Politiste, Réjane Sénac interroge les discours, souvent consensuels, qui promeuvent la parité et la diversité dans la société française au nom de leur performance.
Réjane Sénac est « l’invitée du mois » d’avril 2018 de Profession Éducation, le mensuel du Sgen-CFDT (n° 260).
Qu’impulsent les révélations sur les abus de pouvoir perpétrés par des hommes sur des femmes non dénuées de pouvoir ?
Parti du haut, le mouvement a entrainé aux États- Unis une logique de solidarité, exprimée par Time’s up : les actrices de Hollywood qui ont révélé avoir été abusées sexuellement ont conscience des moyens nécessaires pour aller au bout d’une dénonciation. C’est pour cela qu’elles ont décidé de créer une fondation destinée à financer des recours juridiques et à accompagner les femmes victimes de violence. La brèche qu’elles ont ouverte, elles se préoccupent de l’empêcher de se refermer sur leurs seuls cas de femmes en vue. En France, la tribune dite des cent [1] incarne la tentation de normaliser la persistance des violences sexuelles et sexistes. Malgré les résistances, nous assistons à un effet d’entrainement de Me Too et Time’s up avec le lancement de Balance Ton Porc et de Maintenant on agit avec la Fondation des femmes. Cinquante ans après Mai 68, « le privé est politique » reprend tout son sens.
Que penser de la Journée internationale (pour les droits) des femmes ?
Elle constitue un moment essentiel pour débattre des conditions à mettre en œuvre pour que le principe apparemment consensuel d’égalité femmes-hommes devienne une réalité. Cette Journée internationale — l’enjeu même de globalisation est essentiel — ne se décline évidemment pas de la même manière dans tous les pays. Au sein d’un même pays, en France par exemple, la manière d’interpréter et de porter cette journée va d’une modernisation des stéréotypes avec des promotions sur le maquillage par exemple à leur déconstruction par de nombreuses manifestations publiques discutant les enjeux d’une véritable égalité d’épanouissement. Ce 8 mars 2018 a été particulier dans la mesure où il s’inscrit dans un moment de libération de la parole et de politisation de violences longtemps tues et/ou minimisées, voire niées. La dénonciation des violences sexuelles et sexistes est d’autant plus forte qu’elle n’interroge pas seulement leur actualité dans la sphère privée, mais aussi dans la vie professionnelle, et plus largement dans l’espace public. Elle met ainsi à jour une réalité dépassant les frontières, entre le privé et le public, et entre les classes sociales. Elle nous oblige à voir qu’en France de nombreux tabous subsistent. En légiférant sur le harcèlement de rue et l’âge du consentement sexuel, le gouvernement fait du droit un outil privilégié pour dépasser la tolérance sociale à la soumission et à l’appropriation du corps des femmes. Imbriquée dans cette actualité législative, la Journée du 8 mars 2018 n’est pas seulement une commémoration des avancées, en particulier juridiques, mais éclaire aussi le chemin qu’il reste à parcourir. Le fait de dire la norme par le droit change tout, sur le registre répressif, mais aussi pédagogique. L’évolution du droit doit s’accompagner d’une évolution des normes transmises par l’éducation.
Il s’agit en effet de dépasser les modèles hérités et incorporés.
L’inclusion des femmes et des racisés est en miroir de leur exclusion…
Pourquoi interroger la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » ?
Mes travaux portent sur les justifications publiques des politiques d’égalité pour celles et ceux qui n’ont pas été inclus historiquement et théoriquement dans la communauté politique : les femmes et les personnes racisées. Pour cela, j’ai analysé les discours, les rapports publics, et j’ai effectué des enquêtes, concernant le sens de la promotion de la parité et de la diversité. « Liberté, égalité, fraternité », qui est notre devise depuis 1848, inscrite sur les frontons des bâtiments publics depuis 1880, est définie sur le site de l’Élysée comme notre patrimoine national. Elle est, en quelque sorte, l’ADN de la République française. Le troisième terme, la fraternité, dit le « qui » du politique, c’est-à-dire à qui les principes de liberté et d’égalité sont légitimement appliqués. Or, ce terme, qui est censé faire communauté, exprime un entre-soi excluant. Si c’était le terme « sororité », l’injustice de l’exclusion des frères serait explicite et dénoncée. L’argument de la neutralité républicaine et de l’universalisme serait sans aucun doute moins populaire. Il faut dépasser le tabou d’une République idéalisée qui fait écran à la compréhension et donc au dépassement des discriminations structurelles et systémiques. Quid des personnes qui ont été exclues de la communauté politique des frères ? Pensés en contre, en inachevé, en complément car renvoyés à leur incapacité à se détacher de leurs missions et leurs qualités dites « naturelles », les « non-frères » n’ont pas été pensés comme des citoyens à part entière. Il n’est pas possible de saisir pourquoi, encore en 2018, les femmes sont au mieux des numéros deux sur le modèle du papa-maman, si l’on n’interroge pas cet héritage républicain.
