Laïcité de, et à l'École. Le sujet a réuni le conseil fédéral* du Sgen-CFDT en octobre dernier – une semaine avant l’attentat d’Arras** –, lors d'une journée de réflexion autour d'invité·e·s qui ont livré leur expérience professionnelle et militante sur la question.
* Le conseil fédéral (CF), élu lors du congrès du Sgen-CFDT, est son organe directeur, chargé de conduire sa politique, en conformité avec le texte d’orientation adopté au congrès et dans le respect des statuts et du règlement intérieur.
** Attentat d’Arras : discours de Catherine Nave‑Bekhti au conseil national confédéral, le 17 octobre 2023.
est conseillère principale d’éducation, formatrice à l’Institut supérieur du professorat et de l’éducation de Bourgogne.
Un extrait de l’intervention de Christelle Jouffroy, au Conseil fédéral du Sgen-CFDT le 4 octobre dernier, a paru dans le dossier « Laïcité de l’École, laïcité à l’École » du no 293 – Octobre-novembre 2023 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CFDT.
« Je voulais tout d’abord vous remercier de me donner la parole et de me permettre de partager avec vous le fruit de mon expérience et de mes réflexions sur ce sujet, à la fois en tant que professionnelle engagée dans l’éducation de nos élèves et la formation de nos jeunes collègues, et en tant que militante investie auprès de tous les personnels.
En introduction, je souhaite rappeler mon attachement aux principes de neutralité et de laïcité (principes somme toute étroitement liés) dans le cadre de l’École pour ce qu’ils permettent – ou plutôt devraient permettre –, à savoir protéger nos élèves de tout prosélytisme, et ainsi leur garantir une véritable liberté de choix. Pour appuyer mes propos, je citerai Philippe Meirieu « La laïcité, c’est penser par soi-même et être capable d’avoir un regard critique sur les choses… ».
Serions-nous éducateurs, si nous ne croyions pas au principe d’éducabilité ?
Bien entendu, le principe de laïcité est indissociable de la lutte contre toutes les formes de discrimination. C’est bien en partageant et en faisant vivre les principes de l’École que nous tentons de garantir pour chacun de nos élèves les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Serions-nous éducateurs, si nous ne croyions pas au principe d’éducabilité ?
Le 16 octobre prochain, nous aurons toutes et tous, une pensée pour notre collègue
. Peut-être nous engagerons-nous dans un moment de commémoration avec nos élèves, nos étudiants, nos collègues ? Aucun mot n’est assez fort pour évoquer ce que le monde de l’École a pu ressentir au travers de ce drame et, aujourd’hui encore, l’émotion est vive malgré les trois années écoulées.Comment […] permettre à nos élèves de vivre dans une École qui leur garantit l’accès à cette liberté de conscience et de choix tout en préservant l’intégrité et la sécurité des personnels ?
Enseigner, partager, faire vivre et faire respecter le principe de laïcité fait partie des missions de l’École, mais cela peut parfois s’avérer un exercice périlleux comme en témoignent nos collègues. Comment alors permettre à nos élèves de vivre dans une École qui leur garantit l’accès à cette liberté de conscience et de choix tout en préservant l’intégrité et la sécurité des personnels ?
De mon point de vue, à la fois en tant qu’éducateur mais également en tant que militante, les enjeux sont à plusieurs niveaux :
Celui de la formation, initiale et continue des personnels, de TOUS les personnels. Est-elle suffisante pour faire face aux difficultés éventuelles ? La formation initiale, voilà un sujet que je connais puisque j’y enseigne depuis quelques années maintenant. Il y a effectivement les connaissances essentielles pour appréhender la question, mais suffisent-elles à agir sur le terrain ? À l’Inspe de Dijon, nous allions théorie et pratiques au travers d’études de cas dans le cadre des modules « Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques ». Cela peut-il suffire à préparer nos jeunes collègues à la tâche qui les attend ?
Celui de la formation de nos élèves. Leur permettons-nous toujours finalement de percevoir le bien-fondé de ce principe quand nous sommes davantage dans le rappel de la règle et la coercition ? J’ai pour habitude de poser en préambule de mes interventions sur le sujet la question suivante aux étudiants et fonctionnaires stagiaires : « Lors de vos années collège et lycée, aviez-vous conscience que l’École vous formait aux valeurs de la République et à ses principes ? » La réponse, dans sa très large majorité, est NON ! Encore moins quand il s’agit du principe de laïcité. Cela pose la question du sens que nos élèves donnent à leur parcours citoyen et plus largement au parcours éducatif. Mais aussi la question du sens que nous leur donnons en tant qu’éducateurs.
Celui de la protection des personnels. Qu’en est-il ? L’institution est-elle en capacité de protéger ses personnels ? Les personnels se sentent-ils suffisamment formés, épauler, soutenus, protégés ?
