A Marseille, le collège de Gilles Graber professeur d'espagnol connaît un fort évitement d'élèves de classe moyenne ou favorisée qui vont dans le privé plaçant son établissement en REP. Entretien autour de cette situation avec Laurent Gomez, Laurent Kaufmann et Dominique Bruneau du Sgen-CFDT
Après avoir été TZR pendant une dizaine d’années, Gilles a été nommé au Collège Anatole France de Marseille, un collège de 400 élèves situé dans le centre-ville.
Ce collège installé à proximité du Palais de Justice, dans un quartier où on trouve de nombreuses boutiques de luxe et de cabinets de notaires et d’avocats, est pourtant en éducation prioritaire. Son secteur de recrutement comprend en effet plusieurs quartiers populaires dont celui de Noailles qui accueille beaucoup de familles migrantes souvent de passage. Théoriquement, ce collège devrait posséder une grande mixité sociale mais il connaît un fort phénomène d’aspirations vers le privé pour les familles les plus favorisées du secteur.
Cette fuite vers le privé, est-elle antérieure à l’entrée au collège ?
On le constate un peu en primaire mais la bascule se fait vraiment à l’entrée en sixième.
On a des établissements privés qui se sont faits la spécialité d’aspirer les collégiens. On sait que le collège, c’est un moment charnière et la question du climat scolaire est, en la matière, très importante pour les familles.
En primaire, il me semble que quand on est parent, on est moins inquiet par les résultats scolaires, l’orientation ; à partir du collège, la pression scolaire devient beaucoup plus forte et les familles craignent que leur enfant ne soit pas dans un « bon » collège et que ça le pénalise pour la suite.
Quelle est la situation socio-professionnelle des familles de ton collège ?
On a une très grande proportion de familles de milieu défavorisé (70 % de familles boursières), un noyau d’enfants issus de familles de classes moyennes aisées, souvent des fonctionnaires, des professions intellectuelles, qui ont un côté militant : « je mets mon enfant dans le public car j’y crois ».
Ce que l’on a très peu, ce sont les catégories de personnes entre les deux, ce début des classes moyennes, les petits commerçants, les employés, les artisans. On émet l’hypothèse que ces familles misent énormément sur l’école pour la progression sociale et donc elles ne peuvent se permettre que cela se passe mal.
L’image du collège public, en général, étant très dégradée, c’est très difficile de les convaincre que chez nous leurs enfants seront heureux, bien suivis et qu’ils pourront poursuivre sans souci leurs études. Le privé surfe sur cela et ce, même si je suis sûr que les élèves sont aussi bien voire mieux encadrés dans mon collège que dans les collèges privés alentours.
C’est donc plus une réputation de l’école publique, de parole politique dénigrante du public et de moyens insuffisants.
En 2022, notre collège est arrivé en 4ème place nationale pour l’indice de valeur ajouté des collèges : c’est bien la preuve que les profs tiennent la route ! Notre collège fonctionne bien parce que les personnels, quels qu’ils soient sont très investis au quotidien.
Le privé a une image incroyable d’efficacité. C’est sûr que quand on pousse vers la sortie les enfants donc on ne veut plus… Chez nous on accueille tout le monde : ULIS, UPE2A...
Pourquoi selon toi la mixité est vecteur de réussite scolaire voire sociale ?
En France, le niveau scolaire est fortement corrélé au niveau social. Avoir une mixité sociale permet d’avoir normalement une mixité scolaire, de ne pas avoir une homogénéité d’enfants issus de familles qui sont plutôt éloignées d’une forme de capital culturel attendu.
Cela doit aussi permettre aux élèves d’ouvrir leurs horizons. Les adolescents peuvent ainsi se rendre compte que leur monde ne se limite pas à leur quartier et c’est valable pour toutes les classes sociales.
Enfin, socialement, c’est un impact sur la société en devenir.
L’école en est le ciment donc à travers cela, c’est quelle société on a envie d’avoir demain ?
