Darline Cothière est directrice de la Maison des journalistes, une structure unique au monde qui vient en aide aux journalistes ayant trouvé refuge en France.
La Maison des journalistes, dirigée par
Une version courte de cet entretien réalisé par Christophe Caulier et Aline Noël a paru dans le no 246 – Mai-juin 2016 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Pouvez-vous présenter la Maison des journalistes ?
La Maison des journalistes (MDJ) est une structure associative dont la mission première est d’héberger des journalistes menacés, agressés ou torturés dans leur pays pour avoir osé pratiquer une presse libre. Depuis sa création en 2002, elle a accueilli plus de 320 journalistes de 60 pays différents. Actuellement, y résident des journalistes syriens, afghans, soudanais, burundais, tadjiks… une diversité qui illustre la situation de la presse dans la plupart de ces pays, lesquels ne défraient peut-être pas tous la chronique en matière de répression, mais n’en sont pas moins pourvoyeurs de journalistes exilés.
L’autre mission de la MDJ est de sensibiliser les jeunes générations à la liberté de la presse et d’expression, à la tolérance, à la laïcité… bref, au respect des valeurs fondamentales et citoyennes.
Comment la Maison des journalistes remplit-elle sa mission de sensibilisation ?
Lancée par la MDJ il y a dix ans, l’opération « Renvoyé spécial » est réalisée en partenariat avec le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi), et est soutenue par Presstalis. Elle donne l’occasion à des collégiens et à des lycéens d’accueillir dans leurs classes les journalistes résidents de la MDJ et de découvrir leurs parcours d’exil, la situation des « libertés » dans leur pays (droits de l’Homme, presse…). Cela permet de sensibiliser ces jeunes aux valeurs démocratiques et citoyennes. Les enseignants peuvent être parfois désorientés au moment d’expliquer un contexte compliqué, et qui les trouble eux-mêmes, comme on l’a vu au moment des attentats de janvier 2015 quand il leur fallait faire dialoguer les jeunes qui étaient Charlie et ceux qui ne l’étaient pas. La MDJ, justement, peut être un soutien, puisque les journalistes exilés ont été victimes de répression dans leur pays, voire ont été pourchassés par des groupes se réclamant de Daesh.
Les enseignants peuvent être parfois désorientés au moment d’expliquer un contexte compliqué, et qui les trouble eux-mêmes…
Aujourd’hui, la MDJ travaille aussi à toucher d’autres publics. Ainsi, un nouveau volet de « Renvoyé spécial » – un kit pédagogique – a été conçu avec le soutien des ministères de la Culture et de la Justice, afin de sensibiliser les jeunes confiés à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Un autre programme récent, « Presse 19 », a été lancé à Turin en partenariat avec le Café de la presse et l’Institut des sciences politiques de l’université de Turin. Ouvert à tous, il s’adresse toutefois plus spécifiquement aux étudiants-chercheurs des universités européennes, notamment à celles et ceux qui travaillent sur la liberté de la presse en lien avec la situation politique des pays, l’occasion pour eux de confronter leurs recherches aux témoignages des journalistes exilés.
La MDJ est attachée à sa dynamique de partenariats avec des organisations internationales – pour ne citer qu’eux, la Freedom House ou le Comité de protection des journalistes, tous deux implantés aux États-Unis –, afin de renforcer la visibilité de la MDJ et de faire connaitre la situation des journalistes.
Concrètement, comment fonctionne l’opération « Renvoyé Spécial » ?
Il faut se préinscrire sur le site du Clemi. Compte tenu du nombre de demandes, une sélection est faite en fonction de l’intérêt du projet pédagogique. Nos journalistes ne sont pas des conférenciers en tournée, leur rôle n’est pas de diffuser un savoir à travers un discours calibré. Ce sont des professionnels de l’information qui connaissent très bien la situation de leur pays, celle de la presse, et qui ont vécu la répression dans leur chair… Nous privilégions donc la qualité des échanges et la rencontre humaine. Si les jeunes ont accès à l’information de manière massive – jusqu’à la banalisation –, s’ils sont confrontés, par exemple, aux images de la Syrie, il leur manque toutefois cette dimension humaine dans la réception de l’information que l’interaction avec un journaliste de la MDJ permet. En plus de la valeur du projet, le fait d’être un établissement qui accueille un public défavorisé, n’ayant pas la chance de pouvoir facilement inviter des intervenants extérieurs, compte également…
La MDJ s’attache à toucher des territoires éloignés (comme La Réunion par exemple) ou isolés en région. D’où l’attention portée à ce que l’opération bénéficie d’une couverture médiatique locale, ce qui valorise l’action de l’établissement scolaire et donne une visibilité supplémentaire à la MDJ…
Malheureusement, malgré la pertinence de certains projets, on ne peut aller au-delà d’une quarantaine de rencontres par année scolaire, pour des questions de budget et d’organisation, mais lorsqu’un projet est accepté, un travail en amont est mené avec les enseignants, le journaliste invité et la MDJ qui met à disposition des outils pour préparer la rencontre avec les élèves.
