Situé au coeur du plateau des Minguettes à Vénissieux, le Collège Paul Eluard souffre d'un cruel manque de mixité scolaire. Mathilde Mangado y enseigne l'Allemand. Entretien autour de son vécu avec Laurent Kaufmann, Laurent Gomez et Dominique Bruneau du Sgen-CFDT
Après avoir été en poste à Strasbourg, Mathilde est professeure d’allemand au Collège Paul Eluard (760 élèves) situé sur le Plateau des Minguettes à Vénissieux, un établissement situé en REP+ dans une une zone que l’on peut qualifier de ghetto social au-delà du ghetto strictement scolaire. Le collège fait partie d’une cité éducative faite d’établissements et d’écoles situés exclusivement en zone d’éducation prioritaire. Le quartier est accolé à Lyon, une ville dont le centre ville est très mixte et pourtant qui souffre de manque de mixité scolaire.
Quelles différences entre l’académie de Strasbourg et la région lyonnaise ?
A Strasbourg comme à Mulhouse d’ailleurs où j’ai aussi enseigné, les REP sont en ville et les quartiers bourgeois plutôt en périphérie. A Lyon, c’est globalement l’inverse. Je suis prof d’allemand, c’est plutôt celui qui a les bons élèves de l’établissement, des élèves qui ont choisi une langue réputée difficile. En Alsace, ce n’était pas le cas car tous les élèves font de l’allemand.
Qu’est-ce qui fait que dans ton établissement la mixité n’existe pas ?
Cette non mixité est très liée à la géographie du quartier. Pas de mixité sociale dans le quartier donc pas de mixité scolaire dans l’établissement. Parmi les écoles de notre bassin, une seule école offre une certaine mixité, mais elle connaît un certain évitement quand il s’agit d’inscrire les élèves dans notre collège. Globalement, malgré tout, on ne souffre pas d’un évitement massif. Les familles ont même plutôt confiance dans notre établissement et pensent que les élèves s’y épanouissent.
Quelles sont les conséquences de cette non-mixité sur la vie dans ton établissement ?
Il n’y a pas de mélanges de codes sociaux. Dès lors l’adaptation à la société est compliquée car les jeunes ne rencontrent pas d’autres jeunes issus de milieux différents. Donc, cela les enferme dans leur milieu d’origine. On a très majoritairement voire intégralement des enfants dont le français n’est pas la seule langue à la maison, voire une langue parmi d’autres. Cela a évidemment des conséquences sur la richesse de leur vocabulaire, sur leur ouverture culturelle. Dans les représentations de ce qu’ils pourront faire plus tard, il y a un plafond de verre.
Comme la majorité des gens du quartier ont les mêmes difficultés sociales, les mêmes professions, les jeunes ont du mal à se projeter au-delà de ce qu’ils connaissent. Un enfant de médecin se projettera sans doute plus facilement. Quand on n’a autour de soi essentiellement que des gens qui travaillent dans la sécurité, l’accompagnement à la personne ou qui sont artisans, leur seul modèle sera de tendre vers ces métiers.
Pour certains, on a de vraies difficultés sociales qui pèsent sur la scolarité et on a beau avoir des moyens pour les accompagner, on ne fait pas de miracles.
Cela a t-il des répercutions sur le climat scolaire de ton collège ?
Si certains lient harcèlement et établissement prioritaire, je reste peu persuadée de cette association. Pour moi, c’est complètement décorrélé. On a des problématiques de climat scolaire propre à un établissement où les élèves n’ont pas les mots pour exprimer leurs émotions, ou sont d’une culture où on n’exprime pas ses émotions, ses difficultés.
Cela engendre donc de la violence. Comme ils grandissent dans un quartier où certains sont sollicités par les dealeurs, cela entraîne inévitablement des comportements qui ont des répercussions sur le climat scolaire du collège. Le côté positif, c’est que j’ai des élèves qui ont une tolérance à la différence impressionnante.
On a par exemple des élèves en capacité de comprendre qu’il existe plusieurs règles pour des élèves d’une même classe. Ce n’est pas pris comme une injustice parce que c’est expliqué, cohérent et que l’objectif est que chacun réussisse. On a une ouverture et une tolérance sur certains sujets qui est énorme (la difficulté, le handicap…) mais des intolérances sur d’autres sujets (religion, homosexualité). On ne peut pas confronter cela à d’autres représentations parce que l’on y vit en vase clos.
Quelle pédagogie pour un établissement de ce type ?
Pour moi, cette pédagogie de différenciation devrait être utilisée partout. On est là pour dispenser un savoir et développer des compétences quel que soit l’établissement.