Veut-on une société où chacun est enfermé dans son environnement proche comme dans certaines capitales d’Amérique latine où les riches sont barricadés derrière des grands murs ? Malheureusement, c’est un peu ça que l’on voit poindre dans notre pays.
Pourquoi selon toi ?
On a un phénomène de repli sur soi très important avec une peur de l’autre qui s’installe et qui est entretenue à plusieurs niveaux notamment dans les médias et dans la parole politique. On voit se développer la question de l’entre-soi que le privé favorise et entretient. Pour moi, cela ne fait pas société car il n’y a pas d’ouverture. Ce n’est en tout cas pas la société que je souhaite personnellement.
La question de sectorisation est -elle un enjeu important pour la mixité ?
Pour le quartier de mon collège, je pense que la concurrence entre établissements publics ne joue qu’à la marge. Le découpage de notre secteur mélange d’ailleurs des quartiers populaires et des quartiers beaucoup plus aisés. Un bien plus grande mixité y est donc possible sur le papier.
Et puis il y a des secteurs où la pauvreté est déjà tellement concentrée que c’est tout aussi difficile de faire une sectorisation qui favorise la mixité. Dans les quartiers nord de Marseille, j’ai travaillé dans un grand lycée de près de 2000 élèves dont tous les collèges de recrutement sont en REP ou REP+ : cela ne veut pas dire que la population de ces quartiers y soit forcément uniforme mais là aussi les familles issues de classes moyennes envoient leurs enfants vers le privé pour les raisons que j’évoquais au début de l’entretien et c’est le serpent qui se mord la queue.
Les filières spécifiques : CHAM, classe internationale, si elles sont implantées dans des établissements REP + peuvent elles permettre d’attirer des enfants de familles plus favorisées ?
Dans mon collège par exemple, on a des classes bilangues que l’on peut commencer en sixième. On a fait le choix de ne pas regrouper tous les élèves qui ont pris cette option dans la même classe.
Des établissements font le choix inverse. Pour moi, avec ce choix, on a alors « la bonne classe » que tout le monde veut et les autres. Pour tempérer, je pense que dans mon collège, cela attire un peu. La classe bilangue permet aux parents de savoirs que leur enfant va rester avec un noyau d’ami.e.s, sans être isolé.e.s. Que ces dispositifs existent, c’est pour moi très bien mais le problème de la mixité ne se réglera pas comme cela. C’est un peu cosmétique et il faut sans aucun doute aller plus loin.
Quelles solutions vois tu alors ?
Pour moi, cela passe par redonner un véritable avantage compétitif au public. Qu’on le veuille ou non, il y a aujourd’hui une compétition scolaire.
Dans la compétition avec le privé, le public n’a aucun avantage. Le privé qui choisit ses élèves et se débarrasse de celles et ceux dont il ne veut plus ou quand cela leur pose problème. Ils ont plus ou moins le même financement que le public, une bonne partie des avantages en terme de dotations du Conseil Départemental. L’encadrement est sans doute un peu supérieur dans le public. Mais dans une classe il faut regarder le profil des élèves plutôt que leur nombre : des classes plus chargées mais avec des élèves à l’aise scolairement c’est bien plus facile à gérer que l’inverse.
Il faut rendre les établissements publics plus compétitifs en diminuant de façon importante le nombre d’élèves par classe et permettre un suivi individualisé plus performant. Il faut donc encadrer plus le calcul des DGH pour que la justice sociale ne soit pas la variable d’ajustement systématique qu’on sacrifie chaque fois qu’il y a des réductions de postes ou une hausse du nombre d’élèves.
La question de l’égalité est en cela complètement hypocrite car les besoins sont complètement différents notamment humains.
Comment rééquilibrer les choses selon toi ?
La plus-value d’un établissement, c’est sa capacité à encadrer les élèves, à les faire progresser.
Pour les parents, cette plus-value passe nécessairement par le climat scolaire et la nécessité de savoir que leur enfant se trouve dans un milieu serein mais aussi qu’il ne sera pas le perdant de la compétition scolaire.
Pourquoi, par exemple, ne pas mettre en place des profs en surnuméraire sur certains établissements ?
