L’invité du mois : Antoine Chereau

Publié le lundi 7 mars 2016 par Aline Noël

Entretien avec Antoine Chereau publié dans Profession Éducation, le mensuel du Sgen-CFDT, n° 243 (février 2016).

clown_chereau_177x105 antoine chereauDevenir dessinateur de presse était-il votre choix initial ?

Pas précisément, car j’ai longtemps été tenté par un métier en rapport avec la musique. Mais gamin, je passais mon temps à dessiner, et adolescent, j’étais un lecteur assidu de Charlie Hebdo, Charlie mensuel, L’Écho des savanes… Ces publications ont révélé un univers nouveau, celui des dessinateurs américains notamment. Arrivait aussi en France un type de dessin de presse, saignant, qui m’a beaucoup plu.

À cette époque-là, cependant, je n’imaginais pas pouvoir en vivre. J’ai donc intégré l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art, m’orientant vers le volume. En fait, ma formation initiale est plasticien volume, designer. Mais une opportunité s’est présentée quand j’avais 18-19 ans. J’ai rencontré, lors d’une soirée, deux personnes qui, en voyant mon book, m’ont aiguillé vers l’unité jeunesse de FR3, Maison de la radio. J’ai décroché une première commande de dessins et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler régulièrement en étant encore étudiant. J’ai été très étonné lors de mon premier contrat, car c’était extrêmement bien payé.

Ma seconde chance, c’est que les deux personnes qui m’avaient mis le pied à l’étrier, ont décroché une émission d’actualité quand la gauche est arrivée au pouvoir. Ils m’ont chargé d’une rubrique hebdomadaire dans laquelle je faisais des dessins politiques sur l’actualité. Mais l’émission s’est arrêtée quand les communistes ont quitté le gouvernement. Je me suis alors tourné vers la presse écrite où j’ai travaillé durant une quinzaine d’années. J’ai très vite, également, été sollicité par les entreprises, en particulier pour faire du dessin en direct. Depuis environ quinze ans, je travaille principalement pour des entreprises.

antoine chereau parcoursQuel usage de la liberté d’expression avez-vous pu expérimenter dans votre parcours ?

Avec l’émission de télé, je suis passé par tous les pièges du militantisme, car c’était la voix du parti communiste. Je n’ai pas honte de mes dessins, mais ils étaient très militants. Je n’étais pas spécialement à l’aise dans cette ambiance très à gauche qui assénait des vérités manichéennes, grossières, sur le bien, le mal, le Nord, le Sud, les ouvriers, les patrons… Quant à la presse écrite, selon les titres pour lesquels je travaillais, je savais d’entrée de jeu à quelle clientèle, à quel annonceur, j’avais affaire et donc jusqu’où ma liberté d’expression pouvait aller.

Évidemment, elle a été beaucoup plus limitée avec La Vie française et Le Journal des Finances qu’avec L’Évènement du jeudi. Cependant, la liberté d’expression peut aussi être très restreinte là où on s’y attend le moins. Par exemple, avec L’Étudiant, j’ai dû allègrement m’autocensurer à cause d’une rédaction en chef qui n’était pas sur la même longueur d’onde que la direction artistique qui me soutenait, et finalement j’ai été remercié par ce journal.

Bizarrement, c’est avec les entreprises, quand je fais du dessin en direct, que j’ai la plus grande liberté. Bien sûr, c’est à usage interne, cela ne sort pas de la maison. Néanmoins, j’ai carte blanche. Et j’apprécie de pouvoir travailler pour la CFDT sans être encarté, sans avoir à embrasser un credo politique. Je peux me ficher de Hollande comme de Sarkozy, l’idée est de dénoncer ce qui ne va pas, quelle que soit la couleur politique. Jamais aucun responsable ne m’a reproché un dessin ni dissuadé de faire une certaine critique. Il y a toujours des grincheux, mais c’est la règle du jeu : un bon dessin, forcément, touche, froisse. Ce que j’aime représenter, c’est « le grand moment de solitude ».

