Version complète de l'interview parue dans Profession Éducation, le mensuel du Sgen-CFDT, n° 256 (octobre 2017). Propos recueillis par David Bruchon, en charge du fundraising et de la communication du programme national Pause.
Quel est votre regard sur la recherche en France ?
La recherche en France est organisée de manière assez différente du système anglo-saxon. J’ai découvert son fonctionnement en 1993, lorsque j’ai obtenu un poste de chargée de recherche après trois ans seulement de post-doctorat, et à 28 ans. La stabilité de ce poste m’a permis de mener une recherche qui requérait un temps long, au risque de ne pas voir le fruit de mes expériences dans l’immédiat, mais sans la pression de publier si forte à l’époque dans les pays anglo-saxons, en particulier aux États-Unis.
Cette stabilité et cette sécurité sont précieuses quand on mène des recherches approfondies avec d’importants potentiels de découvertes. Ce sont ces conditions de travail qui permettent à la recherche d’être attractive.
Dans mon département, lorsque je lance des appels d’offres, de nombreux scientifiques étrangers postulent. Ils manifestent certes un intérêt pour nos travaux et la recherche faite en France, mais ils savent aussi qu’ils trouveront une certaine sécurité, associée à une rigueur scientifique et à une exigence d’excellence. Le revers est que le salaire des chercheurs est bas en France par rapport à d’autres pays. Notre attractivité a considérablement baissé pour cette raison – auprès des jeunes chercheurs en particulier, car à Paris le cout de la vie est élevé. Edith Heard
Qu’en est-il dans votre domaine de recherche ?
Avant de venir, je n’avais pas réalisé que la recherche en biologie est de très haut niveau en France. Les jeunes sont bien formés, ce qui explique pourquoi ceux qui sortent d’une thèse sont assez recherchés à l’étranger. La France est reconnue pour ses travaux non seulement en biologie, mais aussi en physique, en chimie et en mathématiques. Regardez les nombreux prix internationaux que reçoivent les scientifiques en France ! Je dirais qu’il y a une profondeur dans la formation que l’on ne trouve pas partout. Il y a un côté cartésien qui est prégnant. Les scientifiques français réfléchissent souvent avec une visée philosophique. Dans les pays anglo-saxons, nous sommes parfois plus pragmatiques et moins philosophiques. Pour moi, être ici est une richesse. Je conserve mon fonctionnement pragmatique tout en profitant des débats et du plaisir de réfléchir à des questions scientifiques pour leur donner du sens. Edith Heard
Quelle a été votre expérience en tant que chercheuse étrangère ?
Quand je suis arrivée en France pour faire de la recherche fondamentale, je parlais à peine le français – j’ai appris dans mon laboratoire d’accueil. Il était totalement accepté et naturel que je postule à un poste au CNRS quelques années après mon arrivée. J’ai été très agréablement frappée par l’accueil réservé aux chercheurs étrangers. La question d’être étrangère ne s’est pas posée. Cela m’a beaucoup marquée. La France a vraiment ouvert ses portes aux chercheurs du monde entier.
C’est grâce à ce poste au CNRS que j’ai pu poursuivre mes recherches dans la durée tout en fondant une famille. Ici, les femmes qui travaillent sont soutenues, car l’école et les crèches sont accessibles et peu couteuses en comparaison d’autres pays. Les Français ne le disent pas assez je trouve, mais moi, si : c’est vraiment une chance d’être une femme chercheuse en France. J’ai été accueillie sans avoir à me poser de questions sur ma carrière. J’ai été jugée comme scientifique – point. Les choses doivent évoluer dans ce sens partout en Europe et dans le monde.
Pensez-vous qu’il y ait une spécificité française de l’accueil des chercheurs étrangers ?
