Marielle Poussou-Plesse est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Bourgogne-Franche Comté.
Un extrait de cet entretien a paru dans le dossier « Protection sociale, une affaire de solidarité » de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT (numéro 272 – Novembre 2019).
L’exécutif a choisi de faire de la réforme des retraites le sujet majeur de la rentrée sociale, marquant l’acte II du quinquennat. Quel bilan peut-on faire de l’acte I en matière de protection sociale ?
Sur la forme, cette manière de scénariser en « actes » l’action gouvernementale est déjà en soi significative. Les spécialistes en communication parlent depuis longtemps de story telling ou communication narrative, mais chez un président dont une des petites phrases a été de répéter qu’il serait « le maître des horloges », la pratique atteint des sommets ! Cette seconde partie de mandat est lancée sur le registre de l’apaisement social, avec le souci de trouver un bon rythme réformateur, plus en phase avec les « ressentis » du corps social. Il y a une reconnaissance en forme de mea culpa, au moins dans l’affichage, que les réformes menées tambour battant depuis 2017 doivent céder la place à l’écoute et à la valorisation des résultats en termes de traduction dans la vie quotidienne des Français. Il n’y a pas que de la communication : l’équilibrisme des choix budgétaires pour 2020 vise à « ne fâcher personne ». Ne serait-ce que pour donner un maximum de chances politiques de réussite à cette réforme de l’unification des régimes de retraite d’ici à l’été 2020. Le président Macron l’a désormais incarnée comme « sa » réforme en lançant à Rodez le 26 septembre 2019 un nouveau grand débat sur le sujet.
« c’est quasiment tous les domaines de la régulation sociale qui ont été mis à l’agenda »
Mais pour répondre à la question sur le fond, l’inflexion de cette rentrée ne change pas l’importance du train de mesures déjà adoptées ou lancées et des transformations qu’elles engagent pour la protection sociale. Une caractéristique remarquable de l’action réformatrice a été de décloisonner des dossiers pour en imposer le traitement plus ou moins en simultané. Et ce, dans un style d’action que l’on peut qualifier de technocratique, même s’il est passé par des phases de concertation-négociation avec les partenaires sociaux et la société civile, sans parler du Grand débat national ouvert en réponse au mouvement des Gilets jaunes. Si on tente simplement de les énumérer, c’est quasiment tous les domaines de la régulation sociale qui ont été mis à l’agenda : droit du travail (loi Travail II passée par les cinq ordonnances de septembre 2017), formation professionnelle (loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel), assurance chômage (réforme passée par décrets), réforme en cours dite du Revenu universel d’activité-RUA (engageant la fusion de minima et d’aides sociales dont les aides au logement et la mise en place d’un grand service public de l’insertion), réforme des retraites qui, après dix-huit mois de concertation avec les partenaires sociaux, est (déjà !) passée par de multiples rebondissements en amont et en aval de la remise du rapport Delevoye en juillet 2019. Sans parler de domaines majeurs également en cours de transformation, bien qu’inégalement médiatisés : négociations-concertations lancées sur la réforme de la santé au travail ; réforme de la prise en charge de la dépendance qui devrait aboutir à un projet de loi spécifique sur le grand âge et l’autonomie en fin d’année ; last but not least, une série de mesures touchant à la refonte du financement et à la réorganisation de l’hôpital et de la médecine de ville dans le cadre de la stratégie « Ma santé 2022 » avec la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé (OTSS) adoptée en juillet 2019. Le spectre et la nature des recompositions, sinon déjà effectives, du moins visées par l’exécutif, sont en soi assez inouïs.
Cette densité de l’action réformatrice est donc sans précédent ? Que voulez-vous dire par décloisonnement ?
