Grand angle : L’information sans frontières ?
[Un extrait de cet entretien a paru dans la rubrique « Grand angle : L’information sans frontières ? » de Profession Éducation (numéro 267 – mars 2019), magazine du Sgen-CFDT.]
À l’occasion de la Semaine de la presse et des médias dans l’École, dont le thème cette année est « L’information sans frontières ? », Profession Éducation a demandé à Patricia Allémonière, grand reporter à TF1, et à Jean‑Philippe Foegle, juriste spécialiste des lanceurs d’alerte, ce que leur évoquait cette question.
Jean‑Philippe Foegle, juriste spécialiste des lanceurs d’alerte
et coordinateur de la Maison des lanceurs d’alerte, créée à Paris en octobre 2018.
Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?
Il existe plusieurs définitions selon les ordres juridiques et les auteurs, mais la plus couramment admise désigne une personne physique ou morale qui signale ou divulgue une information qu’il perçoit comme étant une violation de l’intérêt général ou des droits humains. Pour ce faire, le lanceur d’alerte soit s’adresse à son employeur ou à l’autorité publique la plus à même de répondre à ce qui est dénoncé, soit saisit directement la presse s’il s’agit d’une information grave concernant l’intérêt public.
Le lanceur d’alerte est une personne physique ou morale qui signale ou divulgue une information qu’il perçoit comme étant une violation de l’intérêt général ou des droits humains.
Le lanceur d’alerte représente-t-il un phénomène nouveau ?
L’appellation est nouvelle. En français, elle apparait à partir de 1995, pour traduire un principe de précaution, la révélation de signes précurseurs d’un risque. En anglais, whistleblower (qui signifie souffler dans un sifflet) a été créé par la société civile dans les années 70 pour légitimer l’action des lanceurs d’alerte. Des salariés commençaient alors à dénoncer des faits répréhensibles au sein de leur entreprise. Or le droit du travail n’étant pas très protecteur aux États-Unis, ils ont été présentés à l’opinion publique par ces même entreprises incriminées comme des délateurs, alors qu’en dehors de toutes considérations personnelles, ils tiraient la sonnette d’alarme, demandant l’arrêt de ce qui était perçu comme violation de l’intérêt général, violation de l’éthique.
Diriez-vous que les LA sont plus nombreux aujourd’hui ?
C’est difficile à quantifier. Comme on entend de plus en plus parler de lanceurs d’alerte, on imagine que cela peut inciter à franchir le pas. Ceci étant, il y a aussi beaucoup de cas de lanceurs d’alerte qui représentent des situations assez inexplicables de personnes qui n’arrivent pas du tout à avoir gain de cause. Or, quand des personnes lancent l’alerte et n’obtiennent pas protection, c’est non seulement négatif pour les autres lanceurs d’alerte, mais encore vis-à-vis de tous les salariés qui pourraient avoir accès à des faits, ou à des informations sur ce qu’ils perçoivent comme étant contraire à l’intérêt général. Pour l’instant, il est difficile de dénombrer précisément les lanceurs d’alerte. On peut penser que lorsqu’il y aura moins de cas qui font l’objet de représailles et qu’il existera une réelle protection du lanceur d’alerte, on en identifiera beaucoup plus.
apporter une aide individuelle aux lanceurs d’alerte
Pourquoi une Maison des lanceurs d’alerte ?
L’idée, principalement sous l’impulsion de Tansparency International France et de Sciences citoyennes, remonte à 2015. Entre temps, la loi sur le secret des affaires et la loi Sapin 2 ont beaucoup mobilisé les différentes ONG et syndicats engagés dans ce projet qui, finalement, s’est concrétisé à l’automne 2018. L’une des finalités de la Maison des lanceurs d’alerte est de créer une association sur le modèle des fondations anglo-saxonnes pour apporter une aide individuelle – juridique, technique, médiatique, sociale, financière, psychologique – aux lanceurs d’alerte. Un autre enjeu est de plaider pour une amélioration des dispositifs qui les protègent. Un troisième axe concerne la formation des acteurs amenés à traiter l’alerte : journalistes, syndicats, administrations, entreprises…
À l’inverse d’autres projets étrangers, c’est la première fois qu’une organisation de défense des lanceurs d’alerte est créée à l’initiative d’autres associations et syndicats.
