copréside, avec Laurence Tubiana, le comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat.
Bibliographie sélective
, collection « La République des idées », éditions du Seuil, octobre 2021.
, éditions du Seuil, janvier 2017.
, éditions du Seuil, décembre 2011.
, s/d avec Pierre Rosanvallon, collection « La République des idées », éditions du Seuil, mai 2006.
, en coll. avec Marc-Olivier Padis, collection « La République des idées », éditions du Seuil, février 2004.
Illustrations
Thierry Pech © Terra Nova
Thierry Pech, Le Parlement des citoyens © Editions du Seuil