Toufik Bouarfa est co-auteur, avec Francesco Farinelli, de « Laïcité et prévention de la radicalisation. Guide pratique pour les enseignants et les professionnels de terrain ». Un extrait de cet entretien a paru dans le n° 266 (janvier-février 2019) de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Propos recueillis par Aline Noël.
Depuis plusieurs années, je travaille avec la European Foundation for Democracy (EFD), une organisation non gouvernementale, basée à Bruxelles et spécialisée dans la question des droits humains. C’est un think tank qui porte l’objet de ses travaux auprès de la Commission européenne et de ses parlementaires.
Pour ma part, je suis beaucoup intervenu sur les questions de lutte contre les discriminations, d’égalité des droits entre les femmes et les hommes, de démocratie, de citoyenneté, et aussi sur des questions de migrations.
Il existe de nombreux écrits sur la radicalisation mais la plupart sont théoriques.
Lorsque j’ai proposé ce principe d’un guide pratique sur la prévention de la radicalisation, l’EFD m’a suivi et a permis de donner au projet une dimension européenne puisqu’à l’heure actuelle un guide est déjà sorti en Allemagne et d’autres sont en cours d’élaboration en Italie et en Belgique. En outre, un guide est paru au Kosovo grâce à la participation financière des Nations-Unies. J’ai pu complètement prendre en charge l’édition française du guide – dont l’idée initiale est à la croisée de mes parcours personnel et professionnel –, d’abord grâce à la collaboration scientifique de mon collègue à l’EFD, PhD et chercheur en histoire Francesco Farinelli, qui en est co-auteur, et aussi avec le soutien et la coopération de Michèle Hassen (alors co-présidente du groupe de travail Ran-Education au sein du Radicalisation Awareness Network de la Commission européenne) et du ministère de l’Intérieur (avec le secrétariat général du Comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation – CIPDR). Le ministère de l’Éducation nationale nous a aussi épaulé et permis de rencontrer des professionnels de terrain et des experts, de profiter de leur éclairage, voire de leur relecture. Je pense particulièrement à Jean-Louis Auduc, bien connu des personnels scolaires, qui a été d’une aide inestimable sur la question de la laïcité.
De constats très simples, comme le fait qu’il existe de nombreux écrits sur la radicalisation mais la plupart sont théoriques. Or les premiers professionnels (éducateurs de rue, animateurs socio-culturels en MJC, profs en collège…) en relation avec des jeunes pouvant potentiellement être concernés par le phénomène de la radicalisation n’ont pas le temps d’étudier cette littérature spécialisée qui, de plus, ne les aiderait pas nécessairement.
Si les adultes sentent qu’il y a urgence à répondre aux questions que (se) posent les jeunes, souvent ils ignorent comment (ré)agir parce qu’ils manquent d’outils immédiatement opérationnels. Ce guide à destination des professionnels de l’éducation a pour vocation de couvrir des situations concrètes.
Avant d’adopter une attitude nihiliste, ces jeunes sont des ados avec des questionnements d’ados, et l’objectif du guide est de pouvoir y répondre, toujours dans le cadre protégé et bienveillant de l’École ou de l’accompagnement socio-éducatif.
Intervient ici un autre constat : ces jeunes font souvent état des mêmes questions et errements, lesquels peuvent traduire un simple malaise adolescent. Pour un gamin issu d’une double, voire d’une triple culture, qui vient d’une famille ayant connu un déracinement, une paupérisation et qui évolue dans un quartier difficile… le surgissement de doutes peut facilement être capté et détourné par des sujets radicalisés. Mais avant d’adopter une attitude nihiliste, ces jeunes sont des ados avec des questionnements d’ados, et l’objectif du guide est de pouvoir y répondre, toujours dans le cadre protégé et bienveillant de l’École ou de l’accompagnement socio-éducatif.
Pour qu’ils n’aillent pas chercher leurs réponses ailleurs ! En collant au plus près de la réalité, ce guide a pour ambition de commencer à construire un contre-argumentaire, car face à des propos du type : « moi, ma religion ne me permet pas cela », les profs et travailleurs sociaux sont souvent désemparés. Et les gamins ont facilement réponse à tout. Dans ce contexte, le guide apporte des premiers éléments de connaissance (en histoire des religions, sur le droit, la jurisprudence…) afin de ne pas indéfiniment différer la réponse. Il permet ensuite de laisser le temps aux professionnels de l’éducation de réfléchir un peu plus en profondeur à la question, de manière à amorcer un travail commun, car il est essentiel de ne pas rester isolé. Le guide propose donc des outils concrets, opérationnels, évaluables et vérifiables, aux professionnels de l’École et du secteur social.
