Historien et professeur d'histoire contemporaine, spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren observe avec attention la situation politique de l'Algérie.
Un extrait de cet entretien a paru dans la rubrique « L’invité du mois » du no 268 (avril-mai 2019) de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Quelle lecture peut-on faire de la situation actuelle en Algérie ?
Nous sommes arrivés au bout d’une certaine logique. En Algérie a eu lieu une poussée révolutionnaire, populaire – inédite si l’on compare à ce qui s’était passé en 1988 –, et qui dépasse celle d’Égypte en 2011. C’est d’une ampleur sans précédent. Tout un pays, toutes les régions, toutes les catégories sociales ! Tout un peuple a réussi à obtenir en quelques semaines le départ du vieux président invisible, au pouvoir depuis vingt ans. On a voulu le représenter une cinquième fois et le peuple a obtenu son départ – non sans mal. Puis, quand le 2 avril a été obtenu qu’il ne se représente pas, la population a alors réclamé le départ des hommes du clan Bouteflika – aux dernières nouvelles, une partie du clan continuerait d’assurer la transition avec le soutien du chef d’état-major et donc de l’armée. Ensuite, plusieurs personnalités de premier plan ont été emprisonnées. L’élection doit avoir lieu le 4 juillet. L’armée veut suivre la constitution et donc que des élections soient organisées dans trois mois par le ministère de l’Intérieur. Mais alors, on n’aura pas le temps d’inscrire les jeunes gens sur les listes électorales, et cela, la population risque de le refuser. Quelle sera l’attitude de l’armée ? Aura-t-elle la tentation d’imposer les élections par la force ? Elle en a les moyens, mais en s’enfermant dans cette voie, le régime risque d’aboutir à une impasse et à des élections non efficientes. Il est probable qu’un report intervienne…
Quel a été l’élément déclencheur ? Et quel rôle a joué la jeunesse ?
En 2011, le climat n’était pas favorable au changement, car l’Algérie était encore trop près de la guerre civile. Cela faisait moins de dix ans que les violences de masse avaient cessé. Il y a eu 200 000 morts pendant la décennie noire des années 90. Toute la jeunesse avait vécu ces évènements. Elle connaissait les risques et a refusé de les prendre. Dans ce contexte, le pouvoir algérien a eu les moyens politiques, économiques et militaires de calmer les premières velléités de manifestations. Par exemple, au moment des émeutes de janvier 2011 à la suite de la hausse du prix des produits de base, le Gouvernement a pris des mesures. Il y a ensuite eu une tentative de coordination démocratique qui a suscité des manifestations, mais seulement dans le petit monde des militants politiques. La volonté de quelques milliers de protestataires a été étouffée par les forces de l’ordre. Par la suite, les autorités ont pris des mesures : augmentation des salaires de 50 % pour les policiers, avec quatre années de rétroaction, 150 à 300 % pour les professeurs d’université, une politique de distribution générale à la jeunesse avec 20 milliards de crédits gratuits, des plans d’investissement de logement… Le gouvernement algérien a distribué pour des années la rente pétrolière, ce qui a calmé les velléités protestataires. Par ailleurs, la guerre en Libye a été vécue comme une agression coloniale, notamment française, et qui a servi de repoussoir. Les Algériens étaient également persuadés que le Printemps arabe était un coup monté par les Américains et les monarchies du Golfe.
Mais début 2019, le pouvoir est très usé. Bouteflika, qui a disparu depuis 2013 suite à deux AVC, a été réélu de manière assez grotesque en 2014. Une réforme constitutionnelle de 2016 avait acté le principe qu’un président ne puisse pas faire plus de deux mandats et trois ans après, on le propose pour un cinquième mandat… La situation est devenue trop humiliante et insupportable. La nouvelle génération des 20 ans, qui n’a pas connu la guerre civile, a donc initié le mouvement. Ces jeunes, déjà très nombreux – 45 % de la population a moins de 25 ans –, ont été rejoints par leur famille, leurs parents et grands-parents. Des millions d’étudiants n’ont pas d’avenir et la migration n’est pas possible. Or, il n’y a pas de modèle économique élaboré sur le travail. La rente, les 1 000 milliards de pétrodollars que Bouteflika a reçus sous ses deux mandats, a été uniquement investie dans la consommation. Rien pour l’après-pétrole, pour une économie industrielle et agricole. La plupart des biens sont aujourd’hui importés. Même les grands travaux sont assurés par les Chinois. La situation est surréaliste. Il n’y a pas d’emploi disponible. À Annaba, la semaine dernière, les jeunes sont rentrés dans le complexe sidérurgique avec le mot d’ordre « Donnez-nous des emplois ! ».
