Y a-t-il une limite à l'application du droit à l'éducation en matière de scolarisation des enfants et adolescents migrants ? Que signifie la distinction entre droit à l'éducation et droit à l'instruction ? Quel rôle peuvent jouer les partenaires sociaux en soutien à ces populations ?
Un extrait de cet entretien a paru dans le dossier « Migrant·e·s : le défi de l’intégration », de Profession Éducation (no 273 – Décembre 2019), le magazine du Sgen-CFDT.
Maîtresse de conférences en droit public à la faculté de Poitiers, est membre de l’unité mixte de recherche Migrinter et fellow de l’Institut Convergences Migrations
Comment la société civile peut-elle faire respecter le droit à l’éducation de tous les enfants ?
Organe du Conseil de l’Europe, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a la particularité de recevoir uniquement les plaintes d’organisations non gouvernementales et de partenaires sociaux. Plus les associations qui œuvrent auprès des populations migrantes le connaîtront et le saisiront, plus il sera efficace. Ainsi, le Forum européen des Roms et des gens du voyage (Ferv) a porté une réclamation auprès de ce comité concernant la situation des enfants Roms en France dont le droit à l’éducation n’est pas honoré. Dans sa décision, le CESD a constaté les manquements de la France à ses obligations et a émis des recommandations.
Plus les associations qui œuvrent auprès des populations migrantes connaîtront le Comité européen des droits sociaux (CEDS) et le saisiront, plus il sera efficace.
Ces recommandations sont-elles contraignantes ?
En 2002 et 2012, des associations de parents d’enfants autistes avaient aussi porté plainte contre la France, pour ce même motif. Entre ces deux plaintes, il y a eu un plan autiste et un arrêt du Conseil d’État qui a condamné la France. La plainte a pesé car les parents ont su médiatiser les deux décisions du Comité. Pour les enfants Roms, la médiatisation a été peu relayée. Si les décisions adoptées par le Comité ne sont pas obligatoires, leur respect fait l’objet d’un suivi par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. La médiatisation accroît efficacement les pressions : les Droits de l’homme et l’École sont deux piliers de la culture française.
Si les décisions adoptées par le Comité ne sont pas obligatoires, leur respect fait l’objet d’un suivi par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe.
Hélas, un point faible pour la mise en œuvre du droit à l’éducation des enfants migrants est la rareté des plaintes. Ce n’est assurément pas le premier réflexe des familles et des mineurs non accompagnés que de s’adresser au tribunal administratif, encore moins au Conseil d’État, pour faire valoir leurs droits. Aussi, des instances non juridictionnelles comme le CEDS peuvent avoir leur utilité parce que ce sont des associations qui agissent au nom d’une situation générale.
un point faible pour la mise en œuvre du droit à l’éducation des enfants migrants est la rareté des plaintes.
Quelle est la différence entre droit à l’éducation et droit à l’instruction ?
Au cours de la préparation de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, René Cassin a insisté pour qu’un article consacre le droit à l’instruction, terme alors usité en France. Bizarrement, au fil des travaux la formulation « droit à l’éducation » a primé, sans qu’il y ait trace d’explications à ce sujet. Ainsi parle-t-on, dans le cadre des Nations Unies, de « droit à l’éducation », notion qui englobe le droit à l’instruction.
En revanche, les discussions lors de la préparation de la Convention européenne des droits de l’homme (signée en décembre 1950) témoignent d’un glissement inverse : les représentants officiels ont retenu le droit à l’instruction comme noyau dur de l’éducation, car ils ont voulu réduire au minimum le rôle de l’État pour éviter que se reproduisent des modèles tel l’enrôlement de la jeunesse par l’Allemagne nazie ou par l’URSS. La France connaît donc les deux influences. Il n’y a pas de fondement juridique à cette distinction, mais l’idée que le droit à l’éducation est condition de l’effectivité du droit à l’instruction : pour pouvoir étudier, il faut disposer d’espace, de calme, de transports scolaires, de repas à la cantine…
le droit à l’éducation est condition de l’effectivité du droit à l’instruction
Qu’en est-il des jeunes étrangers qui veulent accéder à l’enseignement supérieur ? Est-on encore dans le cadre du droit à l’éducation ?
