Promouvoir la laïcité (en milieu hostile) ! Un titre, à la fois programme et bilan pour l'auteur, Stéphane Aurousseau, militant associatif engagé de longue date en Lorraine, qui livre son expérience d'interventions auprès de plus de 15 000 élèves de collèges, lycées et centres de formation d'apprentis.
Vous intervenez depuis 2015 en collège et lycée pour parler de la laïcité aux élèves…
Mon association (lire ci-dessous) intervient depuis 2003 dans les établissements scolaires lorrains pour parler de discriminations, notamment LGBT. Après les attentats de janvier 2015, les intervenants en classe se sont retrouvés piégés entre deux réactions : d’un côté, une majorité silencieuse, très prudente, et de l’autre, des élèves qui soit exprimaient ouvertement un sentiment antimusulman, soit justifiaient tout et n’importe quoi au nom des religions. Cela nous a stupéfiés et glacés. C’est pourquoi nous avons conçu deux nouvelles séquences sur la xénophobie et sur la laïcité.
Quels ont été vos objectifs en écrivant ce livre ?
L’apport très riche de spécialistes de la laïcité est peu mobilisable en classe. En outre, choisir parmi les multiples références du réseau Canopé prend du temps. Ce livre est donc un outil – certes perfectible – qui fonctionne et est rapidement assimilable, proposant des techniques d’animation fondées sur un savoir-faire pédagogique (cf. ci-dessous Ressources complémentaires).
Je voulais aussi alerter sur l’état moyen de réaction des élèves comme des enseignants quand on parle de laïcité. Souvent, la peur domine. Des profs témoignent (parfois avec détresse) que des élèves les empêchent de traiter certains contenus, scientifiques ou littéraires, pour des raisons religieuses. D’autres affirment au contraire – y compris en Rep – qu’il n’y a pas plus de dérives aujourd’hui qu’il y a dix ans. N’est-ce pas là une forme d’autocensure ou de déni ?
Quant aux élèves, ils ne demandent pas qu’on intervienne sur la laïcité et beaucoup font profil bas, attendant que ça passe. Ils vivent dans la même société que nous, savent que des gens sont morts pour avoir enseigné certaines choses et que tenir certains propos leur vaudra d’être taxés de fachos.
Par quoi faut-il commencer pour parler de laïcité avec les élèves ?
Je leur demande d’abord de définir la liberté de conscience. Ils citent souvent la liberté de culte et de croyance, mais oublient la liberté de ne pas croire. Promouvoir la laïcité comme un dispositif visant seulement à ce que les différents croyants puissent vivre ensemble revient à faire de l’œcuménisme. C’est parler de laïcité sans prendre de risques car tout se complique dès que sont abordées les contraintes et les limites à la liberté de croyance.
Promouvoir la laïcité comme un dispositif visant seulement à ce que les différents croyants puissent vivre ensemble revient à faire de l’œcuménisme.
Je suis toujours dubitatif quand on présente la laïcité comme un dispositif de lutte contre les discriminations… Étymologiquement, discriminer signifie traiter différemment – sans présager de sa justification. Quand on refuse de vendre de l’alcool à un mineur, on le discrimine mais on estime que c’est justifié. La religion et la politique à l’École sont discriminées : on considère que ce ne sont pas des sujets comme les autres, qu’il faut les traiter avec prudence et les encadrer. Il y a donc un traitement différentiel justifié que ne peuvent pas comprendre les élèves sans un minimum de connaissance historique des conflits politico-religieux qui ont déchiré notre pays et déchirent encore de nombreux pays à travers le monde.
Ensuite seulement, on peut parler de la loi. En général, les élèves la connaissent mais ils ne comprennent pas son intérêt.
Vous dites justement que la laïcité pour certains jeunes est une antivaleur…
ce que je perçois en discutant avec les élèves, c’est qu’être non-croyant, c’est faire partie du camp du mal.
Ils la trouvent liberticide, discriminante, ne comprenant pas l’utilité de limiter la liberté de culte. En revanche, restreindre la liberté de non-croyance ne leur pose pas problème. On a toujours l’impression de vivre dans un pays qui discrimine les croyants, mais ce que je perçois en discutant avec les élèves, c’est qu’être non-croyant, c’est faire partie du camp du mal. Il n’y a pas de champions de la non-croyance en classe ; elle s’exprime toujours en catimini, à la fin, en tête-à -tête avec l’intervenant. C’est un phénomène massif inquiétant car ayant commencé à intervenir à l’École sur des questions de LGBTphobies, je vois des non-croyants se retrouver dans la même situation que certains élèves il y a quinze ans sur les questions de coming out.
