"De la laïcité en France", l'ouvrage de Patrick Weil, a paru en plein débat parlementaire sur le projet de loi visant à lutter contre les séparatismes.
Un an après l’assassinat de notre collègue Samuel Paty, et alors que s’est ouvert le procès des auteurs des attentats de novembre 2015, nous avons interrogé l’historien, spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté, sur le livre qu’il vient de consacrer à la laïcité.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Ayant fait, avec mon association Bibliothèques sans frontières, une websérie de dix vidéos sur la laïcité après les attentats de 2015, j’avais été invité en juillet 2019 à prononcer la conférence de clôture de la 5e université d’été du réseau national des Espé. Là, les référents laïcité m’ont dit leur dénuement. Après l’assassinat de Samuel Paty, le ministère a annoncé deux heures de débat avec les élèves à la rentrée des congés de la Toussaint. Quand il les a annulées, je savais pourquoi. Comment animer en classe un débat avec une certaine cohérence, quand on laisse chaque enseignant se débrouiller à sa façon pour exposer une laïcité élaborée à partir de documents trouvés ici et là ?
Or la laïcité, c’est d’abord la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. J’ai conçu mon livre pour qu’il soit d’un usage facile et clair, avec des chapitres pouvant guider un cours.
J’ai conçu mon livre pour qu’il soit d’un usage facile et clair, avec des chapitres pouvant guider un cours.
L’application de la laïcité à l’École, découlant de la loi de 1905, ne s’est pas faite sans batailles. Cette année, le gouvernement a légiféré à nouveau, arguant que l’arsenal juridique pour lutter contre le repli identitaire et l’islam radical était insuffisant. Quelle est votre analyse ?
En menant mes recherches pour ce livre, j’ai découvert que les dispositions d’une section oubliée de la loi de 1905, « la police des cultes » avaient été énormément appliquées pour venir à bout de la résistance, voire de la sédition d’ecclésiastiques qui, encouragés par le pape Pie X, avaient vilipendé l’usage de certains manuels par l’école publique et menacé maîtres, élèves et parents de les priver des cérémonies et sacrements religieux. Ainsi, de nombreux ministres du culte ont été traduits devant les tribunaux.
Ces dispositions sont extrêmement utiles et bien construites pour agir en cas de violations de la liberté de conscience, de la séparation des Églises et de l’État – notamment de l’Église et de l’École –, et intervenir en cas d’actions religieuses radicales. L’article 35, par exemple, qui prévoit une responsabilité spécifique du ministre du culte qui inciterait des citoyens à se soulever ou à s’armer contre d’autres citoyens – article qui aurait permis de poursuivre l’imam de Pantin à l’origine de la vidéo sur Facebook et de la réaction en chaîne menant à l’assassinat de Samuel Paty, plutôt que de punir tous les fidèles en fermant la mosquée.
Ces dispositions sont extrêmement utiles et bien construites pour agir en cas de violations de la liberté de conscience, de la séparation des Églises et de l’État – notamment de l’Église et de l’École –, et intervenir en cas d’actions religieuses radicales.
Les ministres de la Justice et de l’Intérieur ont prétendu que cet article n’avait jamais été appliqué, alors que des centaines de procès ont été intentés entre 1905 et 1914 à des ministres du culte, notamment à cause de pressions exercées sur l’École publique. C’est donc dans une certaine ignorance des instruments de la loi de 1905 que le gouvernement a élaboré son propre projet. Finalement l’article 35, supprimé en première lecture à l’Assemblée nationale, a été rétabli et la peine qu’il prévoit, renforcée. La loi de 1905 reste la base et les juges pourront vérifier que ses dispositions ont d’abord été appliquées avant de recourir aux nouveaux instruments créés par la loi sur le séparatisme.
des centaines de procès ont été intentés entre 1905 et 1914 à des ministres du culte, notamment à cause de pressions exercées sur l’École publique. C’est donc dans une certaine ignorance des instruments de la loi de 1905 que le gouvernement a élaboré son propre projet.
En France, on peine parfois à définir la laïcité…
La laïcité, c’est la liberté absolue de conscience – en notre for intérieur – et le libre exercice des cultes, c’est-à-dire la libre expression de la foi dans le respect de la loi sans subir aucune pression. Si l’article 1 (« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. ») est souvent mentionné, ce n’est pas le cas de l’article 31 qui prévoit de punir quiconque fait pression sur une personne pour l’empêcher d’exercer un culte ou l’y obliger.
