Dans « La Démocratie sans maitres », Matthieu Niango déconstruit les mythes qui servent à légitimer notre système représentatif. Un exercice critique et autocritique douloureux, mais stimulant pour le·la citoyen·ne, et aussi pour l'éducateur·trice...
Qu’est Mai 68 pour vous ?
Mai 68 m’évoque la manière dont Le Rire de Bergson se conclut : la mer, en se retirant, laisse sur le sable des coquillages mais aussi une écume amère. Il y a plusieurs vagues qui ne se sont pas couplées.
La première est sociétale, c’est la vague libertaire (et ses slogans lumineux) qui dépose les beaux coquillages. Puis vient la vague sociale, avec là un héritage important : la place des syndicats dans les entreprises, le principe d’autogestion… Enfin, la dernière vague, très amère, est politique. Les politiciens en 68 ont vraiment montré le fond de leur manière de faire : pas seulement de Gaulle et Pompidou, mais aussi l’opposition (l’opportunisme de Mitterrand qui, en résumé, a dit « c’est la vacance du pouvoir, votez pour moi » ).
Les trois vagues de Mai 68 ne se sont pas couplées, on a eu, en quelque sorte, la contre-révolution sans la révolution.
Je suis stupéfait d’entendre des anciens leaders déclarer que Mai 68 a fragilisé le pouvoir. Après la manifestation réactionnaire du 30 mai sur les Champs-Élysées, l’annonce par de Gaulle de la dissolution de l’Assemblée nationale, le résultat des élections anticipées a été un parlement encore plus à droite avec une majorité absolue, une première historique !
Donc l’effet politique direct a été le renforcement des institutions de la Ve République. Sans doute, le déphasage entre les vagues sociétale et sociale était-il trop grand pour qu’un bouleversement politique survienne : l’avant-garde de l’époque (c’est encore vrai des progressistes actuels) considérait que les ouvriers étaient politiquement inaptes car enfermés dans leur vision de classe, ils devaient donc être « éclairés » par des avant-gardes qui savent ce qui est bon pour eux.
C’est cet écart qui fait que les trois vagues de Mai 68 ne se sont pas couplées et qu’on a eu, en quelque sorte, la contre-révolution sans la révolution. Aussi, sans minimiser les apports positifs de Mai 68, s’est opéré, sur le plan politique, le renforcement d’un système dont on souffre très durement aujourd’hui.
En fait, vous démythifiez la démocratie représentative. Pourquoi ?
Quand j’étais conseiller technique dans les cabinets ministériels, j’ai constaté l’incroyable écart entre l’idée d’égalité et sa pratique réelle. Certes, on ne bourre pas les urnes, on n’est pas persécuté pour ses idées, tant mieux. Mais nous ne vivons pas totalement en démocratie. Nous le savons. Pourtant nous l’acceptons. C’est cette contradiction interne à notre système de représentation (acceptation et défiance) que j’ai voulu interroger.
Nous ne vivons pas totalement en démocratie. Nous le savons. Pourtant nous l’acceptons…
L’analyse par Roland Barthes de ce qu’il appelle la mythologie montre qu’il y a des objets, des pratiques, des perceptions, des schémas mentaux qui valorisent l’ordre établi, veulent faire passer l’ordre bourgeois pour le meilleur ordre possible .
J’ai voulu dessiner la mythologie de la démocratie représentative en déconstruisant les quatre mythes qui servent à la justifier : le mythe du gouvernement des plus sages et celui des plus compétents assoient notre élite politique ; le mythe du chaos conjuré la renforce car elle nous protège du pouvoir d’un peuple soi-disant irrationnel et intéressé ; enfin, un dernier mythe voudrait que le bon citoyen soit un être constant, qui ne change pas d’idées, donc qui est partisan.
Ces mythes convergent vers une idée : la démocratie représentative est la seule solution. Je n’en crois rien !