Dans l’ensemble, la foi n’est pas un sujet de préoccupation pour les jeunes, mais cette indifférence personnelle ne les empêche pas d’être très pro-croyances. Dans le photolangage que j’utilise en classe, l’image qui choque le plus n’est pas celle de la femme portant un voile intégral (si elle choque des élèves, ils n’osent pas le dire) mais celle du teeshirt athée sur lequel on voit un bonhomme jeter à la poubelle le symbole des trois monothéismes. On est passé de « Touche pas à mon pote » à « Touche pas à ma religion », et ce n’est vraiment pas le même combat ! De la part des élèves, on peut espérer que c’est passager – l’influence des réseaux sociaux –, mais le problème est d’entendre exactement la même chose dans les mouvements d’extrême gauche et des associations confessionnelles très actives sur le terrain.
Pourquoi est-il si difficile de construire une culture laïque commune ?
Une façon […] de sortir par le haut de polémiques vaines et de dépasser nos émotions, serait d’aborder en formation initiale et continue des personnels scolaires la question des appartenances communautaires, identitaires de manière plus large qu’à travers le seul prisme religieux.
La laïcité n’est pas un sujet consensuel, y compris chez les profs. L’institution devrait leur permettre d’exprimer leurs peurs, leurs doutes, voire leurs désaccords. Faire émerger une culture laïque commune sans un espace professionnel dédié est difficile.
Paradoxalement, le volontarisme politique en matière de laïcité devient un frein, il la rend suspecte. Les seuls qui osent encore s’exprimer sont les extrêmes. En salle des profs, j’entends des commentaires sur la formation « Valeur de la République et laïcité » – c’est inutile, de la com’, voire c’est islamophobe –, le débat s’emballe et beaucoup, par prudence, bottent en touche.
l’expression de la croyance religieuse dans les établissements scolaires est une réalité qui pose problème
La loi de 2004 prohibant les tenues et signes religieux ostensibles à l’École a eu des effets de stigmatisation contreproductifs, mais se contenter de l’abroger ne me parait pas la solution. Une note récente de la Fondation Jean Jaurès atteste que l’expression de la croyance religieuse dans les établissements scolaires est une réalité qui pose problème. Certains argüent que l’interdire ne changera pas les mentalités. L’objectif est différent : il est d’assurer le cadre qui permet à l’élève d’élargir ses horizons pour éventuellement changer d’opinion. Aujourd’hui, je suis confronté à des jeunes qui affichent des signes d’appartenance LGBT assez clivants et je m’étonne que des établissements leur permettent d’arborer un drapeau arc-en-ciel pendant le mois des Fiertés. C’est un symbole de paix, de tolérance, mais c’est avant tout un symbole militant qui, pour moi, n’a pas sa place à l’École. C’est une chose d’avoir le droit de dire qui l’on est, de débattre de ses opinions personnelles quand c’est pertinent, c’en est une autre de porter sur soi un signe qui clive en permanence. Une façon, aussi, de sortir par le haut de polémiques vaines et de dépasser nos émotions, serait d’aborder en formation initiale et continue des personnels scolaires la question des appartenances communautaires, identitaires de manière plus large qu’à travers le seul prisme religieux.
Son parcours en quelques dates…
Stéphane Aurousseau est directeur d’une structure d’animation lorraine, organisatrice d’accueils péri- et extrascolaires.
1976 : Nait à Villerupt (Meurthe-et-Moselle).
1999 : Crée l’association Couleurs Gaies, futur Centre LGBTQI+ Lorraine Nord.
2003 : Initie et organise avec son association la première marche des Fiertés lorraines.
Depuis 2003Â : Intervient en milieu scolaire avec son association, Couleurs Gaies, sur les questions de discriminations, notamment LGBT.
Depuis 2010 : Intervient auprès des jeunes en Lorraine avec une séquence pédagogique conçue pour déconstruire les stéréotypes sexistes et LGBTphobes.
Depuis 2013 : Anime des formations sur l’éducation à la diversité pour des publics professionnels : enseignants, animateurs, travailleurs sociaux.
Depuis 2016 : Intervient en milieu scolaire sur la prévention de la xénophobie et la promotion de la liberté de conscience et de la laïcité.
2023 : Relance l’association messine « Les Profanes – Promouvoir et défendre la laïcité en Moselle ».
Promouvoir la laïcité (en milieu hostile ) ! Une notion indispensable pour lutter contre les discriminations. Collection « Point d’exclamation » (« lanceurs et lanceuses d’alerte », militant·e·s), Double ponctuation, juin 2023.
Cet entretien a paru dans le no 292 – Aout-septembre-octobre 2023 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CDFT, dans la rubrique « Invité du mois » (les propos recueillis n’engagent pas le Sgen-CFDT).