L’Algérie est le pays d’un parti unique.
Même s’il n’existe plus comme tel,
il s’est démultiplié…
Comment peut-on basculer dans un système plus démocratique ? Comment faire avec des corps intermédiaires liés au pouvoir en place ?
Il n’y a pas eu d’émeutes cette année, contrairement à 2011. Les Algériens savent très bien que des émeutes auraient entraîné des matraquages et une réponse violente. Ils n’auraient eu aucune chance. Suite à la révolution islamique algérienne, il y a eu un bilan humain désastreux. Pendant la guerre civile, peut-être 40 À 50 000 hommes ont rejoint les maquis et ont essayé d’attaquer l’État. Ils ont été tués. En Syrie, des forces beaucoup plus grandes ont essayé et n’ont pas réussi à abattre le pouvoir en place.
Ce ne sont pas de petites émeutes urbaines qui pouvaient faire tomber un pouvoir aussi fort, la population algérienne l’avait compris. L’Algérie compte 600 000 militaires et 500 000 fonctionnaires au ministère de l’Intérieur ; si on compte avec eux leurs familles, près d’un quart de la population est liée aux forces de sécurité. La seule voie était donc pacifique, et c’est celle qu’ils ont suivie. De manière raisonnable et propre, en ramassant les déchets après les manifestations et en offrant des fleurs aux policiers. Ils n’ont pas utilisé les pavés mis à leur disposition par on-ne-sait-qui au début des premières manifestations. Il y a eu un refus absolu de la violence et du risque de guerre civile. Il y a le poids de l’histoire, des familles, et le contexte actuel au Proche-Orient : les télévisions ont fait tourner en boucle les images de la guerre civile en Syrie pour terroriser la population.
En ce qui concerne les corps intermédiaires, la situation algérienne n’est pas comparable à la situation tunisienne. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), bien que contrôlée par Ben Ali, a gardé sa force et sa vigueur, notamment aux étages intermédiaires. Mais en Algérie, c’est le FLN qui a créé l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et les syndicats. Le syndicat patronal, lui, a été créé par les obligés de Bouteflika. Syndicats étudiants et salariés sont dans la main du pouvoir, sans autonomie de décision, complètement noyautés. L’Algérie est le pays d’un parti unique. Même s’il n’existe plus comme tel, il s’est démultiplié.
Finalement, seuls les corps de professions libérales (avocats, juges, magistrats…), les journalistes, les intellectuels ont soutenu la révolution dès le début. Les élites intellectuelles sont éclatées dans le pays et il n’y a pas eu l’effet de masse équivalent à ce que la mobilisation de l’UGTT avait permis en Tunisie ; mais 2 000 magistrats qui protestent dans un pays comme l’Algérie, cela veut dire quelque chose ! Ces magistrats sont soumis à l’autorité de l’État, mais ils sont très bien formés et pour eux, un principe juridique reste un principe fondamental. La Constitution algérienne est assez démocratique sur le papier, et puis elle n’est pas chapeautée par la Commanderie des croyants, contrairement à la situation marocaine.
La position française aide-t-elle à faire évoluer la situation ? On sent une certaine gêne…
En France, on ne peut rien dire. Même si le temps passe, que la colonisation est terminée depuis longtemps et qu’on doit passer à autre chose, le seul fait de s’exprimer se traduit en Algérie par un « N’oubliez pas la colonisation ! ». Le sujet est instrumentalisé par toutes les forces politiques, et l’a été jusqu’à la corde par le président Bouteflika qui, pour relégitimer le pouvoir du régime après la guerre civile, a évoqué « la colonisation, les fours à chaux, le génocide et les crimes contre l’humanité… » Donc, dès que les Français disent quelque chose, on les renvoie directement à la question coloniale.
