Le texte ci-dessous est la version longue de l'interview parue dans Profession Éducation, le mensuel du Sgen-CFDT, n° 249 (novembre 2016).
Cédric Villani est directeur de l’Institut Henri-Poincaré et membre du Conseil stratégique de la recherche.
Quel regard portez-vous sur le système éducatif et ses évolutions actuelles ?
En préambule, j’insiste sur le fait que mes réponses ne proviennent pas d’une étude systématique, mais de mon expérience d’enseignant-chercheur et de parent d’élève, et surtout de mes très nombreuses visites et conférences dans des établissements scolaires, en France et à l’étranger. L’éducation est un sujet qui me tient à cœur, et auquel je contribue notamment à l’Académie des sciences. Le système éducatif français traverse une crise de confiance qui se traduit par un très fort malaise des enseignants et plus généralement par l’insatisfaction de tous les acteurs. La très forte rotation des ministres et des réformes semble inlassablement remettre le système en cause, mais on note peu d’avancées sur les questions de fond. L’enseignant déboussolé ne fait dès lors confiance ni aux parents d’élèves, ni aux inspecteurs, ni aux proviseurs, ni aux ministres… En mathématique, cela se traduit par une grande difficulté à pourvoir les postes au moment où l’on en a plus que jamais besoin ; il en résulte des recrutements hâtifs, des taux de rotation très importants dans les établissements, particulièrement dans les zones difficiles. La confiance manque également entre les enseignants et les élèves ; s’il y a un reproche à faire à l’enseignement français, c’est sa difficulté à donner aux élèves confiance en eux, un art absolument fondamental que pourraient nous apprendre les enseignants américains, certainement plus important que le contenu des programmes eux-mêmes. Selon moi, nombre de difficultés relèvent de la condition des enseignants, de leur formation, ainsi qu’aux moyens qui leur sont alloués pour travailler en équipe ; le reste (programmes, options, etc.) est certes important, mais moins !
Sur la question plus particulière des contenus, les deux plus graves problèmes actuels sont sans doute la faiblesse des horaires de mathématique – qui rend impossible tout travail serein –, et l’indigence des programmes de physique qui perturbe tout l’enseignement des sciences. En mathématique, la seule compétence qui vaille est celle d’apprendre à formaliser et démontrer, mais cela prend beaucoup de temps ; si l’on passe tout le cours à apprendre les concepts sans avoir le temps de les manipuler, c’est l’échec garanti. À contrario, de très belles initiatives ont été développées ces dernières années pour donner aux enseignants toutes les clés de l’apprentissage des sciences, en insistant sur l’implication des élèves, le travail par projets, la réalisation d’expériences, la conceptualisation – je pense notamment à l’initiative « La main à la pâte » qui continue de progresser, lentement mais sûrement. Par ailleurs, la faible implication du secteur privé (entreprises, fondations) dans les opérations de fond est un réel problème que j’ai rencontré à maintes reprises. Découragées par la complexité du système éducatif ou les prises de position dogmatiques, les entreprises préfèrent financer de fort petites opérations, méritoires mais d’impact très faible. Enfin, la difficulté du système à intégrer un vrai enseignement de la programmation est étonnante. À l’heure du tout-numérique, et compte tenu des difficultés qu’ont nos jeunes pour conceptual ser une informatique qui leur apparait comme magique, l’enseignement de la programmation devrait s’imposer comme une évidence, et continue pourtant à susciter régulièrement des oppositions et barrages idéologiques. L’évolution est en cours, mais que c’est lent !
Vous avez dit que le hasard avait un grand rôle dans votre parcours. Comment favoriser ce hasard dans l’enseignement scolaire ?
Le hasard est avant tout associé à la multiplication des opportunités, des rencontres et des expériences. J’aime bien rappeler que les enseignants qui m’ont le plus marqué étaient ceux qui ne respectaient pas le programme. La multiplication des projets et des initiatives personnelles permet d’impliquer le hasard ; je pense aux opérations de fondations comme « C.genial » ou d’associations comme « Math.en.JEANS », etc. Les voyages européens devraient aussi faire partie des expériences systématiques de nos jeunes.
Que pensez-vous de l’expression « excellence pour tous » ?
L’expression est très employée. On peut y lire ce que l’on souhaite. Certains la raillent comme étant auto-contradictoire, arguant que l’excellence désigne par définition ce qui est meilleur que les autres et qu’elle ne peut donc s’appliquer à tous, mais on peut tout de même lui donner un sens. Idéalement, cela veut dire que l’on prépare un système excellent, un système où les enseignements et les enseignants sont excellents, par rapport aux autres pays par exemple, ou par rapport aux autres systèmes possibles. C’est un beau programme, mais il ne se planifie pas du jour au lendemain, car en matière d’éducation, il faut tester pour savoir !
Comment faire évoluer le baccalauréat pour en faire un passeport vers l’enseignement supérieur et l’insertion professionnelle ?
Vous évoquez l’enseignement supérieur et l’insertion professionnelle – deux choses distinctes mais liées, les diplômes d’enseignement supérieur augmentant en pratique notablement les chances d’insertion professionnelle. Il me semble illusoire de penser qu’une seule mesure pourra faire progresser les choses, mais la revalorisation des filières techniques, avec un fort contact avec les entreprises pourrait être une piste – une option largement utilisée par les systèmes allemand et suisse, avec succès.
Autre piste : l’accent à mettre, au cours du secondaire, sur les projets d’ouverture vers l’enseignement supérieur dont l’autonomie est bien plus grande… La formation continue des conseillers d’orientation est aussi un impératif.