La laïcité, c’est […] la libre expression de la foi dans le respect de la loi sans subir aucune pression.
Il faut expliquer aux élèves que les parents leur transmettent leurs idées sur l’existence ou la non-existence de Dieu, éventuellement leur religion, mais qu’eux-mêmes ont ensuite le droit de choisir sans pression ; que les enseignants, croyants ou non, leur font cours sans porter de signe religieux pour ne pas faire pression sur eux, comme l’ensemble des fonctionnaires ; qu’ils peuvent garder leurs opinions mais que l’École transmet la liberté d’opinion et surtout des connaissances scientifiques qu’ils n’apprennent pas à la maison.
Liberté de conscience et liberté de culte sont possibles grâce à la séparation des religions et de l’État qui a pour conséquence l’égalité de tous les citoyens – quelles que soient leurs options spirituelles – devant un État neutre qui, depuis et par la loi de 1905 qui est une loi de souveraineté, n’a plus de lien particulier avec l’église catholique.
Faire vivre la laïcité à l’École incombe à chacun et chacune. Comment procéder pour réussir vraiment à l’incarner ? Pour qu’elle fasse sens ?
L’éducation est un enjeu pour toutes les religions. D’où ma réticence à l’enseignement du fait religieux à l’École qui met mal à l’aise beaucoup de professeurs parce que ce n’est pas leur domaine et c’est enfermer certains jeunes dans une identité religieuse. On a répondu à la présence, dans le système scolaire, des enfants d’immigrés venus de notre ancien Empire colonial par cet enseignement alors qu’il fallait y répondre par l’enseignement de l’histoire politique qui les concerne, c’est-à-dire la colonisation, la décolonisation et l’immigration.
C’est le sentiment d’être citoyen à part entière qui permet à la laïcité d’être véritablement un libre choix. C’est la citoyenneté qui est la condition de la laïcité, et non pas l’inverse.
Fondamentalement, la laïcité est le droit de faire son choix sans pression, donc de croire ou de ne pas croire. Mais si l’on a été élevé dans la religion et qu’on se met à douter, cela signifie quitter une maison familière. Il faut donc pouvoir se sentir à l’aise dans une maison d’accueil qui est celle de la République. Le rôle de l’École est de permettre à tous les enfants d’y avoir une place.
Ces enfants doivent donc se sentir partie de l’histoire de France qu’on leur enseigne. S’ils sont venus d’outre-mer ou d’outre-Méditerranée, il faut qu’il y ait dans l’enseignement un moment de cette histoire à laquelle ils se sentent particulièrement liés, de même que l’histoire de l’immigration. Cela permet d’ailleurs de créer avec tous les autres enfants un lien, celui de notre histoire politique commune.
Cette histoire, il faut l’enseigner, pour que ces enfants se sentent une place dans la République et ses valeurs. C’est le sentiment d’être citoyen à part entière qui permet à la laïcité d’être véritablement un libre choix. C’est la citoyenneté qui est la condition de la laïcité, et non pas l’inverse. • Entretien réalisé par Aline Noël pour le numéro 281 – Septembre-octobre de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales.
Chef de cabinet du secrétariat d’État aux immigrés.
Docteur en science politique. « L’analyse d’une politique publique : la politique française d’immigration : 1974-1988 », sous la direction de Jean Leca, Institut d’études politiques de Paris.
Membre du Haut Conseil à l’intégration.
Nommé par le Premier ministre, Lionel Jospin, à la tête d’une mission chargée de proposer une réforme des politiques de la nationalité et de
l’immigration.
Membre de la commission Stasi chargée par le président Jacques Chirac de réfléchir à l’application du principe de laïcité.
Fonde l’ONG « Bibliothèques sans frontières », dont il est président.
Le sens de la République, avec Nicolas Truong, Grasset, 2015.
Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Gallimard, 2002 ; réédition revue et augmentée, collection « Folio histoire », Gallimard, 2005.
La République et sa diversité : Immigration, intégration, discrimination, collection « La République des idées », Le Seuil, 2005.
L’Esclavage, la colonisation, et après…, avec Stéphane Dufoix (s/d), et coll., collection « Hors collection », PUF, 2005.