Romancière, Marianne Jaeglé anime des ateliers d'écriture. Sa formation d'enseignante de lettres modernes lui est précieuse dans ses interventions auprès des publics scolaires.
Une version courte de cet entretien a paru dans le n° 269 (juin-juillet 2019) de Profession Éducation.
De l’enseignement à l’animation d’ateliers d’écriture…
J’ai fait des études de lettres par goût de la littérature, et dans l’espoir d’apprendre à écrire en suivant ce parcours. Si enseigner le français pendant neuf ans a été une belle expérience, je ne me suis pas réellement sentie à ma place dans l’Éducation nationale. L’étude scolaire des textes nous installe dans une relation de révérence à la littérature ; j’avais le sentiment que cette révérence inhiberait toujours ma propre écriture. D’autre part, je n’étais pas à l’aise avec le fonctionnement du système éducatif, dans la mesure où les notes et le fait de donner à étudier aux jeunes des textes qui n’avaient pas forcément beaucoup de sens pour eux installent une dimension coercitive dans la relation entre la littérature, le prof et les élèves. J’avais commencé à suivre des ateliers d’écriture peu après mes débuts dans l’enseignement et c’est là que j’ai trouvé ce qui m’a permis de passer personnellement de la théorie littéraire à la pratique. J’y ai reçu à la fois l’autorisation d’écrire et des méthodes pour le faire. Après avoir suivi une formation à l’animation, j’ai quitté l’Éducation nationale et suis devenue animatrice d’ateliers. Depuis, j’accompagne dans leurs projets des gens qui veulent apprendre à écrire. Passer à cette pratique-là était plus juste pour moi à tous points de vue.
Dans ce nouveau contexte, mes études de lettres m’ont été extrêmement utiles. J’avais à la fois une connaissance technique qui facilite l’analyse des textes produits (qu’est-ce qu’un point de vue interne ? une métaphore filée ? etc.) et aussi une culture littéraire qui m’aide à situer les textes écrits par les participants dans une lignée littéraire. J’avais aussi l’habitude de gérer des groupes. Tout cela, j’ai pu le réinvestir différemment dans l’animation. Mais pour moi, la différence majeure tenait à une autre relation à l’apprentissage. À l’école, même les élèves motivés subissent toujours plus ou moins les cours. En atelier, les gens à qui j’ai désormais affaire ont un très grand désir de ce que je peux leur apporter, un très grand appétit de découverte. L’atelier est pour moi le lieu idéal de transmission et du partage de savoir-faire.
À l’école, même les élèves motivés subissent toujours plus ou moins les cours. En atelier, les gens à qui j’ai désormais affaire ont un très grand désir de ce que je peux leur apporter
Il ne faut pas se tromper de posture : l’objet de l’atelier, c’est l’écriture, ce n’est pas la thérapie. Il faut être clair sur les finalités, préciser pourquoi on est là et quelle est notre sphère de compétences. Je pense que ce risque existe à chaque fois que quelqu’un se met en devoir d’animer un groupe, raison pour laquelle les animateurs d’atelier d’écriture doivent être formés. Créer implique une régression, et le fait de se confronter à ce qu’on ne sait pas (y compris de soi-même), le fait d’affronter son échec, son désir… fragilise. Quand on anime un atelier, il faut être prêt à négocier avec ces réalités et à aider les gens à y faire face.
L’implantation en France des ateliers d’écriture
À la fin des années 1960, Élisabeth Bing a travaillé dans un institut médico-éducatif situé dans la Drôme. Elle a mis en place des ateliers d’écriture pour des enfants dits caractériels. En faisant écrire ces enfants considérés comme inadaptés au système scolaire, elle s’est aperçue qu’ils adoraient la littérature, prenaient plaisir à écrire et que ce travail d’écriture littéraire, curieusement, les réconciliait avec la langue, l’écrit, l’École, et d’une certaine manière avec eux-mêmes. Écrire les transformait en profondeur ; une expérience qu’elle a retracée dans son livre Et je nageai jusqu’à la page. Par la suite, elle a adapté sa méthode aux adultes et a été une pionnière de l’atelier d’écriture en France en créant l’association qui portait son nom en 1981, et qui a formé de très nombreux animateurs. C’est de là que sont nés la plupart des ateliers d’écriture en France
Je pense que la partie est en passe d’être gagnée pour l’enseignement de l’écriture créative. On admet maintenant (idée qui semblait totalement incongrue auparavant) que l’écriture s’apprend : on n’enseigne pas le talent, mais on peut enseigner des techniques d’écriture et indiquer aux gens comment s’améliorer, dans quel sens travailler. Les ateliers d’écriture, les masters de création littéraire ont vocation à favoriser l’éclosion de talents, à accompagner les gens jusqu’à l’aboutissement de textes susceptibles d’être publiés. Mais il faut toute une vie pour faire un écrivain ! Personne ne peut dire si les écrivains de demain seront ceux qui ont suivi ces formations ou pas. Par ailleurs, en ce qui concerne la pratique de l’écriture, la partie sera vraiment gagnée quand il y aura des conservatoires d’écriture, c’est-à-dire des organismes publics qui permettront à tout un chacun de pratiquer l’écriture en tant qu’expression artistique comme une autre, au même titre, par exemple, que la musique ou la danse.
