« l'Histoire n'est jamais écrite d'avance »
L’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, est membre du comité d’experts en sciences sociales de la CFDT. Il nous parle de ce que les sciences sociales, dont l’histoire, peuvent apporter à la société.
C’est quoi une « société fatiguée » pour l’historien que vous êtes ? Vous dites, sans les nommer, qu’il y a des antécédents dans l’histoire. Que nous apprennent-ils ?
J’envisage cette thématique du point de vue de l’anthropologie politique : non pas seulement l’épuisement que la crise sanitaire provoque dans les organismes et sur la santé mentale, mais la fatigue du corps social, politique qui se perçoit à travers la fatigue militante, la démobilisation politique, voire l’abstention – un abaissement de ses défenses qui rend la société vulnérable.
Par « société fatiguée », j’entends (…) une société prête à renoncer à ses valeurs et à ses principes démocratiques.
Le précédent le plus entêtant, ce sont les années 1930 dont nous vivrions une sorte de récidive, aux sens juridique et pathologique, avec la montée des régimes autoritaires et des nationalismes identitaires comme conséquence des crises et fatigues de la société politique…
J’ai sans doute pensé aux travaux de
. Dans Notre maladie : leçons de liberté depuis un lit d’hôpital américain, il met en parallèle son état pathologique avec la question des fatigues démocratiques et dans De la tyrannie : vingt leçons du XXe siècle, il montre avec quelle facilité les démocraties ont renoncé durant les années 20 et 30 à leurs libertés publiques, en sorte que le pouvoir autoritaire s’est immiscé lentement, sournoisement plutôt qu’il ne s’est imposé brutalement. Je pense qu’on doit sortir de ce face-à-face hypnotisant avec les années 30 parce qu’une telle remise en cause des principes politiques avec une attirance pour la tyrannie s’est plusieurs fois produite dans l’histoire…Je pense qu’on doit sortir de ce face-à-face hypnotisant avec les années 30
Quels apports (réciproques) entre le monde de la recherche et le syndicalisme ? Est-ce une manière aussi de « refonder » le rôle des chercheurs dans le temps présent ?
Je travaille au Collège de France, qui a pour ambition première de mettre la science devant la société. Cela me paraît donc naturel que les chercheurs se fraient un chemin vers le temps présent.
Se pose ensuite la question de la représentation. Pourquoi le syndicalisme plutôt que les partis politiques ? Le conseil politique ne m’a jamais attiré, j’en connais les faiblesses, les fragilités et surtout les vanités. Je n’ai pas travaillé sur
pour rien !le syndicat peut être un lieu de construction d’un savoir sur la société qui permet la discussion, la production et la coproduction, ce qui n’est plus le cas des partis politiques.
Or que le premier syndicat en France cherche à éclairer sa décision en constituant un comité d’experts en sciences sociales suffit à susciter notre considération dans tous les sens du terme – d’autant qu’aujourd’hui les sciences sociales sont attaquées très vigoureusement par le pouvoir politique. Nous sommes aussi dans un moment, non pas de réaction car il ne faut jamais être les réactionnaires des réactionnaires, mais de riposte qui implique de changer de terrain, de choisir son camp, ses armes et de reformuler la question. Ce qui signifie qu’au lieu d’être dans une posture systématiquement défensive où l’on cherche à parer les coups portés par les pouvoirs, on va se situer dans des lieux de production sociale du savoir. En l’espèce, le syndicat peut être un lieu de construction d’un savoir sur la société qui permet la discussion, la production et la coproduction, ce qui n’est plus le cas des partis politiques.
Quelle est la place de l’histoire aujourd’hui dans le champ de la connaissance, dans son rapport avec les autres disciplines ? Et dans la société ?
La place de l’histoire dans les sciences sociales n’est plus dominante dans la mesure où chacune d’elles a légitimement revendiqué son indépendance mais au prix de son historicisation : au fond, toutes les sciences sociales sont des sciences historiques. Plus que l’histoire, c’est peut-être l’anthropologie, aujourd’hui, qui fait penser toutes les sciences sociales. Si d’un point de vue épistémologique, l’histoire n’est plus en position de force, elle reste en position de puissance — je veux dire qu’elle ouvre encore beaucoup de possibilités. Du point de vue public, l’histoire continue d’être une passion sociale qui, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas une exception française. Cependant, il y a dans notre pays tout un écosystème qui tourne autour de l’histoire publique, qui va de l’édition et de la librairie indépendante aux sons et lumières, en passant par les festivals et l’audiovisuel public. Il y a un marché de l’histoire, dont nous profitons, mais que l’on ne doit pas oublier de protéger.