Humainement, on en a tous fait l’expérience, face à une situation, un évènement, un acte… Mes dessins majoritairement parlent de ce sentiment. Les figures du dominant et du dominé sont classiques, or la solitude de celui qui exerce le pouvoir va autant m’intéresser, parce qu’au-delà de la figure habituelle du dirigeant en costume, elle permet de saisir l’humain. C’est aussi pourquoi, lors des conventions d’entreprises ou d’un syndicat comme le Sgen-CFDT, je me mets à la place de tout le monde. Et dans mes autres dessins, je fais le même travail : je me mets à la place de celui qui subit, de celui qui envoie un ordre, de celui qui doit vivre quelque chose qu’il n’a pas forcément envie de vivre… Ce sont tous ces moments de solitude qui m’intéressent : saisir ce qui n’est pas l’immédiate visibilité.

« SE CENSURER EN CE MOMENT, JE PENSE QUE C’EST CE QUI EST EN TRAIN DE NOUS ARRIVER DE PIRE. »

À votre avis, l’attentat contre Charlie Hebdo a-t-il changé la donne ? L’humour extrême est-il toujours possible ?

Ce qui est frappant, c’est le nombre de jeunes dessinateurs qui, après l’attentat, n’ont pas osé aller frapper à la porte du journal parce qu’ils avaient peur. Et je peux les comprendre. Ce meurtre collectif est une première. Dans les démocraties occidentales, des artistes, des journalistes sont menacés de mort et vivent sous protection mais il n’y avait jamais eu de passage à l’acte, hormis contre le cinéaste Theo Van Gogh.

Après Charlie, la question s’est posée de savoir s’il fallait continuer à oser ce type d’humour, qui perpétue une tradition de moquerie, très importante en France, mais ultraminoritaire, dans la presse nationale comme à l’étranger, y compris dans des pays démocratiques tels les États-Unis, où les publications undergrounds ne se trouvent pas en kiosque et où l’autocensure domine. À priori, il ne devrait pas y avoir de limite à l’humour, car si on part du principe qu’on peut vexer quelqu’un, qu’on peut heurter une communauté, etc., on ne fait plus rien. En revanche, je fais une distinction entre moquer quelque chose et tenir un discours haineux.

Les profs ont eu à vivre cette situation compliquée pigeons antoine chereaud’expliquer la différence entre un spectacle de Dieudonné et une caricature dans Charlie Hebdo. Les dessinateurs exécutés étaient irrespectueux, mais ils n’ont jamais appelé à la haine. Maintenant, certains agitent le principe de responsabilité. Or prendre ses responsabilités (et je le vois dans le monde de l’entreprise), c’est quand on a commis une faute, mais prendre ses responsabilités en amont, pigeons chereauc’est-à-dire faire attention aux conséquences, dans certains cas, c’est une façon de dire « ferme ta gueule ». Et se censurer en ce moment, je pense que c’est ce qui est en train de nous arriver de pire.

Quand je publie des dessins sur Internet, il m’arrive aujourd’hui d’être obligé d’expliquer aux mal-comprenants. Pour la date anniversaire de l’attentat contre Charlie Hebdo, j’ai republié le dessin sur les pigeons, mais avec l’explication de texte. Je m’insurgeais contre les bêlants qui, en clamant « pas d’amalgame », niaient certaines évidences. L’amalgame existe forcément puisqu’il y a une racine commune : Daesh se réclame d’une partie du Coran, et on ne peut pas dire que ce n’est pas l’Islam, parce que, si, malheureusement, c’est aussi l’Islam. Nier cela, c’est déjà commencer à lâcher du lest. Et pour moi, c’est là que réside le danger : occulter les évidences en croyant obtenir la paix sociale, cela ne marche pas. C’est une chose terrible à voir, une démocratie qui n’arrive pas à se défendre, qui ne met pas assez de conviction pour dire qu’il y a des valeurs sur lesquelles elle ne dérogera jamais.

L’éducation des jeunes aux médias et à l’information est devenue une tendance forte de la politique actuelle. Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’une telle éducation ne pourra pas fonctionner si le gouvernement envoie en même temps des messages qui sont doubles. Car il est le seul à vraiment pouvoir frapper du poing sur la table en disant clairement comment les choses doivent se passer. Je crois qu’un des problèmes majeurs de l’Éducation nationale aujourd’hui, c’est que les enseignants, qui sont en première ligne, ne se sentent pas soutenus.

