François Taddei, ingénieur et généticien, cofondateur du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), a remis au ministère de l’Éducation nationale, en mars 2017, un rapport, « Vers une société apprenante », co-écrit avec Catherine Becchetti-Bizot et Guillaume Houzel, inspecteurs généraux.
Interview de François TADDEI
Vous militez pour une société apprenante, pouvez-vous préciser ?
La recherche en sciences cognitives montre que nous sommes tous nés chercheurs. Les chercheurs étant d’excellents apprenants, nous pouvons tous développer nos apprentissages en nous questionnant, en expérimentant, en nous appuyant sur l’évolution de la technologie et des connaissances. Dès que quelqu’un a appris quelque chose, quelqu’un d’autre doit pouvoir l’apprendre plus rapidement.
Le numérique permet de collecter des données, de construire des contenus qui évoluent constamment : on appelle ça des écosystèmes d’apprentissage coopératif. Ce principe est fondamental dans la recherche – « des nains sur des épaules de géants », métaphore pour montrer que nous construisons nos savoirs sur les travaux de nos prédécesseurs. Dans une société apprenante, chaque individu doit pouvoir, à son niveau, construire et partager ses connaissances et ses découvertes avec les autres, documenter ses apprentissages, disposer des ressources, des lieux et des accompagnements nécessaires pour progresser, mais aussi pour permettre à d’autres de s’en inspirer et d’améliorer leurs pratiques.
Comment s’organise une société apprenante ?
Il est question d’apprendre à apprendre individuellement mais aussi collectivement. Construire des organisations apprenantes, c’est faire en sorte que tous les individus apprennent les uns des autres. Il est donc indispensable que les classes soient organisées afin de permettre la coopération entre pairs et de créer du « mentorat » entre apprenants. Les disciplines doivent être mises en réseau et les élèves doivent être mis en projets au sein desquels ils partagent leurs questionnements et leurs expérimentations. Pour cela, et à tous les niveaux, on doit faire confiance et donner confiance.
L’École doit développer une culture de la confiance et de la responsabilisation.
Il parait indispensable que la posture de la hiérarchie et que la gouvernance des établissements évoluent…
L’École a besoin de cadres de liberté évolutifs et féconds. On peut les créer à toutes les échelles : les enseignants ont une liberté pédagogique et un programme. Ils ont, dans ce cadre, toute latitude pour se positionner dans un autre cadre plus fécond – ce qu’on appelle un collectif apprenant –, pour partager leurs fonctionnements, leurs interrogations, leurs expérimentations et leurs réflexions.
Les établissements scolaires doivent être des lieux de débat et non de pouvoir. Il est question d’autorité dans le sens de faire autorité dans sa pratique et non dans l’exercice d’un pouvoir hiérarchique.
Passer à une école de la confiance, c’est responsabiliser et faire confiance. Ce qui compte, c’est de faire grandir les collectifs. Yann Algan et Pierre Cahuc ont écrit un excellent livre sur la société de défiance [1]. Elle s’exprime particulièrement dans le monde scolaire où elle est liée à un contrôle excessivement tatillon.
Les rôles de l’inspection et des inspecteurs demandent à être précisés.
L’inspection, étymologiquement, est l’action d’examiner et d’observer avec attention. Le rôle de l’inspecteur trouverait tout son sens dans la circulation des bonnes initiatives. Il doit y avoir un gain grâce à un dialogue qui donne plus de pouvoir, c’est-à-dire la capacité à accompagner le changement. Dans le monde de la recherche et de l’université, c’est un collectif qui inspecte. On s’appuie sur la pluralité des regards, notamment des regards de pairs.
La gestion des carrières d’enseignants ne permet pas aujourd’hui de constituer des collectifs…
On peut imaginer des établissements sous contrat de recherche qui pourraient déroger aux contraintes actuelles d’affectation des enseignants.
Que les enseignants puissent se coopter serait un avantage certain. Ceux qui souhaiteraient intégrer ces établissements sous contrat de recherche devraient se renseigner sur leurs modalités de fonctionnement et y adhérer pour rejoindre les collectifs. Il existe des marges de manœuvre, tel l’article 34 relatif à l’innovation et aux expérimentations.
Je ne suis pas un partisan de l’obligation, je préfère l’incitation et le soutien aux initiatives. C’est aux acteurs eux-mêmes de prendre l’initiative.
Au sein de l’Éducation nationale, comment associer concrètement recherche et enseignement ?
Les enseignants sont recrutés au niveau du master, ils ont vocation à poursuivre leur formation vers le doctorat. Un enseignant – un inspecteur plus encore – doit développer sa capacité à publier, à faire des communications. Les universités doivent donc évoluer et valoriser les capacités d’enseignement de leurs chercheurs.
Nous devons accentuer la réflexivité de l’enseignant, c’est-à-dire l’articulation entre son enseignement et son activité nécessaire de chercheur.
L’enseignant devient alors acteur de son parcours qu’il peut formaliser au sein d’un compte personnel de formation. Ce compte personnel de formation pourrait prendre la forme d’un portfolio et servir ses rendez-vous de carrière s’il le souhaite, s’il en a envie pour entrer dans un dialogue constructif.
Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par l’instauration de tiers-lieux ?
Un tiers-lieu physique est un espace où l’on se donne du temps pour se questionner et mettre en place de nouvelles pratiques professionnelles. La première condition, c’est de bénéficier d’un espace dédié (dans le meilleur des cas) ou d’un espace existant que l’on utilise de façon différente. Les tiers-lieux numériques permettent de partager des expérimentations, d’échanger et de dialoguer au sein de forums qui ne sont pas des espaces institutionnels.
Les meilleurs tiers-lieux sont des lieux ouverts à tous les enseignants, à tous les élèves mais aussi à l’environnement de l’établissement, c’est-à-dire les entreprises, les associations, les collectivités.
Qu’appelez-vous « carnet d’apprenant » ?
Un carnet d’apprenant suivrait une personne tout au long de sa vie.
L’idée, au-delà du portfolio, c’est d’être propriétaire de ses données, partir du « connais ce que tu connais et découvre ce que tu ne connais pas ». Il s’agit d’avoir accès à des cartes de connaissances où nous ne sommes jamais allés…
Ce carnet peut permettre de préparer une orientation : les différentes compétences sont validées par une série d’intervenants, des pairs, des associations, les enseignants eux-mêmes. Les compétences les plus formelles n’ont pas à être mises en avant et être les seules.
Quelles suites à votre rapport ?
Je fais en sorte que ce débat puisse se poursuivre, que chacun des acteurs s’imprègne des préconisations finales. Mon envie serait de faire un mooc [2] : il faut un changement culturel qui passe par un changement de chacun d’entre nous, même s’il est légitime de penser que les responsables ont un peu plus de responsabilités et de charge d’âme.
[1] Algan (Yann) et Cahuc (Pierre), La Société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit. Éditions rue d’Ulm, 2016.
[2] Pour mémoire, un mooc (massive open online course, que l’on pourrait traduire par cours en ligne ouvert et massif) est un type de formation à distance ouvert (c’est-à-dire avec des accès non restreints) pouvant accueillir un grand nombre de participants.
François Taddei
Parcours
- Né en 1967, François Taddei est d’abord diplômé de Polytechnique avant de devenir généticien – il obtient son doctorat en sciences en 1995 et son habilitation à diriger des recherches en 1999.
- Parallèlement à ses recherches fondamentales sur le vivant à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), il développe son intérêt pour l’interdisciplinarité à partir de 2004, année où il devient responsable du programme de master « Approches interdiciplinaires du vivant ».
- En 2005, il fonde le Centre de recherches interdisciplinaires, puis l’année suivante (Ariel Lindner en est l’actuel directeur), le Festival de sciences Paris-Montagne.
- En 2007, il créé l’école doctorale interdisciplinaire « Frontières du vivant ».
- Il est depuis 2012 directeur de l’Institut innovant de formation par la recherche (IIFR).
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
- « Former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs : un défi majeur pour l’éducation du XXIe siècle », rapport OCDE/CRI, 2009.
- « Universities X.0: integrating new educational and research tools to build networks of ideas, collaborative knowledgebuilders, and learning spaces to transform the world into an evolving global campus open to all », rapport du CRI, 2010.
- Vous pouvez suivre l’actualité du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI).
- « Vers une société apprenante. Rapport sur la recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie », rapport de François Taddei, Catherine Becchetti-Bizot et Guillaume Houzel remis à la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en mars 2017.
Notre analyse du rapport :
Le numérique, terreau de la société apprenante
Le rapport que viennent de livrer François Taddei, Catherine Becchetti-Bizot et Guillaume Houzel, en réponse à une mission ministérielle sur la recherche et le développement (R&D) dans l’éducation, engage le système éducatif français à prendre le tournant de la société apprenante. Il y est formellement peu question de numérique, mais celui-ci est omniprésent, car c’est bien la culture numérique dans laquelle nous baignons qui permet d’envisager de nouvelles formes d’apprentissage plus collectives et de partage des savoirs : « Le tâtonnement, la manipulation, la démarche expérimentale
en particulier – qui font de la réflexion sur l’erreur un vecteur de progrès –, la confrontation d’idées, la négociation et la résolution collective de problèmes sont facilités par ces nouveaux environnements que les enseignants et les élèves intègrent de plus en plus à leurs pratiques. »
Plus de débat donc, mais une donnée : le numérique apparait comme un environnement culturel en mouvement (société en transition numérique), mais aussi comme un ensemble d’outils « facilitateurs ».
Ce parti-pris n’empêche pas les auteurs d’aborder clairement les questions d’éthique liées aux données recueillies. Pour la recherche en éducation d’abord, où l’utilisation des traces d’apprentissage par l’intelligence artificielle génère des promesses aussi bien que des inquiétudes. Pour ceux qui apprennent ensuite, les rapporteurs appellent à renforcer les apprentissages qui permettent d’« éviter les risques de manipulation et l’accentuation de la fracture sociale. Il s’agit là d’un enjeu crucial d’éducation et de formation à la citoyenneté numérique. »