Le processus dynamique de la radicalisation peut se traduire à l’adolescence par une série de revendications. Et à cet âge, ces revendication (qui sont souvent les mêmes) se cristallisent sur des questions de religion. Après avoir identifié une centaine de questions posées par ces jeunes, avec Francesco Farinelli, nous avons élaboré un questionnaire qui a été distribué à un panel de professionnels : enseignants (notamment en collège), chefs d’établissement, inspecteurs d’académie, assistants sociaux, éducateurs spécialisés… et nous leur avons demandé de valider celles auxquelles ils avaient le plus souvent affaire, voire d’en proposer d’autres. Ainsi ont été dégagées les 26 questions figurant dans le guide. Les enseignants en étant principaux destinataires, nous avons veillé à ce que le contenu des fiches soit validé par l’Éducation nationale. Une équipe de la DGesco a fourni ce travail. L’ensemble des questions retenues est vraiment le fruit de rencontres et d’échanges avec professionnels de terrain, responsables départementaux et académiques, experts…
Quand j’étais ado, il commençait à y avoir quelques signaux autour de revendications religieuses. J’avais des amis qui s’arrêtaient sur certaines questions et, en MJC, je voyais que les animateurs ne savaient pas quoi répondre. Ils étaient désarmés et les réponses étaient à côté de la plaque. C’était une autre époque, mais les questions étaient les mêmes. C’est là que je me suis aperçu qu’il valait la peine d’identifier et de recenser ces questions…
Le plus long a été la prise de contact. Lors de mes premières démarches, quand je présentais mon projet, le secteur de l’éducation, dans son ensemble, me disait qu’il n’y avait pas de problème de radicalisation… Lorsque je demandais si un travail de prévention avait déjà été mené, on me répondait qu’évidemment des actions sur l’interculturalité étaient en place. Pour tout vous dire, j’étais inquiet au vu des enjeux car les personnes qui tous les jours sont susceptibles de retourner des gamins et des gamines en attente de réponse à leurs questions et à leurs difficultés de jeunes ados, sont absolument sans pitié. Ils sont capables de pousser ces jeunes à mourir au nom de concepts qu’ils ne maitrisent même pas.
Face à ces enjeux colossaux et fondamentaux, je suis resté déterminé à mener à bien ce projet de guide et à sensibiliser les responsables en charge de la protection et de l’éducation des jeunes. Après les attentats de janvier 2015 [1], et surtout après l’attentat du Bataclan en novembre 2015, il y a eu une volonté gouvernementale très forte et pragmatique d’ouvrir l’Éducation nationale sur l’extérieur et de l’inciter à travailler sur ces questions, en lien avec le ministère de l’Intérieur. J’ai ainsi pu entrer en contact avec l’Éducation nationale, principalement par l’intermédiaire de Michèle Hassen, qui est aujourd’hui à la retraite, mais qui était inspectrice d’académie « Établissements et vie scolaire » et co-présidente du groupe de travail Ran-Education (cf. ci-dessus la question 1) et par le biais du secrétariat général du Conseil interministériel de sécurité et de prévention de la délinquance, Muriel Domenach et ses collaborateurs m’ont mis en lien, notamment, avec la Dgesco.
Oui, cela permet de recontextualiser. Mais il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : ce qui pose problème aujourd’hui, c’est principalement la radicalisation de type djihadiste.
Certaines fiches renvoient effectivement au socle commun et aux programmes, mais ce ne sont jamais les seules ressources proposées. Il y a d’autres outils en complément. Ce serait idéal que le socle commun et les programmes apportent seuls les réponses, mais nous savons tous que cela ne se passe pas comme ça.
Sortir de l’École, y faire venir des gens de l’extérieur de manière à partager les expériences et s’en nourrir est essentiel.
Quand un gamin dit que, pour lui, il n’y a que la voie d’Allah, et qu’il défend et justifie la guerre en Syrie ou d’autres terrains d’opération, être ouvert sur la société extérieure permet aux personnels scolaires de connaitre les initiatives locales. Par exemple, se rendre dans un centre de demandeurs d’asile à la rencontre de familles syriennes réfugiées, qui sont à même de parler avec des collégiens des différents massacres dont ils ont été victimes ou dont il ont été témoins, est une démarche qui peut contribuer à remettre en doute tout un processus de pensées idéalisées et fantasmées du côté des jeunes séduits par le djihad.
Sortir de l’École, y faire venir des gens de l’extérieur de manière à partager les expériences et s’en nourrir est essentiel. Le guide n’a pas vocation à être dogmatique, il n’apporte en aucun cas LA réponse, mais il permet de s’emparer des questions, de s’y confronter et de débattre.
J’en ai quelques-uns, mais surtout académiques. Le ministère de l’Intérieur est vraiment satisfait. D’ailleurs, sans le soutien de la secrétaire générale du CIPDR et de ses collaborateurs (je pense notamment à Catherine Manciaux), qui m’ont accompagné dans cette aventure, le projet n’aurait pas abouti de la sorte. Les médias se font l’écho aussi de l’existence du guide, en accès libre sur Internet. Il y a eu des articles, par exemple, dans Le Parisien, dans la presse gratuite, dans La Gazette des communes… Et le guide a également bénéficié d’un relais international jusqu’aux États-Unis où des articles de presse en ligne ont souligné son originalité.
[1] Les attentats de janvier 2015 : contre Charlie Hebdo (7 janvier), exécution d’une policière municipale à Montrouge (8 janvier) et la prise d’otages meutrière de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes (9 janvier).
L’auteur
Toufik Bouarfa est expert auprès de la European Foundation for Democraty (EFD)* et chercheur associé au centre de recherche Timbuktu Institute. African Center For Peace Studies basé à Dakar.
- Depuis 2008
Fonctionnaire attaché territorial de la Ville de Reims. - 2008-2014
Chargé de mission de lutte contre les discriminations et contre le racisme. Dans ce cadre, il a également initié des séances de formation/sensibilisation auprès de professionnels et d’usagers. - 2014-2018
Coordinateur du Conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance de Reims Métropole, aujourd’hui Grand Reims. - 2018 à aujourd’hui
Chef de projet à la direction des solidarités et de la santé publique.
* La European Foundation for Democracy (EFD) est une organisation non gouvernementale basée à Bruxelles qui travaille depuis plus d’une décennie avec les acteurs de la société civile, les universités, les gouvernements et les collectivités sur la promotion de l’égalité des droits, de la lutte contre les extrémismes ainsi que sur la prévention de la radicalisation.