Sensibilisée moi-même à cette question car ayant fait l’objet de propos menaçants suite à la publication de la part d’un fonctionnaire stagiaire d’un sujet d’examen dans le cadre du module « Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques », dans les médias (y compris radicaux) et sur les réseaux sociaux, j’ai pu, ainsi que mes cinq autres collègues concernés par l’incident, faire le constat de la mise en œuvre de la protection des personnels de la part de l’institution. En résumé, si j’osais un trait d’humour, je dirais : Aide-toi et le ciel t’aidera, peut-être !
ayant fait l’objet de propos menaçants […], j’ai pu, ainsi que mes cinq autres collègues concernés par l’incident, faire le constat de la mise en œuvre de la protection des personnels de la part de l’institution.
Pour résumer rapidement, l’incident est survenu le 11 mai et il aura fallu attendre le 19 mai pour avoir des nouvelles du rectorat ! Nous avons dû nous prendre en charge de A à Z, sans aucun accompagnement de la part de notre employeur. Il y aussi eu très peu, trop peu de soutien de la part des collègues ! Fort heureusement, nous étions un groupe soudé pour faire face à ces difficultés et avions comme unique objectif d’assurer notre propre sécurité.
Dans mon action militante, c’est donc assez naturellement que j’ai écouté, accompagné, conseillé les collègues qui me faisaient part de leurs difficultés et de leurs craintes à agir quant à la gestion des atteintes au principe de laïcité. Ainsi, je souhaitais partager un exemple d’une collègue enseignante d’un lycée de l’agglomération dijonnaise :
“Je préfère rester anonyme par peur de représailles, que ce soit de la hiérarchie ou de la famille de l’élève en question. Une élève a assisté à mon cours en abaya (longue jusqu’aux pieds, manches longues et elle a rabattu le long col à l’intérieur de son vêtement suite à ma remarque, en me disant ‘c’est une robe‘, elle avait le soutien de ses camarades). Je précise qu’elle avait une tenue civile complète en dessous de son vêtement et qu’elle aurait pu enlever son abaya. Elle m’a dit que le chef d’établissement lui avait dit que ‘cela ne la dérangeait pas‘.
Je m’interroge : pour moi, cela ne respecte pas la loi sur les signes ostentatoires religieux. Soit il y a du laxisme, soit je ne comprends pas la loi.
Merci de faire remonter l’information afin que les enseignants sachent ce qui est autorisé ou non car ce genre de situation crée une tension en cours. Je ne suis ni intolérante, ni raciste mais c’est ainsi que nos remarques sont interprétées, et cela peut nous mettre en danger.”
Cet exemple est selon moi assez symptomatique de ce qui ressort des échanges que j’ai pu avoir avec les collègues concernés par la gestion des faits d’atteintes au principe de laïcité dans leur établissement public local d’enseignement (EPLE) :
• des atteintes à la laïcité de plus en plus récurrentes dans certains lycées urbains (distribution de tracts anti-IVG, port de signes ostentatoires, etc.) ;
• points de tension avec les élèves et leurs familles (plus grande exposition de certains métiers comme les conseillers principaux d’éducation, ainsi que les chefs d’établissement à qui l’institution demandait de statuer sur le caractère ostensible ou non d’un vêtement – certains collègues ont d’ailleurs fait l’objet de menaces) ;
• craintes à signaler et solliciter la hiérarchie quelle que soit l’origine de l’atteinte (Bible posée sur le coin de la table d’un élève, par exemple) ;
• peur du jugement ;
• enfin, tensions et désaccords avec certains collègues.
Face à ces constats, le Sgen-CFDT Bourgogne a demandé une audience auprès du recteur qui a reçu notre délégation en mai dernier, en présence de son directeur de cabinet et du référent laïcité académique.
Nous avons posé la nécessité de clarifier le cadre, de rassurer et d’accompagner TOUS les personnels. L’ensemble des personnels doit être engagé et sensibilisé sur ces questions afin, par exemple, qu’aucun métier ne soit « pointé du doigt ».
La réponse du recteur a porté sur trois axes :
• la prévention et la formation des personnels ;
• le signalement des situations ;
• le dialogue avec les familles.
Face à la montée des extrêmes de tous bords, aux nombreux enjeux sociétaux, aux responsabilités de plus en plus lourdes pesant sur les personnels, il nous faut repenser notre façon d’agir collectivement.
Face à la montée du port de tenues tels l’abaya ou le qamis dans certains établissements – comme ce fut le cas dans notre académie jusqu’alors relativement épargnée par les atteintes à la laïcité –, le ministère a publié la note de service du 31 aout 2023 qui, malgré les polémiques, a eu pour effet de soulager certains des personnels les plus exposés ! Pour autant, elle ne saurait suffire à répondre aux enjeux actuels.
Face à la montée des extrêmes de tous bords, aux nombreux enjeux sociétaux, aux responsabilités de plus en plus lourdes pesant sur les personnels, il nous faut repenser notre façon d’agir collectivement.
Nous ne pouvons laisser les personnels concernés dans l’incertitude, isolés, sans soutien, même au prix de l’éducation et de l’éducabilité de tous nos élèves ! Aucun personnel ne devrait être exposé au péril de sa santé et de sa vie ! La mobilisation de tous est primordiale pour permettre de garantir non seulement la liberté de croire et choisir à nos élèves, mais aussi la protection de tous les personnels. »