Par ailleurs, si la France soutient la révolution, on va lui rétorquer que ses leçons de démocratie sont malvenues dans la mesure où elle est accusée d’avoir trafiqué, à une autre époque, les élections en Algérie. Enfin, Hollande et Macron ont fait une erreur importante en pensant que Bouteflika était un interlocuteur normal, alors qu’il était devenu la marionnette de son frère non élu. La rue oppose aussi à la France son soutien au régime et à ses généraux. Donc, quelle que soit la position que la France adopte, elle sera coupable…
Aujourd’hui la France est tentée de soutenir la rue et l’option démocratique, mais si elle le fait, cela se retournera contre le corps révolutionnaire, parce qu’on va leur dire qu’ils sont le parti de l’étranger. Elle a d’ailleurs été directement accusée d’ingérence par le régime dans le processus en cours ce printemps. Donc mieux vaut que la France ne dise rien, car quoi qu’elle dise, cela sera mal interprété et utilisé contre elle et contre le mouvement. Les Algériens de France sont eux mêmes touchés – la Constitution de 2016 leur interdit d’ailleurs l’accès à la haute fonction d’État en Algérie – puisqu’il y a toujours la tentation de leur reprocher d’être « la main de la France », consciemment ou inconsciemment. Les premiers jours des manifestations, les Algériens ont scandé « Bouteflika, le Français, rentre chez toi au Maroc », identifiant le Maroc et la France coloniale…
Et l’Europe ?
La France serait peut-être crédible si sa voix était noyée dans le concert européen. L’Europe pourrait dire « Vous êtes nos voisins, nos alliés, on a besoin de vous et on est solidaires ». Dans ce cas, l’Algérie ne pourrait pas répondre que c’est une attitude néocoloniale…
Nicolas Sarkozy en 2008 avait proposé une association pan-méditerranéenne. Est-ce que ça donnerait quelque chose permettant de surmonter cette histoire postcoloniale ? Mais la France ayant d’abord tenté d’écarter l’Allemagne et l’Union européenne, d’autres nations de l’UE ont mal pris ce projet et cela a tourné en bataille entre Européens.
L’Espagne était quand même favorable…
Oui, mais pas l’Europe du Nord, et c’est quand même elle qui paye. Donc ils ont refusé. La deuxième difficulté qui fragilisait la base, était que la Méditerranée comprend aussi les Palestiniens, les Syriens, les Libanais, les Marocains, les Algériens, les Turcs, les Grecs, les Chypriotes… ce qui intégrait tout un tas de conflits. De toute façon, cette institution, qui était une bonne idée, a été torpillée par la crise économique qui a suivi. La réunion de Paris a eu lieu en juillet 2008 et la crise a frappé à partir d’aout. L’organisation a des bureaux mais pas de forces vives.
Donc la question algérienne aurait pu être une question du Maghreb et de l’Europe. Le Maghreb n’existant pas, à cause du conflit entre l’Algérie et le Maroc, et la France devant se taire pour les raisons qu’on vient d’évoquer, l’Europe aurait pu avoir une position. Malheureusement ce n’est pas le cas.
Malgré sa conclusion qui peut sembler optimiste, vous estimez dans votre livre, Maghreb, la démocratie impossible ? (Fayard, 2004), que face au danger islamiste, la seule réponse des pouvoirs en place est la cooptation et la répression. Vous pouvez expliquer ?