Le point de comparaison est la présidence de N. Sarkozy, à propos de laquelle les économistes P. Cahuc et A. Zylberger avaient déjà parlé de stratégie de carpet bombing, littéralement noyer ses interlocuteurs sous un déluge de dossiers ouverts en apparence spontanément. L’exécutif a construit une large part de son programme sur la volonté de réussir là où, pour E. Macron, la présidence de Sarkozy avait échoué. L’enjeu d’incarner une «présidence de rupture » après Sarkozy, qui a beaucoup mobilisé cette thématique, a été celui d’une mise en œuvre réelle d’une flexisécurité à la française. Sur le modèle des pays scandinaves, la flexisécurité consiste à réformer les institutions pour combiner une grande flexibilité du marché du travail et une forte sécurisation des parcours des personnes. Le « programme de travail pour rénover notre modèle social » que le Premier ministre a présenté aux partenaires sociaux en juin 2017 scénarisait cette mise en œuvre de la flexisécurité en trois temps. Avec grosso modo, d’abord, une loi Travail II traduisant le volet flexibilité pour les employeurs (facilitation des licenciements, modernisation du dialogue social encouragé au niveau de l’entreprise), puis les réformes de la formation professionnelle et de l’apprentissage et de l’assurance chômage, traduisant le volet garanties sociales apportées aux travailleurs en terme de sécurisation (dans le modèle : accès élargi et facilité à des formations qualifiantes ; accompagnement des transitions professionnelles par un service public de l’emploi bien doté en moyens ; indemnisation chômage généreuse). Le troisième temps était précisément la réforme systémique des retraites, dont les textes devaient alors être finalisés avant l’été 2019. Avec l’idée qu’en plus de sortir de réformes paramétriques répétées pour assurer le financement des pensions, la meilleure lisibilité de ses droits dans le cadre d’un régime unifié par points garantissant leur accumulation selon les mêmes règles quel que soit son statut (salarié du privé, fonctionnaire, indépendant), favorise des mobilités professionnelles plus choisies. Force est de constater que pour les mesures déjà adoptées, la philosophie donnant-donnant de la flexisécurité n’est pas du tout perçue, en particulier à cause des mesures d’économies contenues dans la réforme de l’assurance chômage qui sont passées par des durcissements des conditions d’indemnisation. Mais si on se place du point de vue du logiciel de l’action réformatrice, par décloisonnement, j’entends deux choses qui n’étaient pas présentes sous Sarkozy. D’une part, des visions stratégiques globales qui imposent des cadrages déstabilisant les jeux d’acteurs habituels : cela a été frappant avec l’adoption de la loi Avenir liant les thématiques de la formation continue, de l’apprentissage et de l’assurance chômage, qui jusqu’alors faisaient l’objet de modes de régulation distincts, mais c’est observable sur d’autres chantiers réformateurs comme le RUA. D’autre part, le caractère transversal de l’action réformatrice qui vise l’ensemble de la société française. À ce compte, il n’est pas anodin que l’assurance chômage ait été ouverte – avec des conditions restrictives – aux indépendants, et que dans le cadre de la loi sur la transformation de la fonction publique votée le 6 août 2019, des éléments de rapprochement avec le secteur privé soient introduits : facilitation du recours aux contractuels, introduction du dispositif de rupture conventionnelle, fusion des instances représentatives du personnel…
« L’enjeu d’incarner une «présidence de rupture » après Sarkozy,
(…), a été celui d’une mise en œuvre réelle
d’une flexisécurité à la française. »
Comment resituer cet épisode réformateur dans l’histoire du système français de protection sociale ?
Seule la suite le dira… Mais la question se pose vraiment dans le contexte actuel. Parce que précisément « faire système » a été un processus d’invention continue, de longue haleine, conflictuel, dans l’histoire de la protection sociale et que l’ambition affirmée de l’exécutif est de « refonder un État providence du 21e siècle », bref de « refaire système » ! Au-delà de la rhétorique, la problématique de fond, qui n’est pas nouvelle, est celle de la conciliation entre la pérennisation de garanties fondamentales assurées par le système hérité et son adaptation à une donne socio-démographique et économique qui n’est évidemment plus la même que celle de la période où ce système a connu son expansion.