L’enseignement en éducation prioritaire est très formateur et permet d’être adapté partout. Oui, on utilise de l’adaptation, de la différenciation, mais c’est demandé dans les textes. Par contre, nous, si on ne le fait pas, ça ne marche pas. Travailler en équipe, c’est aussi dans les textes et devrait aussi être commun à tous les collèges. Là encore, si on ne le fait pas, on est vite débordé. On ne peut donc parler de pédagogie spécifique, mais on a la nécessité de le faire pour que notre travail ait du sens, que les élèves et nous, par la même occasion puissions nous épanouir. On a de la frustration mais ce n’est pas spécifique à l’éducation prioritaire. Par exemple, on vient de réfléchir aux groupes de soutien/approfondissement des élèves de sixième ; on a mis trois semaines pour le faire, c’est une usine à gaz. Dans quatre semaines, il faudra changer alors on peut se dire « tout ça pour ça ! ». Les enseignants ont fait le travail et les élèves sont à la bonne place
On aurait besoin de plus d’autonomie locale et moins de contraintes nationales.
Qu’entends-tu par là ?
On a la chance de connaître les élèves quand ils arrivent. En cycle 3, la liaison avec les professeurs des écoles autour est pertinente. Heureusement que l’on n’a pas attendu le résultats des évaluations nationales de 6ème pour faire des groupes. Le travail collectif et la communication dans l’équipe fonctionnent bien. On a des diagnostics partagés entre les enseignants au sein des classes et au quotidien par les enseignants de français et de maths. Cela nous permet d’être réactif sur les difficultés, sur le parcours antérieurs des élèves. On a une bonne capacité à rassembler ces informations sur les élèves ce qui facilite la constitution des groupes. Par contre, on a placé les interventions pour ces groupes sur des horaires où les professeurs des écoles ne peuvent intervenir. Sur les 8 sixièmes, on a fait des alignements de quatre classes et constitué six groupes qui seront pris en charge par des enseignants de français et de maths. Les groupes auront donc des effectifs assez importants. De même, l’obligation de devoirs faits en sixième fait que l’on se retrouve avec des demies-classes qui pour le moment sont pensées de façon arbitraire. En ce début d’année, on ne peut pas faire de l’accompagnement au travail personnel, mais on fait surtout de la méthodologie. Cela s’est mis en place parce que chaque professeur principal de classe de sixième s’était engagé à faire le dispositif devoirs faits. Ces enseignants qui connaissent ainsi les élèves pourront faire le lien avec toutes les disciplines. Avec cette obligation, on va beaucoup moins personnaliser en fonction des capacités des élèves que ce que nous faisions. L’année dernière, on arrivait à mettre en place des groupes sur des domaines spécifiques : fluence, français langue seconde, devoirs faits généraux, préparation DNB. C’était beaucoup plus adapté, plus à la carte, basé sur des besoins repérés.
Et la cité éducative dans tout cela ?
La cité éducative (qui est implantée sur un quartier où 44 % de la population a moins de 25 ans) ne résout rien à la mixité sociale car elle ne concerne que des établissements et des écoles REP+.
En termes de richesse, d’ouverture, c’est peanuts car on a tous les mêmes élèves, il n’y a pas de mélange. Quand on demande aux chefs d’établissements dans quel cas, on doit faire appel à la cité éducative, quel partenaire solliciter et par quel biais, la réponse est très floue. Le poste de « persévérance scolaire » que je vais occuper devrait me permettre d’avoir plus affaire à aux acteurs de la Cité éducative. Cette année, la thématique est le plurilinguisme, on attend de voir comment on va travailler en cité éducative. On a beaucoup investi le dispositif « l’école faisons là ensemble » mais ce n’est pas la cité éducative. On se retrouve avec un amoncellement de dispositifs qui se juxtaposent chacun ayant des financements spécifiques à la condition de monter des projets. Cela entraîne un problème de cohérence d’autant que ce sont essentiellement des projets « hors la classe ». Nous on demande des moyens pour et dans la classe, pour le suivi des élèves dans la classe. Aujourd’hui, avec l’injonction de n’avoir aucune heure de cours qui saute, comment faire des projets hors la classe si on n’est pas sans élève ?
Comment permettre plus de mixité sociale selon toi dans ton établissement ?
Il faut jouer sur la sectorisation. On est dans une zone urbaine dense. Ce qui a progressé, c’est que le quartier des Minguettes n’est plus un quartier enclavé, le métro, le tramway arrivent à Vénissieux. Il y a un réseau de bus donc ce n’est pas compliqué pour un enfant de sixième de faire quatre stations de tramway et ainsi sortir du plateau pour être scolarisé dans un autre secteur. Ne pas oublier non plus qu’à Vénissieux, on a aussi tout un quartier où ce sont des maisons. C’est aussi une zone où il y a pas mal d’emplois, des gens qui vivent à Lyon mais qui travaillent à Vénissieux notamment des cadres.