en ce qui concerne la pratique de l’écriture, la partie sera vraiment gagnée quand il y aura des conservatoires d’écriture
De la nécessité d’être formé·e à l’animation
On ne s’improvise pas animateur d’ateliers d’écriture. Il est certes indispensable d’avoir une pratique personnelle de l’écriture, une bonne connaissance de la littérature, mais il est aussi indispensable d’avoir suivi une formation à l’animation. Les écrivains connaissent leur propre processus créatif, mais ne sont pas nécessairement à même de faire avancer les autres, qui fonctionnent différemment.
Qu’est-ce qui fait écrire ? Comment accompagner et stimuler la singularité d’un auteur ? Comment l’aider à surmonter ses propres obstacles ? Comment l’amener à améliorer un texte ? Comment faire progresser un auteur ? Il faut s’être penché sur ces questions si on prétend guider les autres dans leur travail. Être écrivain ne suffit pas. Une pratique de l’écriture littéraire personnelle est certes absolument indispensable parce que c’est ce qui irrigue la pratique d’animation, mais ce n’est pas suffisant en soi.
On ne s’improvise pas animateur d’ateliers d’écriture.
Quant à la publication et à la reconnaissance en tant qu’auteur, ce sont des circonstances qui légitiment le travail de l’animateur. Aujourd’hui, comme mon dernier roman a été sélectionné pour des prix de lycéens, le regard des gens qui viennent suivre mes ateliers a changé. Cette reconnaissance de mon travail d’écriture personnel donne plus de poids à mes propos. Mais ma vraie légitimité est du côté de la formation que j’ai reçue, et de la pratique. C’est parce que je continue d’écrire, de me confronter à cette difficulté que je ce que je dis a du sens. La publication n’est pas indispensable, c’est un plus ; en revanche, être capable d’aller au bout d’un projet littéraire personnel est une expérience nécessaire pour pouvoir accompagner les autres.
L’écriture à l’École… et en entreprise
La façon même dont on fait travailler l’écriture à l’École est aberrante. Plutôt que de chercher à farcir la tête des élèves avec du savoir, il faudrait leur proposer une pratique littéraire qui parte d’eux, c’est-à-dire commencer par les faire écrire. Ils porteraient ensuite un tout autre regard sur les textes et les auteurs au programme. Sans vouloir caricaturer : si on proposait d’abord aux adolescents d’écrire sur leur découverte du sentiment amoureux, je pense qu’ils auraient ensuite beaucoup plus d’intérêt pour les sonnets de Louise Labbé ou de Ronsard. L’un des présupposés du travail d’Élisabeth Bing était que l’usage de la langue génère un immense plaisir, et que chacun devrait être incité à une relation de liberté et de créativité avec le langage. Or l’apprentissage scolaire génère exactement le contraire. Or l’École est dans la contrainte, la culpabilité, elle poursuit les mauvais usages (le « mal dit »), créant ainsi du jargon, de la cuistrerie, et un sentiment d’insuffisance. Donner le droit de créer est, pour moi, le meilleur moyen de donner accès à la beauté littéraire. Mais c’est aussi un enjeu citoyen. Que ce soit dans le cadre scolaire ou en milieu professionnel, l’enjeu de l’atelier d’écriture dépasse la question de la maîtrise de l’orthographe et de la grammaire, car écrire est une pratique de sincérité avec soi, c’est un effort pour penser, une prise de parole radicale. Il y a quelque chose qui a trait à la formation citoyenne parce qu’écrire, c’est oser revendiquer son expérience, sa singularité, son droit à prendre la parole et l’écrit. Écrire, c’est devenir capable de dire : « je »
écrire est une pratique de sincérité avec soi, c’est un effort pour penser, une prise de parole radicale. Il y a quelque chose qui a trait à la formation citoyenne
De nombreuses entreprises s’aperçoivent que leurs salariés ont besoin de réapprendre ou même d’oser écrire. Elles sont confrontées à un problème fâcheux : nombreux sont les diplômés qui envoient des mails ou rédigent des rapports auxquels les destinataires ne comprennent rien. Mettre en place un atelier, qui fera repenser la relation de chacun à l’écrit fait beaucoup évoluer les choses. Par ailleurs, quand on fait travailler l’écriture en groupe, d’une certaine manière, on repose, outre la question de la relation au langage et à l’apprentissage, toutes les questions de la relation à l’autre, du vivre-ensemble… On met en place un atelier d’écriture dans un service, et on s’aperçoit au final que, outre le gain en termes de rédaction, ce sont aussi les relations entre les gens qui ont évolué. C’est tout ça, en réalité, qu’on fait travailler.
