Un témoignage d’Isabelle Cohen, chargée de recherche en physiologie et physiopathologie de la nutrition humaine et militante Sgen-CFDT.
Financement de la recherche : son impact
En contraignant financements et évaluations, on a contraint le temps, les savoirs et leur qualité.
En tant que chercheuse en biologie (*), je confirme que la notion de temps revêt une importance toute particulière.
Nous avons deux échelles : la recherche immédiate et celle qui s’inscrit dans un temps long.
Pendant la pandémie du Covid-19, la recherche d’un vaccin a été rapide : 9 mois dans le contexte où nous étions c’est exceptionnel, mais elle a bénéficié des études et des travaux réalisés depuis une soixantaine d’années, comme le concept de l’ARN messager, décrit à l’institut Pasteur en 1961.
On ne conduit pas sa recherche de la même façon si on doit obtenir des résultats immédiats ou si on a le temps de développer une théorie. Il est toujours possible de répondre à une question avec des méthodes que l’on qualifiera de rapides, par exemple en utilisant des modèles cellulaires plutôt que des modèles animaux chronophages, mais les modèles courtermistes ne permettent pas toujours de répondre correctement à la question posée, ce qui signifie qu’avec des financements à court terme, vous n’aurez pas la même qualité de recherche qu’avec des budgets pérennes.
Un temps qui n’est pas perdu
La question de recherche qui est posée est essentielle : plus vous préparez les objectifs de votre expérience, plus ils sont clairs, et plus vous gagnerez du temps.
Il faut aussi prendre le temps de la réflexion pour imaginer des solutions, poser des hypothèses. Ce temps-là n’est pas perdu.
Le temps des réunions, des échanges, les conférences où l’on rencontre nos condisciples et nos pairs, font partie de notre boulot. La disputation est essentielle à notre métier.
Lorsque j’ai effectué mon 3ème postdoc à Montréal, on me disait : nous « aimons bien prendre des postdocs français parce qu’ils sont bien formés ». Nous étions formé à l’esprit critique.
À ce propos, il faut garder en tête que des cellules dans une boîte de pétri ne se comportent pas comme les cellules de l’organe dont elles proviennent, beaucoup de modèles cellulaires utilisés dans les laboratoires sont issus de cancer, avec des caractéristiques souvent différentes de cellules dites « normales ». Ce ne sont que des modèles et c’est la raison pour laquelle si vous voulez être rigoureux, il vous faut impérativement reproduire vos expériences dans différents modèles afin de garantir vos résultats. Ce qui nécessite du temps et de l’argent dont on ne dispose plus suffisamment.
Protocoles et variabilité
Prenons l’exemple d’un régime décrit dans la littérature comme rendant obèse. Vous pouvez toujours réaliser des expériences mimant ce régime sur des modèles cellulaires, mais il est préférable d’utiliser un modèle animal, puisqu’il est impossible de réaliser de telles expériences sur l’homme.
Vous comprendrez qu’il est important pour utiliser le moins d’animaux possibles de préparer l’expérience en se basant sur ce qui a été réalisé par d’autres dans l’histoire de la discipline.
Ainsi, plus la question est précise et plus on gagne du temps. Prendre le temps de bien conceptualiser les protocoles nécessaires pour répondre à une question précise, prendre le temps ensuite d’analyser les résultats obtenus, discuter les conclusions en équipe, reste essentiel à la qualité de la science.
Et cela oblige à anticiper : pour ne pas perdre du temps, il faut être très organisé. Pendant certaines expériences, chaque minute est utilisée, il faut prendre le temps de bien préparer son protocole en amont. C’est comme faire de la cuisine : si vous vous préparez, ce n’en sera que meilleur.
Dans le cas des expériences avec des modèles animaux, il faut s’affranchir de la variabilité observée entre individus. La question qui se pose est de savoir s’il faut prendre le temps de faire la même manip sur plusieurs animaux ou plusieurs petites manips avec des petits groupes d’animaux. Dans le premier cas vous allez plus vite mais vous vous affranchissez de la notion essentielle de reproductibilité.