La société ne fait pas corps, à commencer par Hollande qui ne cesse de jouer des ambigüités. Comment un prof peut-il être crédité de quoi que ce soit, quand on laisse détruire une éducation et qu’on ne cesse de casser les codes ? Il y a, à l’heure actuelle, une forme de tolérance à l’intolérance, et un déni de réalité permanent qui, s’il sert uniquement à masquer un manque de moyens, de crédits, est dramatique, mais qui, s’il est idéologique, est alors réellement tragique car il signifie, qu’au fond, on a peur de réagir. Je crois que nos sociétés démocratiques sont, hélas, souvent animées par l’esprit munichois : pour ne pas avoir la guerre parce qu’on sortait de 14-18, on a laissé monter le nazisme en Allemagne.

Il suffit de regarder un journal télé, qui est le premier facteur de désinformation des gens. Et le bas niveau de la télé française ne fait pas figure d’exception ! Dans le contexte présent, vu ce qu’on nous sert comme soupe au journal télé – quand on est capable de consacrer cinq minutes à un départ en vacances alors que, dans le même temps, il se passe des événements extrêmement graves et préoccupants –, l’éducation aux médias et à l’information me fait doucement marrer. Les gens regardent la télé, lisent de moins en moins la presse, s’intéressent de moins en moins à l’actualité. Fouiller l’actualité est réservé à une élite. Alors faire la critique d’un journal télé, le décortiquer, l’analyser, c’est bien… Mais ce qui serait encore mieux, c’est qu’on se décide, enfin, à faire des vrais journaux qui ne soient pas des courses à l’audimat.

La télé a un vrai pouvoir, or elle ne remplit pas son rôle d’information. La plupart du temps, on est dans la gaudriole. Et un prof se trouve franchement désarmé face à cette « information » qui égrène des banalités, quand ce ne sont pas des résumés d’une simplicité déconcertante, face à une vie politique et une actualité mondiale extrêmement complexes. Seulement la complexité réclame un peu de présence, de disponibilité et du temps. Comment peut-on nourrir, intellectuellement et culturellement, des citoyens en commettant de telles informations ? C’est proprement scandaleux…

« … LES INSTITUTIONS DE LA CAUSTICITÉ M’EMMERDENT. »

Et si le pouvoir décrédibilise les profs, la télé le rend bien aux politiques. À chaque fois qu’ils s’expriment, ils sont observés, surveillés et repris. Chaque dérapage est amplifié, chaque ânerie démultipliée. Je partage la consternation affichée par Edouard Baer quand, invité sur Canal+, il a dû, sans transition, faire la promotion de son dernier film, après qu’un manifestant pro-migrants avait parlé de la jungle de Calais et le politique Luc Châtel du livre de Sarkozy 1. À force de faire des guignolades partout, on n’entend plus le propos.

Quand j’ai connu Canal+ en 1984, grâce à des gens qui y travaillaient, l’esprit apparaissait percutant dans un univers télévisuel jusqu’alors plutôt aseptisé. Mais aujourd’hui, la gaudriole est devenue une norme, un commerce, une routine. Or, je ne pense pas que se foutre de tout, tout le temps, et de n’importe quel point de vue, soit très productif. Canal+ est une sorte d’institution, et les institutions de la causticité m’emmerdent. Même les comiques ne s’attaquent plus à grand-chose maintenant, car le stand up est une manière de parler de soi qui est très peu dérangeante. Il n’y a plus de Desproges. Cet esprit-là, qui demande un peu plus d’effort et de courage, se perd.

Justement, Desproges disait :« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Vous êtes d’accord ?

Ce qui est très choquant, c’est de voir l’Iran organiser, pour la deuxième fois, un concours de dessins sur la Shoah 2. Quand Roberto Benigni avait tourné La Vie est belle, un large débat s’était engagé sur les manières possibles de représenter la Shoah. Et le fait est que Benigni était pourtant au-dessus de tout soupçon pour traiter ce sujet. Le propos, bien que beau, avait heurté. Je crois que l’humour sur cette tragédie, ce sont les Israéliens qui le maitrisent le mieux. J’ai vu de leur part des sketches inouïs sur les camps de la mort. Mais je dirais qu’ils étaient presque légitimes… Par exemple, je me rappelle d’un sketch hilarant sur Eichmann, qui n’aurait jamais pu passer en France 3.