Que ce soit pour vous amener vers le monde de l’entreprise ou vers celui de l’enseignement supérieur, il faut vous plonger dans le bain, et vous mettre en contact avec ceux qui sont dans le bain !
Que pensez-vous de la place des mathématiques dans notre système scolaire ? De la sélection par les mathématiques et du fait qu’il est tout à fait concevable que des lycéens ne fassent pas de mathématiques en L alors qu’il est exclu de ne pas faire d’histoire en S ?
La « sélection par les mathématiques » est depuis longtemps un épouvantail, utilisé comme une excuse, même dans des filières où les exigences mathématiques ont baissé en flèche. Il est légitime que certaines formations aient des exigences en mathématique, car c’est une discipline vraiment différente du reste, et vraiment utile. Pas utile au sens où les connaissances que vous y avez apprises seront utilisables : utile au sens où le travail de conceptualisation que vous y aurez fait conditionnera votre manière de penser à un problème. Les recherches menées aux États-Unis sont claires là-dessus : étudier la mathématique vous donne de bien meilleures chances de décrocher votre diplôme, toutes disciplines confondues. D’ailleurs les ingénieurs français sont appréciés pour leur formation mathématique, et un peu partout on regrette que les programmeurs, ingénieurs, etc. se détournent de l’esprit mathématique. Il faut cependant bien s’entendre sur les objectifs. Pour la grande majorité des élèves, une formation mathématique n’est intéressante qu’en ce qu’elle entraine à conceptualiser ; inutile donc de forcer le trait sur les programmes. Comme vous le notez justement, il y a une dissymétrie entre sciences et humanités dans nos filières ; le baccalauréat S est actuellement une filière d’excellence généraliste déguisée en filière scientifique. Si l’on veut en faire une vraie filière scientifique, il convient de renforcer les volumes horaires de sciences et de diminuer ceux des humanités – ce qui ne veut pas dire les supprimer, car les humanités font partie de notre identité… humaine, et nous devons tous y être exposés. Ce qui me surprend aussi, c’est le relatif manque de sciences dans les filières professionnalisantes et techniques. Cela dit, on trouve bien des établissements techniques où règne une belle ambiance, où les enseignants sont motivés et sereins ; cela est sans doute le plus important. Mais, au risque de me répéter, je souhaite insister encore sur la nécessaire revalorisation des filières techniques, et cela doit passer aussi par des ambitions plus fortes en sciences.
l’enseignement mathématique doit accorder une place importante à l’informatique
Comment doit évoluer l’enseignement des mathématiques à l’ère des algorithmes et de la transition numérique ?
Première remarque : l’enseignement a été plus d’une fois ravagé par des gens qui nous disaient ce que l’on «doit»faire – que l’on songe à la lecture globale ou au mouvement des mathématiques modernes… Je me garderai donc de faire des injonctions.
Mais je suis convaincu que l’enseignement mathématique doit accorder une place importante à l’informatique, et plus précisément à l’algorithmique et à la programmation. Tout d’abord, pour mieux comprendre les ressorts de notre monde algorithmique – et, j’insiste, cela ne viendra pas spontanément aux jeunes même s’ils sont plongés dans ce monde ! Pas plus qu’ils n’apprendront la biologie spontanément par le simple fait de vivre. Ensuite, parce que la programmation participe aussi, de manière très structurante, à l’apprentissage du raisonnement logique. Programmation et mathématique se renforcent donc l’un l’autre. J’ai argumenté, dans un texte précédent, que la programmation devait reprendre certains des buts qui étaient autrefois confiés à l’enseignement du latin…
L’Académie des sciences a déjà réagi, à travers la Fondation « La main à la pâte », qui vient de publier un guide pédagogique destiné aux enseignants : 1, 2, 3… codez ! On y donne des clés, des recettes, des expériences pour l’enseignement de l’algorithmique, et cela dès la maternelle – en partie sans ordinateur, car bien sûr, la programmation s’apprend aussi avec papier et crayon, comme tout d’ailleurs. Et la programmation s’apprend surtout en formant les enseignants, et en les encourageant à tester.
Pour terminer, nous souhaitons vous interroger sur le mauvais traitement qu’on réserve, dans notre pays, à la pédagogie. Non seulement nous investissons trop peu dans la formation – et encore moins dans la recherche pédagogique –, mais la qualité de pédagogue ne fait l’objet d’aucune reconnaissance sociale, quand elle n’est pas moquée et dénigrée au travers du « pédago-bashing ». Quel regard portez-vous sur cette situation et comment faudrait-il, selon vous, réhabiliter la pédagogie ?
Pour réhabiliter la pédagogie, la première chose à faire est certainement de travailler sur l’évaluation à posteriori. Si l’on peut montrer que telle ou telle action a contribué positivement à tel ou tel enseignement, on aura des témoignages d’efficacité et matière à communiquer. Un second enjeu est à chercher du côté des comparaisons internationales ; de ce côté, la France est extrêmement reconnue. Le troisième enjeu est l’articulation entre pédagogues, enseignants, spécialistes au cours de la formation, initiale et continue. J’ai moi-même une très mauvaise opinion des anciens enseignements de pédagogie en IUFM : déracinés, pompeux, souvent inadaptés. Si le dialogue se passe mieux dans les ESPE, si le système parvient à être plus ouvert, s’il y a des évaluations menées sur le terrain, alors on peut être confiant dans l’amélioration de l’image des spécialistes de pédagogie.