Je pense qu’on reste dans le cadre du droit à l’éducation parce que je défends la théorie qu’un tel droit ne s’arrête pas à un âge déterminé. Il figure dans la Convention des droits de l’enfant et, en France, il apparaît dans notre constitution et dans le Code de l’éducation. Mais on le trouve aussi dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme qu’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et nulle part il n’est dit que le droit à l’éducation est réservé aux enfants et aux personnes de tel à tel âge.
Suite à l’arrêté fixant une augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, le Conseil constitutionnel, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portée par des organisations syndicales étudiantes et professionnelles, a rendu une décision, le 11 octobre 2019, qui rappelle bien que la gratuité s’étend aussi à l’enseignement supérieur, sans écarter une petite participation individuelle qui doit rester « modique ». C’est au Conseil d’État maintenant de préciser ce point.
Donc ce droit existe et dans le cadre des Nations Unies, il est spécifié qu’il passe par l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire, l’enseignement supérieur et pourquoi pas, par la formation tout au long de la vie ?
Dans les faits, il y a une confusion opérée entre obligation scolaire et droit à l’éducation. Souvent, des communes ou certains partis politiques parlent de l’éducation en s’intéressant à la seule instruction obligatoire : fixée de 6 à 16 ans révolus, puis de 3 à 16, et dernièrement de 3 à 18. Mais ce n’est pas parce que l’obligation d’instruction s’arrêtait à 16 ans que le droit s’arrêtait aussi à 16 ans. Il y a déjà eu, à ce sujet, des jugements qui très clairement ont rappelé qu’après 16 ans un jeune devait pouvoir accéder à l’instruction. De telles confusions ont encore été faites quand le ministre de l’Éducation nationale a passé l’obligation scolaire de 6 à 3 ans. Il a beaucoup été question des difficultés des communes à la mettre en place et il a été répété que c’était surtout un cadeau fait à l’enseignement privé. Mais, c’est une avancée car les mairies ne peuvent plus refuser d’inscrire des enfants étrangers sur le motif, qui était mauvais, que l’obligation scolaire commence à partir de six ans.
Il y a déjà eu (…) des jugements qui très clairement ont rappelé qu’après 16 ans un jeune devait pouvoir accéder à l’instruction.
Que faire pour les enfants enfermés en centre de rétention ?
Dire qu’en ne le séparant pas de ses parents, on agit au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant est une interprétation vicieuse. L’enfermement des enfants n’a aucune base légale. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France en 2012, puis à cinq reprises en 2016, et lui a recommandé d’adopter des solutions alternatives (bracelet électronique, assignation à résidence…) pour contrôler ces familles. Selon un représentant de La Cimade, ces situations se comptent aujourd’hui par centaines. À ma connaissance, il n’y a pas de plainte relative aux violations du droit à l’éducation dans ces circonstances ; là encore, le rôle des associations est essentiel pour alerter l’opinion publique. Peut-être considère-t-on que l’éducation n’est pas le plus important des droits parmi tous ceux qui sont bafoués. Dans les situations d’urgence, on privilégie le droit à l’hébergement, aux soins, en oubliant souvent le droit à l’éducation… Je crois qu’il n’est pas assez pris au sérieux.
là encore, le rôle des associations est essentiel pour alerter l’opinion publique.
Pouvez-vous parler du laboratoire Migrinter ?
À l’origine, Migrinter est un département de géographie. Par la suite les géographes ont été rejoints par des anthropologues qui sont restés minoritaires. Puis il y a cinq ans environ, une tentative de rapprochement a été faite avec la faculté de droit. J’étais très motivée par ce projet et je pensais partir en éclaireure et être rejointe.
