Il y a six ans, Sylvie Leclerc-Reynaud, philosophe et documentaliste de formation, lançait dans son établissement des ateliers-philo à destination d'élèves de 6e et de 5e.
Loin de travailler en solitaire, elle a échangé avec des enseignants de collège et des professeurs des écoles, pour enrichir et affiner sa pratique. Désireuse de partager cette expérience, elle lui a consacré un livre-manuel : . , paru en janvier 2016. Pour Sylvie, la rentrée scolaire 2016 sera l’occasion de donner un nouvel essor à ses ateliers-philo puisqu’ils ont vocation à se déployer dans le cadre d’un enseignement pratique interdisciplinaire (EPI).
Pourquoi des ateliers de philosophie ?
Au départ, il y a ma propre expérience d’élève qui s’interrogeait beaucoup. Il m’a fallu attendre la terminale pour découvrir la philosophie et la légitimité du questionnement. J’ai eu envie d’en faire profiter les élèves dès le collège. Une des missions du professeur-documentaliste est de cultiver l’esprit critique des élèves en leur apprenant à interroger les documents. Pour chercher, il faut savoir poser des questions. Un autre atout du métier est l’interdisciplinarité : je crois aux vertus du travail en commun avec les enseignants des différentes disciplines, à l’apport pédagogique de chacun. La pratique des ateliers-philo permet aux élèves de prendre confiance dans leur capacité à réfléchir sur des sujets réputés ardus, et ceci quel que soit leur niveau scolaire. Pour les amener à penser par eux-mêmes et à confronter leurs idées, il faut instaurer un cadre, à la fois strict et bienveillant. Ils doivent apprendre à respecter certaines règles : écouter les autres, ne pas se moquer (condition impérative !), demander la parole… C’est donc aussi un apprentissage et une mise en pratique de qualités citoyennes.
« Pour chercher, il faut savoir poser des questions. »
Comment avez-vous procédé concrètement ?
Je me suis beaucoup documentée et j’ai emprunté des points de méthode ici et là : la mise en scène de l’atelier (disposition en cercle des élèves, bâton de parole, président de séance…) à Jacques Lévine et Michel Tozzi, l’utilisation du conte à Michel Piquemal…
Pour écrire des contes à teneur philosophique, je me suis particulièrement inspirée du Petit Traité des grandes vertus d’André Comte-Sponville. En effet, les thématiques traitées touchent au quotidien des élèves : l’éthique (le rapport aux autres et à soi) et le politique (le « vivre-ensemble » au sein d’un groupe), avec toute leur cohorte d’idées et concepts (le juste, l’égalité, la tolérance, l’amitié, la loi…). Ensuite il faut se lancer, tâtonner, rectifier (pendant cinq ans j’ai tenu un cahier de retour d’expériences pour noter ce qui ne fonctionnait pas).
J’ai commencé seule avec des élèves volontaires pendant l’heure de demi-pension. Puis, grâce à un financement du Conseil général des Hauts-de-Seine, l’activité a été inscrite pendant quatre ans à l’emploi du temps d’élèves de 6e et de 5e, et j’ai pu travailler en partenariat, notamment avec deux collègues, profs de lettres et d’arts plastiques. L’atelier-philo n’est pas uniquement oral, il se prête aussi à une formalisation : atelier d’écriture ; production artistique (comme en attestent les illustrations du livre, réalisées par des élèves). Je n’ai cessé de tester et prendre conseil (auprès d’enseignants de collège et de professeurs des écoles ; auprès de Stella Baruk, chercheuse en pédagogie des mathématiques…).
Le livre, qui porte sur le croisement de la philosophie et des mathématiques, a bénéficié de toutes ces collaborations. Plus la démarche est participative, plus l’efficacité est grande.
« Plus la démarche est participative, plus l’efficacité est grande. »
Quelques mots sur votre livre…
Le livre est l’aboutissement de six années de pratique. Il propose des contes qui constituent une « accroche » avec deux entrées : un questionnement philosophique et une énigme mathématique. La réponse ne tombe pas du ciel, les élèves doivent aller la chercher : débat d’idées d’un côté, recherche de la solution en calculant ou en traçant des figures de l’autre. C’est toute la dynamique de la main à la pâte de Georges Charpak, une démarche de construction du savoir.
La philosophie oblige à s’interroger sur le sens des mots, à s’accorder sur les définitions. En mathématiques, il faut comprendre la consigne. L’atelier-philo mené par le biais de contes qui personnalisent certaines notions mathématiques par exemple, permet aussi de rendre plus concrète cette discipline, de voir à quoi elle sert dans la vie de tous les jours.
Les notions mathématiques abordées (nombre et calcul, géométrie, mesures) relèvent des programmes de CM2 et de 6e. Les contes peuvent être travaillés à la maison, à l’école avec des CM2, au collège avec des 6e et des 5e (en classe ou au CDI). Et bonne nouvelle : en 5e, cet atelier-philo peut désormais se faire dans le cadre d’un EPI, où prof de lettres, prof de mathématiques et prof-documentaliste apporteront chacun une pédagogie propre à leur discipline.
« La réponse ne tombe pas du ciel, les élèves doivent aller la chercher… »
Une dernière question, un peu « poil à gratter » : pourquoi un livre et pas plutôt un blog ?
Les contes (avec le questionnement philosophique et les exercices de mathématiques qui les accompagnent) peuvent être travaillés à l’école et au collège, mais ils peuvent également être lus à la maison. Et le principe du livre, c’est qu’on peut l’emporter partout.
La démarche que je propose requiert du temps : il est bon de s’asseoir, de réfléchir, de s’ennuyer un peu avec le texte ! Or le livre permet cette relation, tandis qu’avec un blog, l’utilisateur reste connecté, relié à tout un ensemble d’informations disponibles en un clic. Du coup, sa capacité de concentration est moindre.
Des travaux en sociologie de la lecture montrent qu’avec Internet, on a tendance à passer d’un sujet à l’autre, et je suis la première à sauter sur tous les liens proposés ! Le livre offre un travail à contre-courant : il suffit de s’asseoir et de rentrer en soi-même.