En tout cas, ce n’est pas avec du saupoudrage comme aujourd’hui que cela pourra se faire.
Il faut avoir de l’ambition. La prime REP+ a permis par exemple de stabiliser les équipes, une bonne chose, parce qu’il y a eu un vrai choc de rémunération pas des miettes. Il faut maintenant redonner partout aux équipes du pouvoir d’agir. Pourquoi pas installer, par exemple, une réelle allocation progressive des moyens. Aujourd’hui, cette allocation c’est de l’ordre du vernis, cela se voit à peine. Mais cela ne peut fonctionner que s’il y a des moyens et comme il n’y en a plus…
Comment travailler avec les familles dans ton collège ?
On a la chance d’avoir une équipe très stable avec des personnels qui sont là depuis longtemps et très sensibilisés à cette question du poids social des choses.
La politique du collège est d’essayer de faire entrer les parents davantage. On essaie de les associer le plus possible mais c’est compliqué : il y a des barrières de langue, culturelles et certaines sont très éloignées de l’école. Aujourd’hui, par exemple, Pronote a pris une grande importance dans le fonctionnement du suivi des élèves. Quand on a beaucoup de familles qui ne savent pas lire et qu’on envoie une information via la plateforme, il faut garder à l’esprit qu’on ne touche pas tout le monde. Cependant cela reste un outil intéressant car presque tout le monde dispose d’un téléphone et cela leur permet de suivre leur enfant plus facilement.
Pour lever les difficultés, on fait un « libre-service » le vendredi après-midi pour les aider à venir installer l’application sur leur téléphone, les aider à comprendre et permettre la rencontre. Il ne faut pas partir du principe que les gens savent et qu’ils vont se débrouiller tout seul.
On travaille aussi en partenariat avec les structures sociales du quartier qui ont un rôle important d’accompagnement.
Je crois qu’en général nous devons être conscients du poids de nos représentations vis à vis des familles, faire attention aussi aux préjugés sur certains élèves qui alimenteraient une forme de déterminisme contraire à nos idéaux.
Comment expliques tu la stabilité de l’équipe pédagogique sur ton collège ?
En premier sans doute parce que le Collège est situé en plein centre-ville, à côté d’une station de métro et qu’il est à taille humaine avec 415 élèves.
Cela permet de connaître tous les élèves même celles et ceux que l’on n’a pas en cours. La taille est à mon avis importante.
Le chef d’établissement est très apprécié et cela contribue beaucoup à la sérénité de notre travail.
Les locaux du collège sont aussi très jolis et bien pensés et ce même si la cour est extrêmement petite. Le bâtiment a été rénové il y a une dizaine d’années avec un certain standing : des placages en bois à l’intérieur, de grandes baies vitrées, des matériaux plutôt nobles. Cela pousse chacun, chacune à en prendre soin, à ne pas faire de graffitis.Cette image est importante pour les élèves, les familles.
J’ai ensuite le sentiment que les personnels réussissent à mettre suffisamment de distance vis à vis de leur travail, un côté que l’on acquiert au fil des années ? Cela ne les empêche pas de s’y impliquer avec beaucoup de professionnalisme mais sans se laisser dévorer par ce que nous y vivons.
C’est sans doute une somme de facteurs qui contribue à la plus-value entre les résultats obtenus et l’IPS de notre collège.
Que faudrait-il pour redorer l’image du public et favoriser la mixité ?
En fait, il s’agit de montrer qu’ici ce n’est pas comme à la télé.
Ce n’est pas l’image du public véhiculé par de nombreux médias et malheureusement par trop de personnels politiques : il peut y certes y avoir quelques incidents comme partout mais avant tout tellement de belles choses. Il faut sans doute aussi contraindre le privé pour que l’on puisse jouer dans la même cour.
Et puis enfin cette mixité sociale ne peut pas se limiter qu’à l’école. On ne construira pas une mixité sociale là où les transports en commun sont défaillants, où l’urbanisme est pensé de façon à enfermer les gens dans des ghettos avec un entre-soi qui se fait de façon géographique.
C’est un projet de société.