À l’inverse d’autres projets étrangers, c’est la première fois qu’une organisation de défense des lanceurs d’alerte est créée à l’initiative d’autres associations et syndicats. Depuis quelques années, la plupart des syndicats et organisations membres du conseil d’administration de la Maison des lanceurs d’alerte ont eu à traiter de cas de lanceurs d’alerte. Or, même ceux qui ont une structure importante ont constaté l’intérêt qu’il y avait à mutualiser les ressources dans ce domaine, car l’union permet de mieux remplir une mission et aussi de présenter un interlocuteur unique, à la fois pour les lanceurs d’alerte et pour les pouvoirs publics. C’est un moyen d’avoir une plus grande efficacité en matière de plaidoyer pour l’amélioration de la protection des lanceurs d’alerte.
Est-ce une vraie maison physique ?
Malheureusement non, pour deux raisons : la première, c’est que nous travaillons encore avec des moyens relativement limités et nous ne disposons pas de locaux dans lesquels recevoir du public ; l’autre raison tient aussi au fait que la loi Sapin 2 interdit aux lanceurs d’alerte de saisir une ONG en premier lieu – dans la plupart des cas, le lanceur d’alerte va d’abord devoir saisir une autorité compétente, et la crainte est qu’avec un lieu ouvert le lanceur d’alerte vienne avec des informations, ce qui peut lui faire perdre le bénéfice d’une protection.
Comment peut alors procéder une personne qui pense avoir une alerte à lancer ?
Pour le moment, nous fonctionnons par téléphone. Nous sommes en train d’affiner nos procédures pour mettre en place, notamment, des applications sécurisées de manière à apporter une aide technique aux lanceurs d’alerte pour qu’ils puissent non seulement communiquer avec nous mais aussi avec d’autres organisations ou avec des journalistes…
Donc la première recommandation, c’est de lire attentivement toutes les informations données sur votre site.
Absolument, c’est une première étape…
Quelles réflexions vous inspire, en tant que juriste et spécialiste des lanceurs d’alerte, l’idée d’« information sans frontières » ?
Internet est un outil fantastique pour informer. Le cas Edward Snowden aurait été impensable il y a trente ou quarante ans. Ainsi, Daniel Ellsberg a mis un an pour photocopier les papiers du Pentagone qui lui ont permis de révéler en 1971 les mensonges du gouvernement américain sur la guerre au Vietnam. Alors qu’il a suffi de quelques dizaines de minutes à Snowden pour télécharger des milliers de documents sur une clé USB, rendus ensuite accessibles à peu près partout dans le monde. Un autre avantage d’Internet est la difficulté à censurer les publications. Aujourd’hui, on parle beaucoup de cyberguerre. Il faut savoir que si le gouvernement américain a cherché, en vain, à hacker les serveurs de WikiLeaks, on peut imaginer que certains grands États, et notamment des États autoritaires, peuvent aussi déployer des techniques pour censurer ou hacker les serveurs de médias qui publieraient des informations de lanceurs d’alerte…
Internet peut être un outil à double tranchant
pour les lanceurs d’alerte.
Mais s’agissant du droit d’informer, Internet a aussi des effets pervers, car parmi l’énorme quantité d’informations stockées dans les ordinateurs des entreprises, figurent notamment des données personnelles qu’il n’est pas pertinent de publier. L’information étant réplicable à l’infini, Internet peut donc être un outil à double tranchant pour les lanceurs d’alerte.
Un lanceur d’alerte n’a-t-il pas intérêt, dans tous les cas, à ne pas agir seul ?
Dans l’idéal, le lanceur d’alerte est capable de travailler avec des journalistes, comme l’a fait Edward Snowden, pour trier l’information et publier ce qui est pertinent. Si l’on analyse ce qu’a fait WikiLeaks, on s’aperçoit qu’à sa création, en 2008, un travail de tri était effectué de manière à ne publier que des informations très pertinentes. Mais par la suite, la démarche de WikiLeaks a été davantage de tout publier, divulguant ainsi des informations n’ayant pas vocation à l’être, comme celles qui touchaient à des données personnelles. Par exemple, cela a conduit à révéler l’homosexualité de personnes dans des pays où elle est réprimée, ou l’identité d’agents de renseignement infiltrés dans des organisations terroristes. Donc, il est préférable qu’un lanceur d’alerte puisse travailler avec des journalistes pendant quelques mois pour analyser précisément quelles informations il est pertinent, ou non, de publier.
la loi actuelle n’est pas satisfaisante
Le secret des affaires ne risque-t-il pas de museler les lanceurs d’alerte ?