En biologie, les expériences sont validées si elles peuvent être reproduites par d’autres expérimentateurs dans les mêmes conditions, et qu’elles donnent le même résultat. C’est pourquoi il est important de reproduire au minimum trois fois la même manip pour vérifier le résultat. Ce qui nécessite du temps et peut démotiver ceux qui veulent aller vite.
En biologie, on travaille sur du vivant qui est une matière mouvante, non uniforme : malgré la multitude de précautions prises, il n’est pas certain, c’est même rarement le cas, que tout se déroule comme prévu.
Par exemple sur 100 souris nourries avec un régime obésogène, il y a toujours 5 à 6 souris qui ne grossiront pas. Ces aléas de la nature, qu’on n’explique pas toujours, impactent les expériences, le temps de la réalisation et de l’analyse. Dans ce contexte, quand il faut aussi consacrer du temps à déposer des projets pour espérer obtenir un budget et financer ses expériences, ça devient compliqué.
Quels budgets pour financement de la recherche ?
Le montant des budgets pour le financement de la recherche n’est pas toujours à la hauteur. Il faut multiplier les demandes pour financer un projet au long cours, avec des machines et des consommables onéreux, dont le plastique qui pose la question de l’impact environnemental. Ce contexte n’incite pas à s’engager dans une recherche de financement chronophage, avec toute sa complexité et un très faible taux de réussite.
Ce taux est supposé augmenter avec les réformes de la loi de programmation de la Recherche (LPR, 2021), on en attend le bilan avec impatience… Pour beaucoup, plutôt qu’à trouver des financeurs, il est préférable de consacrer ce temps précieux au développement des connaissances. Malheureusement, nos responsables ont décrété que les financements pérennes devaient être contraints, ce qui a engendré la mise en place du système d’appel à projets, de façon à financer ce qu’ils ont nommé l’excellence.
Les budgets sont minces et les comités de sélection choisissent les projets au nombre de publications.
Ce qui a des effets pervers :
- si les expériences ne sont pas réalisées de façon rigoureuse, il sera difficile d’apporter une conclusion et pour aller plus vite, certains arrangent leurs résultats en fonction de l’hypothèse qu’ils envisageaient.
- En second lieu, cela favorise les grosses équipes, qui ont suffisamment de personnel pour mener à bien recherches expérimentales et recherches de financement.
- Enfin s’ajoute la pression de l’évaluation : les chercheurs doivent publier un article par an. En biologie, un article par an, cela suppose des modèles rapides, ou bien un nombre important d’expérimentateurs et de financements pour réaliser plusieurs types de manips en parallèle et pour écrire des articles issus de résultats obtenus par une brigade de doctorants, post-doctorants, ingénieurs et techniciens. C’est ainsi que l’on favorise l’excellence…
Un temps d’incubation
En contraignant financement de la recherche et évaluations, on a contraint le temps, les savoirs et leur qualité. Avec une perte de compétences à la clé.
Nos expériences ont des temps d’incubation très variables, entre la seconde et plusieurs jours, en fonction du temps d’exécution de la protéine utilisée. Pour aller plus vite, ces expériences ont été robotisées, mécanisées, avec une diminution de leur compréhension. Lorsque j’ai commencé à travailler dans la recherche en 1994, une simple analyse génétique prenait plusieurs jours : aujourd’hui des kits sont disponibles, mais leurs composants sont confidentiels, vous ne savez plus réellement ce qu’il se passe dans le tube. On gagne du temps, mais on perd en compétences.
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on veut accélérer le temps, c’est un concept bizarre.
Pour construire un savoir, et non une fake news, il faut du temps. En prenant le temps, on fait moins, mais mieux. Si on veut plus, il faut des moyens humains et financiers.
Avec les dernières réformes, on a impacté la qualité des connaissances qui est au fondement de la civilisation et des humanités.
* cet article a été publié en novembre 2023 dans le cadre d’un numéro thématique de la revue Quoi de neuf ? Le journal des adhérent·e·s Sgen-CFDT en Ile de France, numéro 63.