Viviane Huys est chercheuse associée au laboratoire Médiation Information Communication Art (Mica) de l'université Bordeaux-Montaigne.
Tout le monde ne peut apprendre la même chose, en même temps, au même rythme ; occulter cette réalité peut être préjudiciable.
En préambule, pouvez-vous présenter votre parcours intellectuel et professionnel, fait d’allers et venues, semble-t-il, entre la recherche et la pratique, et d’une volonté constante de croiser les disciplines ?
Avec une formation initiale en histoire de l’art et en philosophie du langage, puis une thèse de doctorat traitant de modèles discursifs iconographiques, c’est avec une approche d’emblée pluridisciplinaire que j’ai enseigné l’histoire des arts en lycée, puis l’histoire de l’art à l’université Pierre Mendès France de Grenoble. Mais c’est la sémiotique – science des signes – qui, dès ma maitrise, m’a mise sur la voie des systèmes de signification et de leurs procédures concernant la manière dont nous conférons du sens à notre environnement. J’ai toujours eu à cœur de rendre accessible mon travail, considérant que l’expérience aux côtés de mes élèves et de mes étudiants enrichissait mon propre questionnement théorique. C’est la rencontre avec les enfants et les professionnels de l’institut médico-éducatif (IME) Saint-Réal (cf. encadré bibliographique) qui a changé de façon plus radicale mon rapport aux outils théoriques, car ils m’ont apporté la preuve qu’on ignore beaucoup à ne jamais confronter ses représentations aux situations réelles et partagées. C’est également l’indiscipline (consistant à faire interagir les disciplines entre elles et à se saisir des conflits épistémologiques que cela provoque pour penser de l’inédit) qui a guidé ma pratique à la fois scientifique et de terrain : chaque rencontre théorique nécessite que les pratiques en testent ou en éclairent les principes. Inversement, c’est en conservant une pratique de théorisation et d’analyse des pratiques que l’on peut infléchir sa pratique professionnelle quotidienne.
on ignore beaucoup à ne jamais confronter ses représentations aux situations réelles et partagées
Il importait, pour toutes ces raisons d’associer étroitement à la rédaction d’Enseignement et Handicap, Gwladys Demazure, psychologue clinicienne, ainsi que Sylvie Canat-Faure, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier, qui en a rédigé la préface et Fabrice Chardon, docteur en psychologie et art-thérapeute, auteur de l’avant-propos. Enfin, les équipes de l’IME et les enfants sont présents tout au long de l’ouvrage à travers des contributions portant sur des points très précis. Ce livre en tant qu’objet, représente aussi ce que peut être le résultat d’une convergence des pratiques.
Enseignement et Handicap défend un modèle de formation initiale des enseignants qui constitue une véritable révolution copernicienne puisqu’il propose de faire de l’enseignement spécialisé la norme. En quoi ce changement de paradigme au sein de la formation améliorerait-il la manière d’être dans le métier ?
L’enseignement spécialisé est né de l’observation des enfants en grande difficulté ou déficients. Il constitue historiquement le substrat de toute innovation pédagogique, car ce sont les difficultés qui obligent à imaginer d’autres formes pratiques et conceptuelles. Ce primat de l’observation et de la prise en compte de tous les aspects de l’enfant caractérise aussi les tenants de l’éducation et de la pédagogie nouvelles dont l’essor fut considérable dans les années 20 et 30. Dans le milieu scolaire ordinaire, on assimile encore beaucoup l’élève et sa progression scolaire aux compétences (à acquérir, en cours d’acquisition, non acquises). Sont fréquemment occultées les questions relatives à sa fatigabilité, à ses profils sensoriel et émotionnel, bref, à ce que l’on envisage comme étant l’arrière-plan de sa vie à l’école mais qui joue un rôle fondamental dans son rapport aux apprentissages. À tout penser du point de vue de l’’égalité, on a oublié la notion d’équité qui suppose de partir de la singularité de chaque enfant.