L’accueil des chercheurs étrangers n’est pas toujours simple, ici comme ailleurs. Mais, je dirais que la France, par ses règles et son organisation, peut servir d’exemple. Ainsi, quand des chercheurs européens viennent dans un laboratoire français, on leur établit un contrat de travail. C’est une évidence ici, mais pas forcément ailleurs. On constate que, petit à petit, les pratiques françaises s’imposent aux autres. Il y a en France des dispositifs forts pour soutenir la recherche, l’accueil de scientifiques étrangers, les femmes scientifiques. Mais des points sont toujours à améliorer, comme le financement – je ne les minimise pas. Edith Heard
Vous coprésidez avec Alain Prochiantz, administrateur du Collège de France, le comité de parrainage du Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause). Pourquoi ce programme ?
Quand les scientifiques subissent des contraintes politiques, comme dans des régimes autoritaires par exemple, la liberté de penser est en danger. Les chercheurs, les artistes, les écrivains, les journalistes sont souvent les premières victimes. Pour moi, être chercheuse signifie liberté de travailler, d’explorer, de poser des questions – certes de manière scientifique et rigoureuse, mais sans préjugés et sans contraintes extérieures. Les pays ouverts et démocratiques savent que la recherche et la pensée libre font avancer les sociétés. Pour moi, deux choses sont donc à préserver absolument dès lors que l’on souhaite un avenir à une société : l’éducation et la recherche.
Qui sont les chercheurs accueillis dans le cadre de ce programme ?
Les chercheurs accueillis ont un profil très proche du mien ou de ceux avec qui je travaille, en ce sens qu’ils sont animés du même esprit de recherche, de rigueur scientifique, d’exigence de liberté. Je perçois très bien leur détresse dans les dossiers que nous recevons et évaluons, car la situation politique de leur pays s’est souvent détériorée très rapidement. On passe de la lumière à la nuit en un instant ; tout se ferme. On voit des personnes qui perdent leur liberté, leur travail, leur santé, des personnes et leur famille qui doivent sacrifier beaucoup pour sauver leurs vies.
Pourquoi votre engagement dans l’accueil des scientifiques menacés ?
Si je ne crois pas à l’accueil de chercheurs qui font le même travail que moi, beaucoup mieux que moi, alors pour quoi je travaille ? Mon engagement fait fondamentalement partie de ce que je suis, de la façon dont je fonctionne. Un autre point est à souligner : dès lors qu’un chercheur doit interrompre son activité, des connaissances peuvent être rapidement perdues. La recherche est en effet un travail du quotidien : en général les chercheurs doivent réfléchir à leur recherche tout le temps. Quand je parle de rupture dans la recherche, je ne pense pas à l’arrêt des expériences quand on quitte sa paillasse. Je pense à la rupture intellectuelle et émotionnelle : un membre de sa famille assassiné ou tombé sous les bombes, une maison explosée, et le vide s’installe dans la tête, on perd toute confiance et l’on ne se sent plus en sécurité ni avec les autres, ni avec soi-même. On perd sa capacité à se concentrer, à se projeter dans la vie. Permettre à ces scientifiques de sortir de situations déstabilisantes ou même tragiques en leur proposant de reprendre leurs travaux est très important. Edith Heard
Comment soutenir ce programme d’accueil des scientifiques en danger ?
Déjà, il faut en parler autour de soi pour que chacun prenne conscience de l’existence de ce programme. Le plus important, c’est bien cette prise de conscience qui peut elle-même encourager l’accueil. Réaliser que ces personnes, qui sortent de grande détresse, sont comme nous. Et tout geste, tout don est important. J’ai été impressionnée par la mobilisation individuelle au sein des établissements pour accueillir ces scientifiques. Les personnes peuvent aider, comme mettre en lien un professeur de français avec un scientifique et sa famille qui arrivent. Les personnes que nous accueillons ont surmonté des traumatismes avec beaucoup de courage. Leur permettre de reprendre vie dans leurs recherches, c’est donner une chance à des trésors de se montrer et de se découvrir.