Le secret des affaires, mais aussi l’abus du recours au secret défense, sont évidemment une limite au droit d’informer. La définition du secret des affaires, telle qu’énoncée dans la loi et issue de la directive européenne, est relativement floue. Elle permet donc aux entreprises de couvrir du sceau du secret des affaires un certain nombre d’informations, constituant ainsi une importante entrave au droit d’informer, et par ricochet une menace pour la protection des lanceurs d’alerte.
En même temps que vous accompagnez les lanceurs d’alerte, vous travaillez donc à faire évoluer le cadre juridique de manière à les protéger…
Il existe plusieurs versions de directives européennes plus ou moins favorables aux lanceurs d’alerte. Pour notre part, nous cherchons à soutenir la version du Parlement européen parce qu’elle nous semble constituer une directive, dans l’ensemble, plutôt bonne, et qui, si elle était adoptée, pourrait vraiment changer la donne au niveau européen. Ceci étant, nous ne sommes pas assurés que les négociations vont aboutir dans le sens d’une directive vraiment protectrice. Dans ce contexte, le travail de plaidoyer est évidemment essentiel car la loi actuelle n’est pas satisfaisante dans la mesure où on trouve un certain nombre de lois parallèles – comme la loi sur le secret des affaires – qui peuvent directement empêcher les personne de lancer l’alerte.
le travail de plaidoyer doit nécessairement
s’inscrire dans le temps…
C’est une tâche de longue haleine, d’autant plus que la loi Sapin 2 ayant été adoptée en 2016, il parait peu probable que le gouvernement français adopte une nouvelle loi. Donc le travail de plaidoyer doit nécessairement s’inscrire dans le temps… Il sous-tend aussi une réflexion préalable, tout un ensemble d’études, d’enquêtes scientifiques à mener avec des universitaires pour penser une meilleure loi. Pour le moment, comme la Maison des lanceurs d’alerte vient d’être créée, nous avons une idée des failles de la loi, mais plus nous aurons à connaitre de cas de lanceurs d’alerte, plus nous verrons concrètement quelles sont ces failles.
Là aussi, il est important de ne pas travailler seuls, et d’aller au-delà des frontières nationales ?
C’est très important, car comme le montre le cas de Pui Pinto, le lanceur d’alerte des Football Leaks, il y a beaucoup de lancements d’alerte qui peuvent avoir un impact sur plusieurs juridictions différentes, donc qui sont des cas transnationaux. C’est effectivement extrêmement important à la fois de se coordonner avec des acteurs étrangers, en particulier des associations de défense de lanceurs d’alerte étrangères, pour aider ce type de lanceurs d’alerte. Mais aussi pour mener des stratégies de plaidoyer à une échelle plus large. Et notamment en ce qui concerne la directive européenne sur les lanceurs d’alerte et sur le secret des affaires, des coalitions d’associations au niveau européen se sont accordées sur des plaidoyers communs. Cela est relativement encourageant parce qu’on va être capable de travailler avec des partenaires européens pour lancer une nouvelle directive sur les lanceurs d’alerte, et éventuellement pour essayer de faire changer la directive sur le secret des affaires. La question de l’internationalisation du plaidoyer est donc une dimension très importante dans ce combat pour la protection des lanceurs d’alerte.
Quelle différence poser entre informer et alerter ?
Alerter, c’est forcément informer mais l’inverse n’est pas vrai. À mon sens, ce qui caractérise l’alerte est la nécessité de répondre à court terme à ce qui est dénoncé.
Ce qui caractérise l’alerte est la nécessité de répondre à court terme à ce qui est dénoncé.
Dans la plupart des législations, de manière générale, le lancement d’alerte n’est pas forcément un mécanisme d’information du public – même si c’est l’un des moyens par lequel le public peut être informé de sujets d’intérêt général –, mais c’est surtout une voie pour favoriser la responsabilité démocratique en obligeant les personnes qui sont titulaires du pouvoir de répondre de leurs actes, soit auprès des autorités quand c’est pertinent, soit directement auprès du public.
Pour faire un don à la Maison des lanceurs d’alerte.
Pour suivre l’engagement de la CFDT-Cadres qui fait partie des 17 associations et syndicats ayant fondé la Maison des lanceurs d’alerte, consultez les liens ci-dessous.