Dans le milieu scolaire ordinaire, on assimile encore beaucoup l’élève et sa progression scolaire aux compétences…
Tout le monde ne peut apprendre la même chose, en même temps, au même rythme ; occulter cette réalité peut être préjudiciable. Chaque enfant développe une manière d’être au monde qui lui est propre – même si le développement et le neuro-développement présentent des normes indiquant ce que « doit » être une évolution harmonieuse et correcte de l’enfant. En voulant éviter les « cas particuliers », et parce que nous évoluons dans une société normative, on a placé l’élève au centre du système éducatif, au détriment de l’enfant qu’il est pourtant avant tout. Aussi, faire de l’enseignement spécialisé qui repose sur une prise en charge globale et pluridisciplinaire de l’enfant, une source d’inspiration, c’est rapprocher le soin de la personne et les apprentissages en ayant conscience que les seconds dépendent du premier. Si les enseignants, au cours de leur formation initiale, disposaient davantage de préparation psychologique, apprenaient à identifier les profils cognitifs, faisaient des études comportementalistes et s’ils bénéficiaient d’une analyse des pratiques régulière (ADP) – à l’exemple de l’accompagnement professionnel spécifique mis en œuvre dans les établissements et services médico-sociaux (ESMS) qui accueillent les unités d’enseignement que leur affecte l’Éducation nationale –, ils seraient moins démunis devant des situations de phobie scolaire, de détresse, de lenteur, et ils redouteraient moins la dynamique inclusive engagée depuis la loi de 2005 qui connait aujourd’hui un important coup d’accélérateur avec le redéploiement des unités d’enseignement externalisées (UEE).
L’École ordinaire devant inclure les élèves à besoins particuliers, c’est l’ensemble de ses personnels (pas uniquement les entrants dans le métier) qui est embarqué. Que faire concrètement ? Quels conseils donner aux professionnels de l’éducation qui sont déjà (parfois depuis longtemps) en poste ? Quels croisements de savoirs/pratiques avec les personnels spécialisés du médico-social notamment ?
L’augmentation du nombre d’UEE crée l’opportunité historique – à ne pas rater –, de placer les enseignants dans une situation d’hétérogénéité contrainte. Certes, ils la connaissent déjà puisque la différenciation pédagogique est désormais requise, notamment pour les enfants présentant une dyspraxie, une dysorthographie, une dyslexie… Mais l’accueil d’enfants en situation de handicap dans la classe leur fournit l’occasion d’adopter de nouvelles postures, de recourir à des outils, des techniques valables en réalité pour tous. Individualiser, différencier ne signifie pas créer autant de supports que d’élèves mais penser l’universalité des outils didactiques. C’est le fameux exemple de la rampe d’accès qui, conçue pour les personnes à mobilité réduite, est finalement empruntée par tous. Le respect du rythme de chacun avec une diversité de progressions ; la diversification des types de supports pour une même notion déclinés sur les modes visuel, auditif, kinesthésique ; le tutorat entre pairs ; le recours au plan de travail ; une évaluation davantage formative et moins sommative ; la possibilité de disposer d’un espace personnel où se retirer quand la vie en groupe devient trop pesante ou simplement pour se reposer, sont autant de principes qui permettent la prise en compte de la singularité.
Individualiser, différencier ne signifie pas créer autant de supports que d’élèves mais penser l’universalité des outils didactiques.
À l’occasion de la réforme en cours des ESMS et de l’externalisation partielle de leurs missions, leurs équipes éducatives, pédagogiques et thérapeutiques seront ponctuellement transférées, en tout cas mobiles, et donc susceptibles d’accompagner le milieu scolaire ordinaire dans la mutation de notre modèle d’intégration du handicap. Ces équipes, qui seront des ressources techniques mais avant tout humaines, devraient favoriser la réussite de l’inclusion scolaire, à condition toutefois que les personnels des milieux ordinaire et spécialisé parviennent à combiner leurs cultures professionnelles respectives. Le partage de formations, d’analyse des pratiques et d’alternatives pédagogiques pourrait faciliter la rencontre de ces deux mondes.
Les pôles inclusifs d’accompagnement localisés (Pial), dont Monsieur Blanquer a annoncé la création[1] d’abord à titre expérimental, devraient permettre d’articuler toutes ces ressources. Reste à préciser les modalités de leur mise en œuvre, et ce que signifie « l’accroissement significatif de l’appui des services médico-sociaux aux établissements scolaires ». Si le raisonnement consiste en une simple redistribution des moyens, alors l’insatisfaction des professionnels et des familles risque d’être à la hauteur de leurs attentes légitimes.
Quelles évolutions des différents personnels (d’encadrement, éducatifs, médicaux-sociaux…), exerçant en milieu scolaire ordinaire, jugeriez-vous indispensables pour répondre au mieux aux exigences d’une éducation inclusive ?
Il est évident que les directeurs d’école, les chefs d’établissement, les conseillers principaux d’éducation joueront un rôle crucial dans l’interpénétration des deux cultures de l’ordinaire et du spécialisé. Les personnels médicaux et paramédicaux auront à développer des modalités de travail relevant surtout de la coordination des constats, des analyses et des observations pour une approche davantage « croisée ». Les analyses interdisciplinaires devraient être au cœur des pratiques professionnelles et permettre de rassembler des points de vue différents dont le croisement profite toujours à l’enfant.