On date classiquement la naissance du système comme hérité des ordonnances de 1945 fondatrices des institutions de la Sécurité sociale. Et de fait, ses architectes à la Libération ont fait des choix très structurants jusqu’à aujourd’hui, animés par cette magnifique ambition qu’elle sécurise les lendemains des travailleurs et de leurs familles face aux grands risques que sont la maladie, l’accident, l’invalidité, la vulnérabilité associée au vieillissement ou à la diminution de niveau de vie liée à l’éducation des enfants. On mesure mieux aujourd’hui combien cette mise en place de la Sécurité sociale avec ses quatre branches, son financement par des cotisations sociales assises sur le salaire, sa gestion par les partenaires sociaux, a été un compromis : elle est à la fois un formidable moment de mise en ordre du très grand fouillis institutionnel caractérisant ce qui existait déjà de manière importante pour les salariés du privé (allocations familiales, assurances sociales obligatoires en matière de santé et de vieillesse, couverture des accidents du travail) et une occasion pour d’autres catégories socioprofessionnelles de réaffirmer leurs spécificités en se tenant à l’écart : les fonctionnaires, les mineurs, les agents de la SNCF, les agriculteurs, les autres indépendants, sans parler des cadres qui, à l’intérieur du régime dit général de la Sécurité sociale, tiendront à pérenniser leur avantage retraite sous la forme du premier régime complémentaire de retraite obligatoire (l’Association générale des institutions de retraite des cadres-Agirc). De ce point de vue, cette première façon partielle de faire système sera toujours et diversement confrontée à la question de l’uniformisation, homogénéisation, généralisation des couvertures des risques à partir d’un ensemble fragmenté selon les statuts socioprofessionnels. Concrètement, ce sont des mécanismes assez techniques et opaques à la fois de financements croisés et d’alignement des taux de cotisation qui ont assuré la solidarité financière de l’ensemble. Ce point est évidemment aujourd’hui essentiel, puisque la réforme envisagée d’unification des 42 régimes de retraite oblige à reconsidérer ces mécanismes qui assuraient de fait une solidarité nationale entre par exemple un régime déficitaire et des régimes excédentaires pour des raisons démographiques. Les échanges sur le réseau social Neoprofs montrent que les enseignants, comme la plupart des fonctionnaires, peinent à saisir la nature et les parts respectives de leurs « cotisations » et de celle de leur employeur à leurs pensions civiles. Cela exige des justifications solides de cette uniformisation statutaire en termes de vision d’une solidarité nationale renouant avec ce qui avait été l’objectif, déçu, des architectes de la Sécurité sociale d’une universalité du système.
« la problématique de fond, (…), est celle de la conciliation
entre la pérennisation de garanties fondamentales assurées
par le système hérité et son adaptation à une donne socio-démographique
et économique qui n’est évidemment plus la même
que celle de la période où ce système a connu son expansion. »
Comment la recherche universitaire pense-t-elle le devenir de la protection sociale au XXIe siècle ?
Elle reste très influencée par la typologie du socio-économiste Gøsta Esping Andersen qui distingue trois familles de systèmes de protection sociale : sociale-démocrate (pays scandinaves), libérale (pays anglo-saxons), conservatrice-corporatiste (Europe continentale). On a l’habitude de considérer que les deux premiers sont basés sur des principes béveridgiens (du nom du père de la sécurité sociale britannique, William Beveridge) : les droits à protection sont basés sur la citoyenneté et financés principalement par l’impôt. La différence entre la famille sociale-démocrate et la famille libérale réside dans le fait que dans le premier cas, le haut niveau de solidarité fiscale garantie par l’État permet des prestations généreuses et une forte redistribution consensuelle entre niveaux de revenus, alors que dans le second, les prestations sont plutôt celles de filet de sécurité, les citoyens devant recourir à des mécanismes de marché pour se protéger. On force parfois le trait en parlant de « béveridgisme du riche » et de « béveridigisme du pauvre ». Dans le troisième type, les principes sont qualifiés de bismarckiens (du nom du chancelier allemand à l’origine des premières lois sociales en Allemagne, Otto von Bismarck) : les droits sont accordés à celui qui travaille et par « droits dérivés seulement », à son conjoint et à ses enfants et leur financement repose, non par sur l’impôt, mais sur les cotisations sociales prélevées sur les revenus du travail.