Pour en revenir au concours iranien, j’avais beaucoup suivi le lancement de la première exposition, pour voir qui y participerait : on trouvait, majoritairement, des dessinateurs des pays arabes, où l’antisémitisme est quasi-étatique. Là-bas, Les Protocoles des sages de Sion continuent à circuler comme une vérité première. Ainsi que la négation de la Shoah. Culturellement, ils sont dans leur bain. Mais imaginez qu’on produise, dans les pays européens, pour en rire, une exposition sur un fait historique établi, ayant extrêmement choqué les populations arabes, il y aurait un véritable tollé. Et les premiers à réagir seraient, à juste titre, les autorités occidentales. Ce qui m’avait affligé, c’est de constater que des dessinateurs européens s’étaient prêtés à ce jeu. L’extrême droite française, représentée par une dessinatrice française dont le nom m’échappe, et nombre de signatures ultra-antisémites, ultra-droitières d’ici.

« LES SUJETS SOCIÉTAUX PARTICIPENT DU POLITIQUE… MAIS ILS SORTENT DES REPRÉSENTATIONS DU DESSIN POLITIQUE CLASSIQUE..

Au niveau des thèmes qu’on vous demande d’illustrer, avez-vous constaté des évolutions notables depuis le début de votre carrière ?

Depuis quelques années, mon cœur d’activité tourne autour des sujets sociétaux : le développement durable, la diversité, l’égalité professionnelle… Comme la loi oblige les entreprises à les prendre en compte, sous peine de sanctions financières, elles se sont trouvées des vertus de diversification importantes. J’illustre beaucoup ces questions, notamment pour Randstad, qui est un client formidable. J’ai carte blanche pour aborder des sujets qui ne sont pas simples, comme le handicap, la transsexualité et tout ce qui est LGBT… Les sujets sociétaux participent du politique, de la vie de la Cité, mais ils sortent des représentations du dessin politique classique.

Dans la société actuelle, il est très difficile de parler d’une personne handicapée (alors qu’on va évoquer les personnalités caractérielles qui sont répandues dans le milieu de l’entreprise) ou de la question du handicap invisible (plein de salariés sont sous traitement, mais personne ne le sait). Le mal-comprenant en entreprise ne porte pas un badge d’invalidité. Pourtant il pose problème. Certaines sociétés, souvent anciennement administratives, dépendant de l’État, sont confrontées à un important taux de personnels absolument inaptes à tout emploi, dont elles ne savent que faire. Mais c’est un sujet tabou. On retombe sur ces grands moments de solitude dont je parlais : un employé qui se retrouve placardisé, c’est une situation terrible. Le handicap physique. L’obésité. Le droit au congé parental… Ce sont toutes ces thématiques qui m’intéressent. Le monde du travail occupe une partie essentielle de notre vie, donc dessiner pour les entreprises, c’est observer, analyser, comprendre une partie importante de la vie des gens.

—–

1 Le grand journal, émission du lundi 25 janvier 2016.

2 Avec pour sujet : « Jusqu’où peut aller la liberté d’expression occidentale ? », la première édition du Concours international de caricatures sur l’Holocauste avait été organisé en 2006 par la Maison de la caricature iranienne et le journal iranien Hamshahri, en réponse à la publication des douze caricatures de Mahomet par le quotidien danois Jyllands-Posten. Le second prix était octroyé à la dessinatrice française Chard pour un dessin négationniste (prix qu’elle refusa car n’ayant pas participé au concours). À la suite de la publication par Charlie Hebdo d’un hors-série intitulé La vie de Mahomet, une seconde édition de ce concours était montée en avril 2013.

3 « Eichmann’s execution », sketch satirique tiré de la série télévisée au titre équivoque, « The Jews are coming », qui relate l’histoire du peuple juif depuis les temps bibliques.

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