En période de crise sanitaire, l'éveil par les arts et la culture ne saurait être rangé au rang de l'accessoire. La rencontre de l'artiste est en effet un puissant vecteur de la libération des corps et de la parole. Analyse et point de vue du Sgen-CFDT. Par Florent Viguié, secrétaire fédéral.
Le rapport à autrui fragilisé
La rentrée 2020 est maintenant derrière nous mais après plusieurs mois de confinement, le rapport à autrui se trouve fragilisé par une distanciation sociale devenue nécessaire. Port du masque, gestes barrières, inquiétudes sur les courbes de contamination, fermetures temporaires : chacune et chacun dans son établissement s’emploie à dépasser les contraintes pour reprendre un enseignement au quotidien le plus normal possible.
Questionnements
Le réflexe bien compréhensible dans la période incertaine que nous vivons est de se concentrer sur les fondamentaux. Sur quels acquis effectifs des élèves pouvons-nous nous appuyer ? Quelles remédiations mettre en œuvre ? Comment palier les lacunes ? Quelles pédagogies à même de prendre en compte les contraintes sanitaires retenir ?
Qui dit revenir aux fondamentaux dit peut-être aussi délaisser, provisoirement au moins, ce qui paraît plus accessoire. Or, se concentrer sur les points directement mesurables du progrès des élèves, c’est prioriser les seuls savoirs. Le programme, le disciplinaire. Hélas, ces impératifs ne sauraient se dissocier du reste de nos missions éducatives sans lesquelles tout savoir est mal assuré, voire vain.
En un mot, une tête bien pleine ne remplacera jamais une tête bien faite.
L’éveil par les arts est un puissant vecteur de réduction des inégalités
Même un adversaire déclaré du pédagogisme ou de l’égalitarisme le sait : l’expérience du confinement a d’abord amplifié les inégalités dans les apprentissages, et notamment dans les apprentissages réalisés en autonomie, entre ceux qui ont les outils non seulement techniques et numériques, mais surtout culturels, et ceux qui ne les possèdent pas.
Apprendre à apprendre par soi-même, c’est d’abord apprendre à être, être soi, et être avec les autres. Prendre confiance. Croire aux vertus mêmes du savoir.
Les élèves qui s’en sortent le mieux dans le système éducatif comme plus tard dans leur vie d’adultes sont ceux qui ont acquis cette envie d’avancer par eux-mêmes, et l’envie est à la base de l’autonomie. L’élève, pensé comme acteur de son apprentissage. Le rôle de la culture et de l’éducation artistique n’est plus à démontrer dans ce domaine.
Là où mécaniquement, parce qu’évaluateur.trice de l’élève, l’enseignant.e incarne une norme à atteindre, autour d’un vrai et d’un faux défini en amont, le contact de l’artiste, quoique bien plus ponctuel, a un rôle essentiel à jouer dans l’expérimentation et le droit à l’erreur dans la classe. Débarrassé du jugement de valeur et du jugement tout court, l’artiste ne joue plus sur l’ordre du bon et du faux ou du juste et de l’injuste, mais sur le seul registre de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, simplement.
Concentré sur l’efficience, l’artiste rend possible cet accès de l’élève à une démarche active, gage de ses progrès
Rien de nouveau sous le soleil. De fait, à l’heure des restrictions budgétaires connues sous différents gouvernements, l’EAC n’a pas connu de véritable remise en cause tant son apport fait aujourd’hui consensus. Ce n’est pourtant pas du gouvernement qu’est à redouter un effondrement de l’éducation artistique aujourd’hui, mais bien des enseignants eux-mêmes.
Convaincre une administration frileuse, se conformer à des contraintes organisationnelles accrues, voilà un quotidien bien connu des collègues adeptes de la pédagogie de projet. En revanche, avec les incertitudes actuelles, le contexte pandémique a de quoi décourager les plus motivé.es. Le principe de précaution est dès lors bien tentant. Entendons-nous : si par précaution nous entendons gestes de distanciation sociale et prise en compte des directives sanitaires, il n’y a pas discussion.
Si par précaution en revanche, nous entendons renonciation à faire ce qui n’est pas obligé (sortie pédagogique, théâtre, rencontre d’un intervenant…), et de fait bien peu reconnu par notre institution, quoique si nécessaire, alors c’est autre chose.
Certes, la tentation devient grande de se dire pourquoi se battre pour défendre un projet qu’il faudra peut-être annuler demain ?
Et pourtant. Une première raison pourrait être de dire qu’aujourd’hui, comme tout citoyen, chaque enseignante, chaque enseignant, là où elle ou il est peut et doit faire œuvre de solidarité face à la crise économique d’ampleur attendue, en joignant l’utile pour ses élèves à la survie d’un tissu artistique dense sur le territoire.
Les artistes ont besoin de nous maintenant pour travailler et pouvoir encore œuvrer demain à nos côtés.
Donnons aux artistes ce travail utile et nécessaire en les impliquant dans nos projets de classe.
Mais ce motif ne peut qu’être accessoire et secondaire par rapport à notre mission. Les objectifs de rentrée définis par notre ministre, rappelant la place à donner tant à l’éducation artistique et culturelle qu’à la citoyenneté, vont en ce sens : quand nous parlons éducation, nous ne pouvons définir comme accessoire le savoir-être.
C’est lui qui constitue le meilleur gage de réussite de l’élève, et des élèves, aussi, dans une construction collective des savoirs. Bien sûr, l’heure n’est plus à la constitution d’une chorale en ce moment. Mais l’art, c’est l’inventivité et la créativité, c’est l’adaptabilité.
Favoriser l’intervention de l’artiste dans la classe, c’est générer la libération de la parole, c’est instituer un autre rapport à autrui comme à l’autorité, c’est œuvrer ensemble.
Tout est à inventer
Tout est à inventer en art. Face aux angoisses qui parasitent les apprentissages, face aux incertitudes du quotidien qui neutralisent les énergies, face aux barrières sanitaires qui compliquent le rapport au collectif, et contre les théories d’« ensauvagement de la société », l’ouverture à soi et à l’autre constituent les meilleurs atouts pour vivre ensemble.
Les pratiques artistiques ou les sorties théâtrales n’empêchent pas les gestes barrières. Elles les rendent plus que jamais nécessaires au contraire, mais elles leur donnent aussi un sens qui manque parfois pour les jeunes qui nous sont confiés, en les prenant comme une simple donnée supplémentaire entrant dans le jeu des contraintes inhérentes à toute vie en société.
Permettre la rencontre de l’artiste, dans la classe et sur son lieu de travail, devient plus que jamais une nécessité dans la construction de citoyens éclairés face aux incertitudes du monde.
Ainsi, de même que l’Éducation Morale et Civique (EMC) ne saurait relever de la seule mission des collègues d’Histoire-Géographie, l’Éducation Artistique et Culturelle ne peut être la charge des seuls enseignantes et enseignants de Musique et d’Arts Plastiques mais elle relève bien d’une mission de l’ensemble des équipes éducatives. Toute enseignante, tout enseignant de toutes disciplines confondues doit pouvoir se demander : et moi, quelle part ai-je pris dans cet éveil ?