Confronter tous les élèves de terminale au même horaire et au même programme, donc donner accès à la même culture philosophique à tous les lycéens. Une avancée positive en principe ; mais avec quels contenus ?
[L’auteur de cet article est Jean-Jacques Guinchard.]
La refonte du lycée général et technologique fait disparaître les trois séries traditionnelles pour la voie générale : présentée parfois comme un bastion de la philosophie, la série L disparaît comme les deux autres. Cette série est en perte de vitesse dans la grande majorité des établissements, peu souvent choisie par les élèves, notamment inquiets de devoir « jouer leur bac » sur la réussite à une matière inconnue puisque présente seulement en terminale.
une simple liste alphabétique de 21 notions
La philosophie étant maintenant une discipline du tronc commun, il paraissait évident de reprendre les programmes des séries S et ES et de les fusionner en un seul. Et dans un premier temps, le groupe d’experts (GEPP) a bien présenté une proposition de programme correspondant à ce principe. Et puis, coup de théâtre, sans en avertir le GEPP, Mme Souad Ayada, présidente du Conseil Supérieur des Programmes, impose finalement une simple liste alphabétique de 21 notions.
Pour rappel, le programme en vigueur depuis 2003 comporte cinq domaines abritant des notions apparentées : par exemple, en ES, la politique : la société et les échanges, la justice et le droit, l’État. Ces cinq domaines assurent globalement une cohérence minimale et assez évidente pour les élèves. De même, dans certains cas, des couples de notions suggèrent une manière de poser un débat : ici, par exemple, celle de considérer qu’une société se comprend par les échanges entre ses membres, et non seulement par la hiérarchie. Cela dit, la plupart des notions restent isolées à l’intérieur de leur domaine.
Dans le projet définitif, les cinq domaines disparaissent, de même que les couplages de notions ; en effet les 21 notions retenues sont présentées par ordre alphabétique, et aucune n’est mise en relation avec une autre.
Adieu aux déterminations d’ailleurs modestes du programme actuel. Les instructions qui accompagnent le projet (préambule, la philosophie à l’épreuve de l’examen) insistent sur « la liberté pédagogique du professeur, qui est aussi une liberté philosophique ». Les phrases négatives abondent pour écarter toute consigne de traitement. Ce n’est aucunement un hasard. Avant de présider le CSP, Mme Ayada a été la doyenne de l’inspection générale de philosophie : elle se sert de son autorité au CSP pour écarter toute discussion, et imposer le courant conservateur de la discipline, pour lequel un enseignant est au fond « l’auteur de son cours », selon une formule autrefois officielle.
les personnages d’un scénario laissé à l’entière discrétion de l’enseignant
Mme Ayada a justifié son parti pris dans un entretien au Monde : pourquoi par exemple maintenir le couple « la société et l’État » (ancien programme de TS) puisque la relation entre l’État et la société va de soi, sera abordée dans le cours de toute façon ? La mention de l’État suffira donc. Ce qui reste complètement flou, c’est quelle importance le professeur donnera à cette relation, voire même s’il la mentionnera, puisqu’il n’y est pas tenu.
Tout se passe comme si les 21 notions étaient les personnages d’un scénario laissé à l’entière discrétion de l’enseignant, qui peut les faire entrer en scène dans n’importe quel ordre, en présenter certaines au centre de l’action ou les faire passer brièvement sur scène, de profil, etc., sans que les élèves en soient nécessairement avertis, à charge pour eux de se rendre compte que oui, tout a été « vu » dans l’année…
Une liste n’est qu’un aide-mémoire, sûrement pas un programme. On va vers une aggravation de la tendance déjà forte à la dispersion des contenus de cours d’un·e enseignant·e à l’autre. L’épreuve finale du bac sera encore plus soumise à l’aléa : que fera l’élève si deux des trois sujets qui lui sont fixés ne correspondent pas à des problématiques étudiées dans l’année, perspective déjà tout à fait réelle, mais désormais dominante ? La « liberté du professeur » est inversement proportionnelle à la sécurité des élèves.
Plus le contenu d’une matière est implicite, plus la part du capital culturel « personnel », apporté en classe par chacun(e), en fonction de la situation de sa famille, augmente dans la réussite scolaire. L’inflation du non-dit, du prétendument évident est donc tout à fait anti-démocratique. Tout cela avait déjà conduit à écarter un projet alphabétique dû à François Dagognet, au milieu des années 1990…
Auteurs et repères
Par ailleurs, la liste des philosophes agréés pour l’étude suivie d’une œuvre ou le choix d’un extrait comme troisième sujet du bac (explication de texte) s’alourdit d’une trentaine de nouveaux venus (26 auteurs + les présocratiques, sans autre précision), portant l’effectif à près de 90 références. Pourquoi ? Sans doute pour faire plaisir à tel ou tel universitaire, sans aucune sélection pertinente pédagogiquement. Le prof fera encore plus son marché selon ses goûts et ses affinités personnelles.
La liste des repères, présentée comme non exhaustive, s’allonge de 9 nouveaux couples ou trios de concepts. Cette partie du programme pourrait être considérée comme la seule qui donne un contenu un peu précis, même si elle n’est pas assortie d’une véritable obligation de traitement : elle constitue une sorte de boîte à outils conceptuels utiles aussi par delà l’enseignement philosophique, pour l’esprit critique et le développement des connaissances. C’est à la rigueur le seul élément de guidage du travail dans la discipline.
« faites ce que vous voulez, le bac reconnaîtra les siens »
Mais dans la mesure où les deux exercices canoniques du bac, la dissertation et l »explication de texte, sont reconduits, la liste des savoir-faire qui doivent être présents « à l’arrivée » chez l’élève est une liste de capacités souhaitables, très indicative. Ce qui domine là aussi, c’est l’insistance pour que les pratiques pédagogiques soient laissées au total libre-arbitre de chaque enseignant·e. En somme, faites ce que vous voulez, le bac reconnaîtra les siens.
Il est notable que le volet de méthode intellectuelle, d’apprentissage des techniques de recherche ou de rédaction, etc., n’est toujours pas l’objet d’une véritable reconnaissance, mais encore confondu explicitement avec la prise de connaissance des doctrines et théories. Après le dogme de la liberté absolue de l’enseignant, celui que c’est la fréquentation des philosophes qui est formatrice, et au fond rien d’autre.
Enfin, on remarque que le projet est exactement le même pour la voie technologique, à la nuance près que la liste des notions n’est que de sept items, pour un horaire de moitié plus bref, dans la même présentation alphabétique. La spécificité du travail à faire avec les élèves de cette voie n’est toujours pas reconnue.
Les alternatives
Quelles seraient les alternatives ?
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réduire la liste des notions ne changerait rien au grand flou dominant ;
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réintroduire le double cadrage par les champs ou domaines et la constitution de couples ou trios de notions serait indispensable ;
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passer d’un programme de notions (qui met sur le même plan des dénominations de grandes activités humaines, d’autres de caractéristiques humaines, d’autres encore de secteurs de la réalité, ou de valeurs ou de principes) à un programme de problèmes sur la base d’un choix parmi les débats philosophiques anciens, permanents ou spécifiquement modernes, changerait tout. Cela reflèterait la réalité de la production des philosophes. On saurait quelle culture commune peut être développée. Cela ferait sortir la philosophie au lycée de ses brumes et la rendrait enfin formatrice et positive pour les élèves, les grands oubliés une fois de plus du « projet définitif » de Mme Ayada.