Une démocratie réelle prendrait au sérieux le principe selon lequel c’est le peuple qui détient la souveraineté. Pour elle, les représentants seraient un problème. On les maintiendrait peut-être pour des raisons d’organisation, mais on tiendrait leur existence, provisoire, contrôlée, pour un pis-aller. On ferait tout pour se conformer à l’idéal démocratique : nous décidons tous directement de tout ce qui nous concerne. Dans la démocratie représentative, les représentants décident tout le temps et le peuple rarement. Dans la démocratie réelle, ce serait le contraire.
Comment agir concrètement ?
Les mouvements citoyens existent, rejoignons- les ! Personnellement, je retrouve gout à la politique en m’y investissant à fond. L’engagement associatif et syndical est à la portée de chacun, il faut investir ces espaces, y prendre sa place, pas simplement mandater des représentants.
Investissons, sans être dupes mais pour apprendre à être citoyens et pour faire pression sur le système, les processus de démocratie locale : budget participatif, référendum local, d’entreprise… L’obstacle majeur est l’argent pour des actions d’ampleur. Néanmoins, Internet permet de baisser les couts des campagnes et de mettre en relation durablement les gens. Alors courage !
Quel rôle peut jouer l’École ?
À la demande d’un principal, j’ai participé à une expérience dans un collège Rep+ en Lorraine, dans le cadre de la Semaine de la citoyenneté. J’ai proposé de faire des ateliers (comme avec les adultes) et d’interroger les élèves sur ce qu’ils connaissent le mieux, leur collège.
Le niveau concerné étant les 4e, et la plupart ayant traité en cours la Révolution française, je leur ai proposé d’être une section révolutionnaire dont le terrain d’administration serait le collège. Les élèves ont parlé très précisément du fonctionnement de leur collège, en vrais experts, dans l’égalité, sans que le niveau scolaire ni le charisme jouent. Il y avait par exemple des élèves en grande difficulté scolaire, m’avait-on dit, et je vous promets que je n’ai absolument pas su lesquels.
Tous ont participé. Beaucoup des plus actifs étaient d’ailleurs des enfants issus d’une immigration récente, avec un français approximatif. Pouvoir s’exprimer dans l’égalité et la bienveillance lève ces barrières. La seule élève réticente a été une sorte de leader de classe, qui mettait la pression aux autres.
Elle ne comprenait pas que ce n’était pas une compétition et qu’on ne la laisse pas impo- ser ses idées aux autres : en voyant ses réactions, j’ai pensé qu’elle avait typiquement le profil que le système politique actuel promeut… Mais l’expérience a été convaincante et le but maintenant est d’organiser des formations des élus du collège à ce type d’animation.
On ne joue pas assez au citoyen à l’école.
Il a même été décidé d’associer les élèves aux travaux prévus dans le collège ! Ce type d’expérience leur permet aussi de prendre conscience de leur attachement à leur école et les responsabilise vis-à-vis de sa qualité de vie.
On ne joue pas assez au citoyen à l’école. La citoyenneté y est abordée de façon trop théorique, la seule citoyenneté concrète consistant à déléguer. La citoyenneté mérite d’être incarnée, incorporée. Pendant l’expérience, l’enthousiasme était fort, l’expérience de l’égalité était réelle. Mais si on cherche à leur asséner qu’on vit dans une République égalitaire, c’est fini, ils savent très bien que c’est faux.
Pourquoi ne pas refaire jouer des petites scènes historiques aux élèves, pourquoi ne pas tous les mettre en situation en leur faisant organiser un budget participatif, participer à des conseils de quartier, sur une durée conséquente… ? C’est comme ça qu’on préparera une génération de citoyennes et citoyens meilleurs que nous.
Cf. page 84
Cf. INA, conférence de presse de F. Mitterrand du 28 mai 1968
Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957.
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Pour aller plus loin
La Démocratie sans maitres (cf. bibliographie ci-contre).
Lire les articles de Matthieu Niango sur le site HuffingtonPost, notamment « Comment l’éducation civique à l’école pourrait changer notre société »