L’expérience des ateliers d’écriture en milieu scolaire
Il y a quelques années, j’ai participé à un atelier qui concluait un voyage ; des élèves s’étaient rendus à Auschwitz lors d’un voyage de commémoration. Pouvoir écrire sur leur visite des camps de concentration et d’extermination a généré une réflexion sur cette expérience. Ils ont écrit, de ce fait, sur leur expérience personnelle du racisme et sur ce que ce voyage leur avait fait comprendre. La visite du camp d’Auschwitz les avait bouleversés. L’écriture les a amenés à mettre en mots ce qu’ils ont vécu, à se l’approprier. Les textes étaient forts, mais je pense que l’essentiel de cette expérience est dans ce que l’écriture leur a permis d’intérioriser, d’assimiler. Mise à distance, objectivation d’une réalité intérieure, travail formel… Tandis que nous retravaillons un texte, l’écriture nous fait évoluer intérieurement.
Plus récemment, dans le cadre de la sélection de mon roman pour le Prix des lycéens Folio, je suis intervenue dans des lycées où j’ai fait écrire brièvement des groupes d’élèves sur des propositions plus classiques d’atelier d’écriture. Je suis toujours stupéfaite de ce que cela suscite. Quand on leur donne la possibilité de dire qui ils sont, de formuler dans la classe quelque chose d’eux, de leur interrogation sur le monde, d’exprimer ce qui les touche d’un point de vue esthétique… cela change complètement leur rapport habituel à l’École. Ils se découvrent intéressés à la littérature, à l’apprentissage, aux autres. L’écriture permet aussi de découvrir que les personnes qu’on croit connaître disposent en fait d’une richesse, d’une expérience intérieure qu’on ne soupçonnait pas, sont capables d’écrire des textes qu’on n’aurait jamais imaginés. Soudainement, des gens se découvrent autres, irréductibles à ce que leur apparence laisse percevoir. Pour moi, l’atelier d’écriture est aussi une école de tolérance et de respect d’autrui. Comme l’écrit Marcel Proust de la littérature, l’écriture nous apprend à trouver du plaisir « ailleurs que dans les satisfactions du confort et de la vanité »
Tandis que nous retravaillons un texte, l’écriture nous fait évoluer intérieurement.
Il est possible de le faire ponctuellement, sur une journée, mais ce n’est pas très satisfaisant. Il serait beaucoup plus intéressant que les enseignants de français et/ou d’arts plastiques soient formés et proposent sur la base du volontariat, des ateliers d’écriture. Ce serait une richesse merveilleuse pour les élèves… Et pour les enseignants, une modification radicale de leur relation aux élèves, à l’enseignement. Une vraie bouffée d’air frais pour tout le monde.
Il y a beaucoup de profs qui viennent écrire dans les ateliers parce qu’ils y trouvent pour eux-mêmes un enrichissement, une relation différente à la littérature enfin désacralisée, une pratique vive de la littérature si on peut dire. Mais on ne devient pas animateur ou formateur en écriture sans avoir appris un certain nombre de choses, qui ne font pas partie du bagage des enseignants. Il faut se former. Et la posture n’est pas non plus la même.
Idéalement, un atelier devrait pouvoir se pratiquer en dehors du temps scolaire, avec un nombre restreint de participants (dix à douze maximum). Dans l’idéal toujours, tous les collèges et les lycées devraient proposer un atelier d’écriture en parallèle des cours, avec un prof qui aurait été formé à cette pratique. Je suis certaine que cela ferait grandement bouger les choses.
Absolument. Et ce serait aussi l’occasion d’entretenir un autre rapport au texte littéraire, qui n’est pas seulement un monument qu’il s’agit d’admirer en en faisant le tour. Il ouvre aussi sur l’acte de créer – ce qui n’a plus rien à voir avec la relation scolaire, académique, de révérence, mais instaure une relation nouvelle de transmission, d’appropriation de la création.
Marianne Jaeglé, son parcours
Marianne Jaeglé est romancière, animatrice d’ateliers d’écriture.
Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné en lycée et en IUT avant de se consacrer à l’écriture et à l’animation d’ateliers d’écriture. Elle anime notamment des ateliers consacrés au roman (cf. dans Ressources complémentaires ci-dessous, « Un personnage et moi (biographie fictionnée) », session du 22 au 26 juillet 2019, et « Écrire votre roman », session à partir de septembre 2019).
Elle a été présidente de l’association Ateliers d’écriture Élisabeth Bing de 2014 à 2016.
Elle a siégé au conseil d’administration de la Maison des écrivains et de la littérature (Mél) de juin 2016 à mars 2017.
Marianne Jaeglé est l’auteure de romans, d’essais et de documentaires : voir sa bibliographie complète.