"Les enseignants les plus performants avec le numérique, ce ne sont pas les pionniers ou les geeks… mais les bons pédagogues." Interview de Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de l'Éducation nationale, chargée de mission "Numérique et pédagogie".
Quels changements de pratiques observez-vous dans le cadre de votre mission ?
J’essaie autant que possible de rencontrer les équipes dans leur classe, mais je m’appuie aussi sur des réseaux d’enseignants pour avoir une vision assez large des pratiques de terrain, et ne pas seulement observer les pratiques à la pointe.
Le numérique amène les enseignants à mettre en question leurs pratiques…
Il ne fait pas de doute qu’un virage a été pris, même s’il y a encore des résistances, dans le sens où tout le monde n’est pas particulièrement à l’aise avec numérique et ne sait pas encore bien l’intégrer dans son enseignement.
Les enseignants, comme les élèves, sont immergés dans un monde numérique (ils en sont de grands utilisateurs dans leur vie personnelle) et ils se posent la question de la manière d’en tirer le meilleur parti pour leur enseignement.
Un des effets indirects du numérique est d’amener les enseignants à mettre en question leur pratique, soit pour dire « dans l’état actuel de mon environnement matériel je ne sais pas faire », soit pour ré-interroger leur manière d’enseigner par rapport à la fois à leur environnement de travail mais surtout aux pratiques de leurs élèves, qui eux-mêmes ont changé : dans leurs comportements, dans leur manière de lire, d’écrire, de s’informer, de créer, d’interagir…
Est-ce qu’on est encore dans le temps des pionniers ?
J’ai le sentiment que progressivement les enseignants acquièrent une certaine maturité, qu’ils ont pris de l’assurance, même s’il y a toujours un peloton de tête, des enseignants plus engagés et d’autres qui ont besoin d’être accompagnés.
Beaucoup, par exemple, se sont rendu compte que l’intérêt du numérique ce n’est pas l’outil en lui-même (on peut développer la culture numérique sans avoir d’ordinateur dans la classe), mais les possibilités qu’il offre de mettre en place des contextes variés, des situations d’apprentissage nouvelles, tout en s’appuyant sur les pratiques numériques des élèves et en les faisant réfléchir sur leurs propres démarches.
J’ai pu observer que les enseignants les plus performants avec le numérique, ce ne sont pas les pionniers ou les geeks, mais les professeurs les plus mûrs dans leurs pratiques, les bons pédagogues qui ont déjà une méthode assurée, qui sont solides dans leur enseignement et qui n’ont pas peur de prendre des risques. Très vite, ils font du numérique un moyen de démultiplier les possibilités ; mais ils sont en continuité totale avec ce qu’ils faisaient avant.
Le cœur de la transformation numérique, c’est de comprendre et d’accompagner les nouveaux défis qui se posent à l’école.
Le numérique offre sans doute de nombreuses opportunités, mais pour que tous les élèves puissent en bénéficier, quels que soient leurs origines sociales et culturelles, il faut qu’ils soient accompagnés dès le plus jeune âge dans la découverte et l’appropriation de ces nouveaux environnements.
Il faut que, dès l’École, ils aient été mis en situation d’apprendre et de comprendre avec ces outils, pour être préparés à vivre dans la société qui les attend ; qu’ils soient conscients de la manière dont tout ça fonctionne, qu’ils aient l’idée de ce qui se passe quand on est sur un réseau social, lorsqu’on a des échanges en ligne. Le faire en classe c’est mieux, parce qu’ils apprennent, parce qu’on peut les accompagner, leur donner les moyens d’agir et de devenir des citoyens éclairés, responsables et ouverts sur le monde.
On n’apprend plus seul…
Il y a deux grands changements pour moi : un changement d’échelle qui fait que quand je publie un message en ligne ce n’est pas seulement pour le prof, les parents ou mes camarades qui vont me lire, mais pour un public potentiellement beaucoup plus large, dont je n’ai pas la maîtrise si je n’ai pas les codes de la communication en ligne.
Il y a là des enjeux de liberté, de protection de ma vie privée, mais aussi une forme d’engagement de soi sur les réseaux sociaux, avec des conséquences qui conditionnent ma relation aux autres. Écrire en ligne, c’est déjà être acteur dans une société dont je dois connaître les règles et les limites.
Le deuxième changement c’est qu’on n’apprend plus seul. On pense collectivement, on écrit à plusieurs, on apprend avec les autres. Il y a de plus en plus de plates-formes qui permettent d’intégrer commentaires, remarques, explications, arguments, annotations. C’est une pratique « humaniste » qui ne date pas d’hier, mais qui peut de développer à grande échelle.
Les jeunes ont le réflexe d’échanger entre pairs, ce qui repositionne le maitre. Ça ne le remet pas du tout en question mais ça le repositionne.
Les enseignants les plus avancés sont ceux qui ont compris et accepté ce nouveau rôle qui est d’accompagner leurs élèves dans leurs apprentissage, de gérer la diversité, l’abondance de ressources et de donner des repères, des méthodes, des chemins.