Le rôle du psychologue scolaire est également déterminant car l’éclairage qu’il peut apporter, aux familles et aux professionnels, est indispensable. Il devrait pouvoir intervenir dans le suivi de l’enfant et accompagner davantage encore les équipes. Les notions de transfert et de contre-transfert demeurent des instruments de compréhension des relations humaines qui fondent la relation pédagogique.
Cela implique aussi d’associer plus amplement les familles à ce travail. Les médecins savent que, y compris dans l’établissement de certains diagnostics, les parents sont les meilleurs observateurs qui soient et constituent des partenaires indispensables à une évolution favorable de la situation de l’enfant.
Associer la parole des parents aux bilans et analyses des professionnels ne peut qu’améliorer la compréhension du fonctionnement de l’écosystème que constitue tout dispositif éducatif. Ici, la pédagogie institutionnelle[2] fournit des pistes et des grilles de lecture tout à fait intéressantes pour appréhender l’école dans ses équilibres et déséquilibres, dans les rapports de force qui inévitablement s’y développent.
Pour vous, existe-t-il un maître-mot dans l’éducation ? et partant, une valeur sur laquelle tous les personnels qui œuvrent dans le système éducatif pourraient s’accorder ?
Cette question est difficile pour qui prône l’indiscipline…
Mais s’il fallait choisir entre écoute et respect, j’opterais pour le second. À l’École, tout le monde revendique, a besoin de cette notion qui s’incarne dans une attitude de reconnaissance de l’altérité. Le respect ne désigne évidemment pas seulement une forme polie de rapport aux autres que seules les conventions sociales régiraient.
Respecter, c’est admettre l’autre dans tout ce qu’il a de différent de soi. C’est l’apprentissage de la prise de position de soi vis-à-vis d’autrui, dans un respect de cet autre et de moi-même.
Enfin, à l’heure où l’intelligence artificielle fascine, interroge, inquiète, fait fantasmer, que penser de notre relation à l’intelligence humaine et animale ?
Les travaux de Laurent Mottron, psychiatre français expatrié depuis longtemps au Canada, appellent au respect de toutes les intelligences et donc de leurs formes singulières, et notamment dans le cas spécifique de l’autisme[3]. Il n’est pas le seul à souhaiter que certaines hégémonies et formes de dominations cessent dès lors que l’on parle d’intelligence[4]. L’humanité aurait fort à perdre en oubliant d’où vient celle qui la caractérise : une vie qui, tout en exerçant une action modificatrice sur son environnement, n’en modifie pas les équilibres fondamentaux ; l’invention et la coopération ; la spiritualité dont l’être humain a tant besoin pour vivre et la conscience que l’outil – y compris la machine quel que soit son niveau de sophistication – n’est qu’un moyen, et non une fin.
Enfin, il importe de mieux comprendre le rôle joué par nos émotions – ce que font les neurosciences –, sans mésestimer celles que nous partageons avec le monde animal duquel nous avons tant à apprendre. Il convient encore de ne pas oublier de mettre nos performances au service de toutes les formes vivantes.
il importe de mieux comprendre le rôle joué par nos émotions
Le monde animal inspire d’ailleurs à de nombreux éducateurs, enseignants et thérapeutes, des modèles inductifs féconds : on sait que les soins prodigués aux animaux peuvent éveiller l’empathie, que l’accompagnement éducatif de l’animal peut déclencher de nouvelles attitudes chez l’enfant (cf. l’équithérapie et les effets bénéfiques sur les enfants présentant des troubles du spectre de l’autisme, et notamment le magnifique récit de Rupert Isaacson dans L’Enfant cheval).
Ainsi, est-il possible d’envisager nos intelligences multiples à la lumière des actes que nous accomplissons, de leurs finalités mais aussi de leur analyse toujours critique ainsi que des coopérations dont nous sommes capables. C’est ici seulement que gît la manifestation de notre compréhension raisonnée du monde et notre humaine singularité.
[1] Cf. le programme « Ensemble pour l’École inclusive » annoncé par le ministère le 18 juillet 2018
[2] Voir les travaux de Fernand Oury, mais aussi les préconisations de Sylvie Canat-Faure, dont il est aisé de trouver les articles et les contributions en ligne.
[3] Laurent Mottron, L’Autisme : une autre intelligence. Diagnostic, cognition et support des personnes autistes sans déficience intellectuelle, Bruxelles, Mardaga, 2004.
[4] Voir également les positions de Josef Schovanec à ce sujet.
Enseignement et handicap sur le site des Presses Universitaires de Grenoble.