La MDJ s’attache à toucher des territoires éloignés (comme La Réunion par exemple) ou isolés en région.
Comment accueillez-vous les journalistes résidents ?
On a énormément de demandes, mais la MDJ ne dispose que de quatorze chambres et reste donc une structure d’urgence. Les journalistes réfugiés ayant souvent quitté leur pays en catastrophe, parce qu’ils n’avaient plus d’autre choix, la première urgence est donc de leur donner un toit, les laisser souffler et récupérer psychologiquement. Encadré par un contrat d’accueil signé avec la MDJ, le séjour dure en moyenne six mois, mais c’est fonction de la situation administrative et des projets de la personne. Elle va bénéficier d’un accompagnement dans ses différentes démarches (notamment pour obtenir le statut de réfugié et accéder aux droits sociaux).
la MDJ ne dispose que de quatorze chambres et reste donc une structure d’urgence.
La préfecture a également accordé à la MDJ, à l’instar de quelques autres rares associations, le droit à domiciliation : quelle que soit la précarité de leur situation d’hébergement, les journalistes demandeurs d’asile peuvent recevoir leurs courriers administratifs à la MDJ.
Enfin, la MDJ accueille également des personnes ayant déjà le statut de réfugié, et qui sont en France depuis plusieurs mois. Ils peuvent être aidés, par exemple, à trouver un logement, une formation ou un travail…
Vous évoquiez la connaissance de leur pays qu’ont les journalistes, qui apportent un éclairage particulier aux élèves. Plus généralement, quel accueil est-il fait, par les médias français, à leur expertise ?
Quand nos journalistes sont invités par des rédactions internationales à commenter l’actualité de leur pays, les confrères français reconnaissent la précision de leurs informations – une vraie plus-value –, car en plus de la connaissance de leur pays ou d’une région, ils rendent compte de nuances que des journalistes occidentaux ne sont pas forcément à même de capter. Ces compétences mériteraient certainement d’être davantage exploitées. Mais les médias français rechignent à embaucher des journalistes étrangers pour des raisons, compréhensibles, de barrière linguistique, mais aussi, et l’argument est moins convaincant, de non-maitrise de la culture médiatique française. C’est pour cela que , lorsqu’elle était présidente, avait développé un partenariat avec des écoles de journalisme afin que les résidents de la MDJ qui le souhaitaient puissent préparer un diplôme français, passer les concours d’écoles comme Sciences Po-Paris ou l’École supérieur de journalisme de Montpellier.
en plus de la connaissance de leur pays ou d’une région, ils [les journalistes exilés] rendent compte de nuances que des journalistes occidentaux ne sont pas forcément à même de capter. Ces compétences mériteraient certainement d’être davantage exploitées.
Si quelques-uns ont pu obtenir ce diplôme, la très grande majorité se reconvertit dans d’autres domaines parce que l’intégration professionnelle reste difficile. Certains ont eu des opportunités à l’étranger : un de nos anciens résidents, journaliste iranien totalement anglophone, vit et travaille en Allemagne ; des journalistes birmans sont partis travailler en Thaïlande parce qu’ils ne peuvent pas retourner dans leur pays… Et la MDJ est heureuse de compter deux retours au pays très symboliques : celle d’un Tunisien qui, à la chute de Ben Ali, a pu reprendre son métier après un séjour de sept ans en France ; et, après la chute de Laurent Gbagbo, celle d’un Ivoirien qui, aujourd’hui, dirige l’un des plus grands groupes d’information dans son pays.
Ce sont deux belles histoires, mais pour la plupart, l’exil s’est déroulé de manière tellement brutale, qu’ils n’ont pas eu le temps de faire le deuil du métier, et ceux qui se reconvertissent le font après plusieurs mois, voire plusieurs années, contraints par la nécessité de gagner leur vie. Ce que leur offre la MDJ, c’est la possibilité de continuer à publier dans notre journal en ligne, L’œil de l’exilé. D’autre part, certains de nos journalistes collaborent avec des partenaires, comme Médiapart et AlterMonde, qui jouent le rôle de médias relais. Ainsi dans AlterMonde, des journalistes (un Iranien, un Camerounais, une Rwandaise…) animent une rubrique intitulée « L’œil de l’exilé » et interviennent, en fonction de la demande du magazine, selon l’actualité du moment… Le principe de cette chronique est d’exposer le regard d’un journaliste exilé, pas forcément sur la situation de son pays d’ailleurs, mais tout aussi bien sur l’actualité française, internationale, etc. Pour exemple, le premier article publié a porté sur la montée du Font national et c’est un journaliste algérien qui a livré son analyse du phénomène.
Quel est le regard des résidents de la Maison des journalistes sur la presse en France ?