Ce cadre a permis de penser comment la protection sociale française s’était constamment adaptée à la fois en développant des dispositifs « bismarckiens » (par exemple la création en 1958 de l’assurance chômage), mais aussi plus tard, face à l’installation d’un chômage de masse et de formes de précarité, des dispositifs « béveridgiens » d’assistance type revenu minimum d’insertion (RMI), aujourd’hui revenu de solidarité active (RSA). Ce cadre est aussi celui dans lequel sont réfléchies les trajectoires de réformes de pays confrontés aux mêmes enjeux de la mondialisation économique, des progrès de la longévité et de la diversification des parcours de vie. Les travaux du politiste Bruno Palier et de son laboratoire ont contribué à montrer en France comment la trajectoire suivie par les pays scandinaves, en particulier la Suède, pouvait être considérée comme une source d’inspiration autour de la flexisécurité que j’évoquais et plus généralement, d’une conception des dépenses de protection sociale comme « investissement », contre une vision néo-libérale en faisant seulement une charge pesant sur la compétitivité des économies. Ces travaux soulignent de plus en plus que la réussite de ce type de trajectoires dépend de deux choses : de son articulation avec une certaine stratégie économique de croissance (le positionnement dans la compétition internationale) et, dans le contexte de la montée des formes de nationalisme, du soutien politique aux prélèvements socio-fiscaux et aux prestations sociales dont disposent les gouvernements pour réformer les mécanismes de solidarité collective.
« Les travaux du politiste Bruno Palier et de son laboratoire
ont contribué à montrer en France comment la trajectoire
suivie par les pays scandinaves, en particulier la Suède,
pouvait être considérée comme une source d’inspiration
autour de la flexisécurité »
Cette perspective comparative suffit-elle à éclairer le devenir de la voie française de protection sociale ?
Non évidemment, mais elle permet de cartographier les enjeux et les lignes d’affrontements qui ne manqueront pas dans les débats en cours. La société française n’est pas stratifiée comme la société suédoise, sa culture de l’égalité n’est pas la même. L’exécutif actuel a reposé la question de la nature systémique de la protection sociale de manière très technocratique. Dans son traitement jusque-là, partenaires sociaux et « dialogue social » en l’état ont été largement considérés comme des acteurs et des mécanismes de blocage, qui devaient se réinventer. Il a beaucoup misé sur la baisse du coût du travail pour les employeurs et le soutien au pouvoir d’achat des ménages modestes, par des baisses drastiques de cotisations sociales compensées de manière acrobatique par des ressources fiscales. Tout cela n’est pas anodin : les résultats sont attendus essentiellement en termes quantitatifs de créations d’emploi mais la question du type et de la qualité de ces emplois n’est absolument pas posée. Il est à souhaiter que le débat sur les retraites soit l’occasion d’articuler l’attachement à ce patrimoine commun qu’est la répartition en France avec des préoccupations devenues tout aussi communes aux différentes catégories de travailleurs : celles du travail dans les formes diverses d’assujettissement dont il peut être synonyme et de déni de sa capacité à définir ce qui vaut richesse au 21e siècle. A défaut, il y a fort à parier que le débat, tel que l’exécutif en a prédéterminé les termes, se limite à la dénonciation d’une dégradation de notre système vers un « béveridgisme du pauvre », sous couvert de prendre le « béveridgisme du riche » comme référence.