Depuis, il y a eu la révolution tunisienne. Aujourd’hui, on peut donc répondre que la démocratie est possible au Maghreb. Elle est déjà là depuis plusieurs années. Le problème, c’est qu’elle est punie par les régimes arabes qui ne lui donnent pas d’argent afin de l’asphyxier… Le Qatar et l’Arabie Saoudite veulent bien dépenser des milliards à condition que la Tunisie instaure la loi islamique…
Ce que je disais à l’époque, c’est que le Maghreb ne pourra pas se développer – et l’exemple tunisien m’a donné raison –, s’il continue à chasser ses élites libérales, francophones notamment (même s’il ne s’agit pas ici d’une question de langue) et en écrasant sa minorité islamiste – car elle existe, qu’on le veuille ou non. Il faut tenir les deux bouts de la chaine. Et d’ailleurs, en Tunisie, depuis le printemps, le parti islamo-conservateur Ennahdha s’est effondré dans l’électorat, même si ses cadres sont intacts. Ils ne vont pas gagner la présidentielle, Ghannouchi ne va même pas se présenter, car il opte pour une influence occulte. Donc la démocratie peut dégonfler les islamistes et il vaut mieux les laisser participer aux affaires, car ils n’ont aucune solution à proposer. Par contre, il faut qu’ils soient dans le jeu, et ce, dans une compétition libre qui respecte la légalité des institutions et l’alternance ! Pour l’instant, le seul pays au Maghreb dans lequel la liberté de penser et celle de conscience sont reconnues, c’est la Tunisie. Cela s’imposera à jour à l’Algérie, car c’est la conditions de la démocratie.
la situation est tellement compliquée économiquement
qu’on ne voit pas comment l’armée
peut gérer de telles contradictions et périls.
Aujourd’hui, vous êtes raisonnablement optimiste ou plutôt inquiet pour l’Algérie ?
Disons que jusqu’à récemment, j’étais optimiste, parce que je me disais que l’effet de souffle était vraiment extrêmement puissant grâce au peuple et au soutien tacite de l’armée. On sait très bien que l’armée et la police pourraient arrêter le mouvement et se contenter de remplacer Bouteflika, mais en deux mois, il s’est quand même créé quelque chose de considérable dans le mouvement (le Hirak) et dans la jeunesse. C’est une rupture historique sans aucun précédent depuis l’indépendance. Si le régime avait reculé dès le 22 février, il aurait perdu la face, mais sauvé le système. Maintenant, les gens se sont pris à rêver de renvoyer le système et d’obtenir un régime démocratique, c’est beaucoup plus délicat. Déjà, les anciens chefs du régime – sauf le patron de l’armée – sont sous les verrous et vont être jugés. C’était inimaginable ! Est-ce que l’armée va avoir le courage d’aller jusqu’au bout et porter la transition, je ne sais pas… Car il ne faut pas oublier qu’il y a des divisions générationnelles dans l’appareil d’État : les vieux généraux maintiennent l’héritage, peut-être les jeunes générations ont-elles envie d’air frais ? Mais ce n’est pas que générationnel, il y a aussi une certaine cacophonie dans le corps des généraux, qui s’expriment par presse interposée, là aussi du jamais vu.
Ce qui rend optimiste, c’est que la situation est tellement compliquée économiquement qu’on ne voit pas comment l’armée peut gérer de telles contradictions et périls. S’ils ont envie d’assumer cela seuls, bon courage ! Mais l’armée est retenue par la peur de l’aventure politique, la dernière s’étant terminé en désastre au début des années 1990 !
Bio
Né en 1966, Pierre Vermeren est titulaire d’un doctorat d’histoire contemporaine à Paris 8.
Après avoir enseigné en Égypte, au Maroc et en Tunisie, il est nommé maitre de conférences en histoire contemporaine puis professeur d’histoire à Paris 1.
Il est par ailleurs membre du laboratoire Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (Sirice) et l’un des fondateurs du master professionnel Coopération internationale en Afrique et au Moyen-Orient (Cimao).
Biblio sélective
Maroc en transition, La Découverte, 2001.
La Formation des élites marocaines et tunisiennes : des nationalistes aux islamistes, 1920-2000, La Découverte, 2002.
Maghreb, la démocratie impossible ? Fayard, 2004.
Maghreb, les origines de la révolution démocratique ? Pluriel, 2011.
Le Choc des décolonisations : de la guerre d’Algérie aux Printemps arabes, Odile Jacob, 2015.
Histoire du Maroc depuis l’indépendance, La Découverte, 2016 (4e éd.).
La France en terre d’Islam : empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles, Belin, 2016.
Dissidents du Maghreb (avec Khadija Mohsen-Finan), Belin, 2018.