Hélas, les collaborations demeurent ponctuelles… Il s’avère que c’est compliqué de discuter entre disciplines assez différentes. Par exemple, j’ai travaillé avec une doctorante en géographie dont la thèse portait sur les mineurs non accompagnés (MNA), et nous avons fait une communication à deux voix sur la parole de l’enfant ; j’ai aussi accompagné ponctuellement un doctorant en géographie dont la recherche s’attachait aux migrations de personnes âgées…
Pour ma part, je me suis intéressée aux migrations – et je pense qu’en droit, c’est souvent ainsi qu’on commence à étudier ce sujet – en lien avec les Droits de l’homme. Plus spécifiquement, le développement de la protection internationale des Droits de l’homme à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale repose sur le fait que les droits sont garantis à chaque individu parce qu’il est un être humain, et pas parce qu’il a une nationalité. Dans cette perspective, les problèmes rencontrés par les migrants apparaissent paradoxaux.
Pour ma part, je me suis intéressée aux migrations – et je pense qu’en droit, c’est souvent ainsi qu’on commence à étudier ce sujet – en lien avec les Droits de l’homme.
Ainsi, il existe un master Migrations internationales qui est rattaché à Migrinter. Les étudiants (qui sont plutôt des géographes ou des sociologues) auxquels il faut donner un socle de connaissances juridiques, sont étonnés d’entendre dire que tout individu a des droits garantis quelle que soit sa nationalité, quand d’autre part on parle de migrants en situation irrégulière.
La liberté de circulation, de fait, n’existe pas : les États ont toujours le droit de contrôler l’accès à leur territoire, tous les traités le reconnaissent, la Cour européenne des droits de l’homme le rappelle. Cependant, elle pose aussi qu’un individu, même en situation irrégulière sur le territoire d’un État, doit être respecté, plus précisément, ne doit pas être soumis à un traitement inhumain ou dégradant. Mais il n’y a pas de définition en la matière.
Au regard de la jurisprudence, on ne voit pas comment un étranger, privé de soins et d’hébergement, pourrait ne pas être considéré comme victime d’un traitement inhumain ou dégradant. Mais c’est au cas par cas… Quand il s’agit d’un enfant, les textes sont sans équivoque et cela devrait être encore plus contraignant.
Quand vous parlez de la manière de traiter les gens, des policiers sont missionnés pour aller taillader des tentes de migrants ; des agents préfectoraux se plaignent d’être en sous-effectifs et de devoir appliquer des règlements pas toujours clairs…
C’est inhumain aussi pour eux… Je ne sais pas s’ils ont toujours une formation suffisante pour savoir que ce qu’on leur demande peut être illégal. Je sais qu’il y a ponctuellement des formations. En ce moment, on parle des violences faites aux femmes. Il doit donc y avoir plein de formations dans les commissariats sur cette question… Mais sur les droits des migrants, y compris en situation irrégulière, je ne suis pas sûre que les connaissances apportées à un policier de terrain lui permettent de savoir où il en est juridiquement.
Parfois, c’est plus important d’agir humainement sans se poser la question du droit. Récemment, il y a eu le cas des gardes-côtes de Malte et de l’Italie qui se rejetaient la prise en charge d’un bateau en train de couler : le problème, ici, n’est pas qu’ils ne connaissaient pas le droit mais simplement qu’ils ne se se sont pas conduits de façon humaine.
Pour en savoir plus
, in Maïtena Armagnague et al., Enfants migrants à l’école, Éditions Le Bord de l’eau, 2020 (à paraître).
, dans « École et migration », dossier coordonné avec Maïtena Armagnague et Isabelle Rigoni, Revue européenne des migrations internationales, 2018, vol. 34-4, p. 73-92.
, Revue européenne des migrations internationales, 2016, vol. 32.
, Revue trimestrielle des droits de l’homme, no 89, 2012.
, Les Petites Affiches, 29 février 2012.