Le mouvement des personnes se fait professionnellement, on pourrait donc aussi le faire scolairement. Le choix récent de vouloir implanter un nouveau collège entre deux zones compliquées fait que même des personnes de Vénissieux n’y mettraient pas leur enfant. On peut avoir de très belles orientations pour nos bons élèves. On a tous les ans des élèves qui deviennent internes au Lycée du Parc à Lyon parce qu’ils viennent de REP+. Ils bénéficient d’une orientation privilégiée et même si au long terme, ils perdent souvent pied dans le supérieur, on met un gros effort sur l’élite du collège REP+ pour les faire sortir. Néanmoins, cela ne touche qu’un tout petit groupe d’élèves. Les filières d’excellence sont, pour moi, un bon moyen de faire entrer de la mixité dans nos établissements. Elles permettent d’attirer des élèves et comme les classes sont mélangées, cela permet de créer des petits noyaux de tête de classe qui sont rassurants et évitent ainsi une partie du contournement scolaire.
Jouer sur la sectorisation et utiliser les transports en commun, une solution en permettant le déplacement des élèves ? En quoi cela pourrait être positif tant pour les enfants des Minguettes que pour les autres ?
Pour moi, tout le monde y gagne car il y aura rencontre autour de la différence. C’est comme cela que l’on grandit, que l’on soit de milieu aisé ou défavorisé. Cela oblige les gens à aller voir un autre quartier qui est parfois tout près. On ne fait donc que des gagnants. Là où cela ne fonctionnerait pas aujourd’hui, c’est qu’à Lyon, les enfants sont massivement dans le privé. Si on n’inclut pas le privé dans ce déplacement, on ne changera rien. On ferait hypothétiquement monter aux Minguettes des enfants qui n’ont pas réussi à partir dans le privé. Ce serait positif de mettre des enfants de ce quartier ailleurs, mais l’inverse, pas sûr. Sur une ville comme Lyon, le privé est un élément qui bloque la possibilité de mixité. Mettre son enfant dans le public, devient presque un acte militant.
C’était le contraire, il y a quelques décennies, c’est donc le monde à l’envers. Ce qui est rassurant, c’est que beaucoup d’enseignants font le choix en tant que parents d’élèves de maintenir leurs enfants dans le public. A priori pas pour sacrifier leurs enfants, mais bien parce qu’ils croient aux bénéfices de la mixité scolaire.
Quel est le profil des enseignants de ton établissement ?
Je fais partie des « vieilles » dans mon collège, les collègues sont majoritairement plus jeunes. On a des collègues qui restent parce que sortir de REP+, c’est perdre pas mal d’argent, mais les gens qui restent sont ceux qui s’y retrouvent car on ne reste pas en REP+ si ce n’est pas une certaine vision du métier. On a plus de contractuels qu’ailleurs. Tous les postes en cette rentrée sont occupés. Certains enseignants au moment du mouvement, ont peur d’être nommés sur ce type d’établissements. Ils ont le sentiment que ce n’est pas le même métier et, en soi, ils n’ont pas tort.
Si avec plus de mixité, ton collège perdait son étiquette REP+, mais que les conditions d’exercice du métier devenaient plus faciles, tu en dirais quoi ?
On perdrait évidemment beaucoup car on a plus de moyens que dans un collège ordinaire, indéniablement. On perdrait aussi sur nos carrières et notre rémunération. Que les moyens soient plus modulés paraît être une nécessité absolue. Il ne faudrait pas baisser les moyens là où ils sont et en rajouter là où ils n’y sont pas.
Ainsi le centre-ville de Lyon est très mélangé, mais on y connaît un évitement vers le privé qui y est conséquent. Les établissements qui s’y trouvent ont dès lors une population semblable à celle de REP et pas de moyens spécifiques. On comprend donc que les profs de ces établissements ne veulent pas recevoir d’élèves de nos quartiers. Ils ont des classes à 30, aucune marge de manœuvre, pas de temps de concertation, pas les moyens ni même les salles pour dédoubler ou personnaliser leur travail.
La REP+, cela reste particulier par l’absence de mixité sociale. (Dans la classe dont je suis professeure principale, je n’ai aucun nom à consonance française.) En REP+, on n’entend pas les gens se plaindre de leur rémunération.
Il faudrait que tous les profs soient payés comme en éducation prioritaire renforcée en modulant ensuite avec des IMP pour la difficulté liée au public accueilli et aux missions qui en découlent.
En conclusion, tu dirais quoi sur cette question de la mixité à Lyon ?
Le privé ne joue pas le jeu de la mixité. Il n’y est pas contraint et politiquement, l’État ne semble pas vouloir le faire. Pourtant, une société qui accepte la ségrégation ne progresse pas. Il faut avoir un discours hyper pragmatique Tout le monde appelle à des valeurs communes, mais pour des choses qui souvent au bout du compte sont dévoyées. Être humaniste aujourd’hui, c’est être taxé de faible, de naïf. Quand on parle d’émancipation individuelle, on ne met pas tous le même sens derrière.
Il faut savoir quelle société on a envie de construire.