Quels sont les ressorts de ce que vous nommez « l’égalité sous conditions » ?
En travaillant sur les principes de justification des politiques de parité et de diversité, j’ai constaté que l’inclusion des femmes et des racisés est en miroir de leur exclusion. De moins-value, le renvoi des « non-frères » à leurs différences devient une plus-value pour la société. Cet argument de la performance de la différence, posé comme indiscutable parce que pragmatique en période de crise, ne porte pas l’égalité mais la complémentarité. Il véhicule en effet une égalité sous conditions de performance, performance au sens de rentabilité et aussi de théâtralisation identitaire. Cette argumentation est un poison sans antidote car justifier les politiques d’égalitév sur le registre économique, c’est les dépolitiser en gouvernant par les chiffres. L’égalité restera-t-elle légitime s’il est démontré qu’elle ne rapporte pas, voire qu’elle coute ? Ce type de justification constitue un meurtre presque parfait puisqu’il tue l’égalité en son nom en prenant le risque de s’enfermer dans une logique néolibérale où même l’égalité est dans le marché. Même dans le cas où il est démontré que l’égalité est rentable, c’est au prix d’une modernisation de la complémentarité. La question à se poser est celle de savoir si l’objectif est de conserver le logiciel hérité de la complémentarité ou considérer tous les individus, quels que soient leur sexe, leur couleur de peau, leur religion, comme des égaux ?
Pourquoi (re)politiser le principe d’égalité ?
Il y a eu un meurtre en série de l’égalité pour les « non-frères » : les femmes et les personnes racisées. Le premier meurtre a consisté à naturaliser leur exclusion en les sortant de la communauté politique au motif de leur incapacité à être des êtres de raison. Le sexisme et le racisme ont pour points communs de naturaliser les inégalités et la sortie du politique. Analyser la devise républicaine et proposer de la modifier (en remplaçant fraternité par adelphité [2] ou solidarité par exemple), c’est changer la grille de lecture, passer d’une posture pragmatique (no alternative), gestionnaire, à un ancrage politique. Pour moi, consubstantiellement, la politique, c’est se disputer sur l’utopie que l’on considère juste et les moyens à mettre pour l’atteindre. Pour reprendre l’historienne américaine Joan Scott, la politique, c’est négocier l’impossible. Ainsi, repolitiser le principe d’égalité, c’est le libérer de la fraternité et du marché.
Entretiens et tribunes de Réjane Sénac
« L’ÉGALITÉ EST HORS DE PRIX, OU N’EST PAS », interview accordée à Forbes, 7 mars 2018.
« ORELSAN, MENKEL: L’ÉGALITÉ K.O ? », tribune dans Le Nouveau Magazine littéraire, février 2018.
« LA CERISE DE LA PERFORMANCE EMPOISONNE LE GÂTEAU DE L’ÉGALITÉ », interview accordée à L’Humanité, 10 février 2017.
« ON DÉPOLITISE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS », interview accordée à Libération, 21 septembre 2016.
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[1] Un collectif de cent femmes signe une tribune intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », Le Monde, 9 janvier 2018. Réjane Sénac a répondu dans une tribune intitulée « Ne nous libérez pas, l’égalité va s’en charger », Le Nouveau Magazine littéraire, 17 janvier 2018 : https://bit.ly/2IjogIb
[2] Réjane Sénac est présidente de la commission Parité du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, qui va émettre un avis dans le cadre de la révision constitutionnelle afin de promouvoir une constitution garante de l’égalité femmes-hommes.