Si d’un point de vue épistémologique, l’histoire n’est plus en position de force, elle reste en position de puissance — je veux dire qu’elle ouvre encore beaucoup de possibilités.
Mon point de vue est que pour défendre la discipline historique, il faut la défendre partout. Si les historiennes et les historiens veulent se sauver professionnellement, ce n’est pas seulement en sauvant leur cursus d’histoire mais c’est en mettant de l’histoire dans tous les cursus. La médecine, par exemple, qui a un lien ancien avec les humanités, est devenue terriblement technique, et s’il n’est pas raisonnable de défendre l’enseignement du latin en faculté de médecine, celui de l’histoire serait en revanche une bonne idée.
pour défendre la discipline historique, il faut la défendre partout.
Outre un diagnostic sur les questions qui leur sont posées (aujourd’hui la fatigue sociale, démocratique…), les intellectuels peuvent-ils nourrir une action concrète sur la réalité sociale ?
J’aime bien le mot « diagnostic » parce qu’il renvoie à ce qu’il y a de commun entre la médecine et l’histoire.
a montré qu’il n’y a d’histoire que singulière et qu’elle est d’une certaine manière la science des faits qui ne se répètent pas. On ne saura jamais ce qui se serait passé si on avait décidé de ne pas confiner à telle date, si on avait attendu ou si au contraire on avait agi plus vite ; on peut, certes, regarder ce qui s’est passé dans les pays qui ont procédé différemment, mais les variables sont trop nombreuses pour en tirer des certitudes, on ne peut faire que des expériences de pensée.L’histoire n’est pas une science expérimentale, mais peut-être se rapproche-t-elle de la médecine en ce qu’il faut avoir un œil clinique.
– qui était fils de chirurgien et savait ce qu’était la clinique, lui ayant même consacré sa thèse – appelait diagnostic le regard que le philosophe pose sur le présent pour comprendre en quoi aujourd’hui diffère d’hier.Rappelons que l’Histoire n’est jamais écrite d’avance
Quoique très attaché à cette tradition, il me semble qu’on peut attendre autre chose de l’histoire, et des sciences sociales en général, que ce simple diagnostic : on peut attendre qu’elles ouvrent dans le passé la possibilité du temps, c’est-à-dire qu’elles créent des imaginaires sociaux et qu’elles aient force et valeur d’encouragement. Rappelons que l’Histoire n’est jamais écrite d’avance, qu’elle suscite et ménage toujours des surprises, qu’elle permet toujours plus à celles et ceux qui la subissent. L’histoire du mouvement ouvrier, par exemple, incluait cette capacité de remobilisation à partir des exemples du passé, pas pour dire qu’on allait les imiter mais pour dire qu’on allait se souvenir qu’à chaque moment de l’Histoire plus de choses sont possibles qu’on ne le pense.
Cet entretien a paru dans le numéro 283 – Janvier-février 2022 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
PARCOURS EN QUELQUES DATES
Thèse de doctorat d’histoire médiévale à Paris-I sous la direction de Pierre Toubert.
Maitre de conférences en histoire médiévale à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud.
Maitre de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Professeur d’histoire du Moyen-Age à Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle ».
Président du conseil scientifique de l’École française de Rome.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Contretemps, éditions du Seuil, 2020.
Histoire mondiale de la France (S/d), Le Seuil, 2017 ; rééd. « Points histoire », 2018 ; édition augmentée et illustrée, Le Seuil, 2018.
Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images, Le Seuil, 2013 ; rééd. « Points-Seuil », 2015.
Faire profession d’historien, publications de la Sorbonne, 2010 ; nouvelle édition, 2016 ; rééd. « Points-Seuil », 2018.
Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008 ; rééd. Verdier/poche, 2013.
Crédits photo
Patrick Boucheron © Patrick Imbert