La situation de la presse en France est plutôt bonne, mais si on regarde la carte internationale de la situation de la presse établie par
, on s’aperçoit qu’elle ne fait pas partie des meilleurs pays en matière de garantie de la liberté d’expression. Ce qui signifie que, même dans les pays démocratiques, il faut rester vigilant, car ce droit n’est jamais un acquis – et c’est aussi le message qu’on passe aux jeunes : la liberté, en général, est fragile. On peut se dire que la France est le pays des libertés, mais quand on demande aux journalistes de révéler leurs sources, on porte atteinte à la liberté de la presse…(…) même dans les pays démocratiques, il faut rester vigilant, car ce droit n’est jamais un acquis – et c’est aussi le message qu’on passe aux jeunes : la liberté, en général, est fragile.
Les chiffres que vous publiez s’agissant de l’origine des journalistes exilés montrent une surreprésentation de l’Afrique et du Moyen-Orient. Qu’en est-il des autres continents, comme l’Asie par exemple ?
La particularité, en Asie, c’est que les journalistes n’arrivent pas à sortir de leur pays. En Chine, certains croupissent en prison. Ceux qui ont pu parvenir jusqu’à nous en témoignent. En Amérique du Sud, les journalistes sont exposés, par exemple, aux violences des gangs qui peuvent aller jusqu’à l’exécution pure et simple. Un journaliste colombien, qui est passé par la MDJ, a été pourchassé par le Cartel parce qu’il avait livré des informations… Par ailleurs, il est vrai qu’à la MDJ nous sommes sensibles à l’actualité la plus chaude, qui, en ce moment, se trouve être au Moyen-Orient : en Afghanistan, en Iran, en Syrie…
Depuis la création de la MDJ, la représentation des journalistes exilés a-t-elle évolué ?
Dans l’ensemble, très peu. Les femmes journalistes accueillies représentent un tiers du public, parfois davantage, comme l’an dernier où elles constituaient presque la moitié des résidents. Actuellement, la MDJ héberge trois femmes : deux burundaises et une tadjike.
Les journalistes œuvrent dans tous les médias, mais les blogueurs, cependant, sont de plus en plus nombreux, raison pour laquelle je parle volontiers de « professionnels de l’information », car à côté des journalistes professionnels de formation classique (ayant fait une école…), émergent des personnalités entrées dans le métier par d’autres biais.
Les journalistes œuvrent dans tous les médias, mais les blogueurs, cependant, sont de plus en plus nombreux…
Il faut, bien sûr, distinguer entre les activistes présents sur Internet et les personnes qui font un vrai travail d’information. Ainsi, la MDJ a accueilli un journaliste-blogueur tchadien, très actif sur les réseaux sociaux. Elle héberge également des dessinateurs et des photographes de presse, ce qui donne l’occasion d’organiser des expositions, comme « Alep Point Zéro », un accrochage, sur la façade de la MDJ, de photographies de , le dernier photoreporter en résidence.
La Maison des journalistes est une structure unique au monde. A-t-elle été contactée par des personnalités de pays étrangers pour monter une structure équivalente ?
Il y a eu des tentatives en Allemagne et en Espagne. Malheureusement, les démarches n’ont pas abouti. L’idée était de créer d’autres Maisons des journalistes en Europe.
, ont eu le mérite d’inventer cette structure, non sans difficultés d’ailleurs – en partie grâce à un bon réseau de journalistes et de patrons de presse sur lequel a pu s’appuyer Danièle Ohayon.Le 4 mai 2016, nous avons accueilli la conférence de presse de Jean-Marc Ayrault à la MDJ pour la Journée mondiale de la liberté de la presse. À cette occasion, nous avons sollicité le ministre des Affaires étrangères pour la création d’autres « Maison des journalistes » dans le monde, car c’est une structure, un modèle « français » qui mérite d’être exporté. Nous espérons avoir été entendus… Mais pour monter d’autres MDJ en Europe, encore faut-il de solides investissements et réseaux. C’est dans cette perspective que, dernièrement, j’ai participé au congrès d’Icorn (International Cities of Refuge Network), réseau des villes refuges dont Paris fait partie, afin de faire connaitre la Maison des journalistes à un niveau international.
pour monter d’autres MDJ en Europe, encore faut-il de solides investissements et réseaux.
Quelles perspectives en matière financière ?
Au départ, la Maison des journalistes a été créée sur le principe de la solidarité confraternelle. Des médias parrainent son action en finançant une chambre d’hébergement. Mais au fil des ans, certains soutiens ont diminué de 50 à 60 %, voire ont cessé, crise oblige. La MDJ bénéficie également d’une aide européenne, mais monter les dossiers constitue une charge administrative très lourde et les délais sont très longs avant de percevoir l’argent.
la MDJ fonctionne 7 jours sur 7
L’argent est bien le nerf de la guerre, car la MDJ fonctionne 7 jours sur 7 : il faut rémunérer la petite équipe de permanents ; entretenir les locaux ; financer l’hébergement, les fournitures, la restauration… ; permettre aux résidents d’emprunter les transports publics et de recevoir des tickets service leur permettant de se restaurer… D’où, l’appel de la MDJ, structure unique au monde, en direction des particuliers pour l’aider à poursuivre ses actions en faveur des journalistes réfugiés, pour la défense de la liberté de la presse et des droits fondamentaux…