Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT, livre dans une tribune son analyse de la situation politique française à l'heure où des enjeux majeurs - écologiques, démocratiques et géopolitiques - frappent à la porte.
Une crise de la démocratie libérale et représentative ?
L’idée d’une crise de la démocratie est sans doute aussi vieille que la démocratie elle-même. Le modèle de gouvernement démocratique, quoique rare, était déjà critiqué dans l’Antiquité, et l’expérience des régimes démocratiques européens n’a pas été sans heurts ni remises en cause, parfois violentes. Mais s’il y a aujourd’hui une crise de la démocratie libérale, c’est que se dissipe l’illusion qu’il suffirait de respecter scrupuleusement un certain corpus de règles et de principes pour vivre en démocratie.
Les choses sont évidemment plus complexes. La démocratie est une tentative de répondre à un ensemble de problèmes politiques et sociaux qui sont autant de défis institutionnels : comment fabriquer de la volonté générale ? Comment dépersonnaliser l’exercice du pouvoir ? Comment réguler la puissance publique ? Comment protéger les droits des individus ? Comment concevoir et financer l’action publique ? Il n’y a pas de réponse parfaite et définitive à ce jour – du moins à ma connaissance ! Il faut donc continuer à explorer les possibles et, de ce point de vue, la démocratie sera toujours « en crise ». Ce n’est pas grave en soi, s’il s’agit d’une crise de croissance.
La crise de la représentation, principe majeur des modèles démocratiques modernes, est un élément permanent de cette interrogation de la démocratie : comment représenter ce peuple qui est censé gouverner ? La question est là encore sinon insoluble, du moins très complexe et changeante. Un même principe – l’élection des parlementaires – a ainsi pu servir des intentions différentes au cours de la brève histoire démocratique. Dans l’esprit des premiers constituants, il s’agissait généralement de sélectionner les plus capables, la représentation étant assimilée à un processus de reconnaissance méritocratique – ce qui n’allait d’ailleurs pas de soi, même à l’époque.
Le besoin de représenter la diversité de la société s’est rapidement surajouté à cette fonction initiale, apportant une nouvelle question complexe : sur quels critères penser le découpage de la société ? Les idées ? La catégorie sociale ? L’origine territoriale ou ethnique ? Le genre ? De ce point de vue, ce qu’on désigne par la crise de la démocratie représentative est souvent moins un problème lié aux mécanismes électifs ou sélectifs, que le symptôme d’une crise plus profonde, celle du lien social, qui fait qu’on se sent mal ou pas représenté·e par quelqu’un différent de nous. Il y a là sans doute une caractéristique de la période actuelle : la montée de la défiance au sein de nos sociétés est maintenant largement attestée et analysée. À la limite, la défiance est telle que la représentation devient impossible, d’où l’attrait de la démocratie directe.
ce qu’on désigne par la crise de la démocratie représentative est souvent moins un problème lié aux mécanismes électifs ou sélectifs, que le symptôme d’une crise plus profonde, celle du lien social, qui fait qu’on se sent mal ou pas représenté·e par quelqu’un différent de nous.
Démocratie sociale et démocratie politique : où en est-on ?
La démocratie sociale recouvre d’abord la revendication d’une démocratisation du travail. Les droits des travailleuses et des travailleurs ne peuvent être circonscrits au seul contrat de travail, ni même, pour la CFDT, au seul Code du travail : celui ou celle qui travaille doit garder un certain pouvoir d’agir individuel et collectif dans le cadre de son travail. Où en est-on ? Les ordonnances de 2017 n’ont pas fait avancer les choses, la CFDT l’a bien montré : les espaces de dialogue social se sont resserrés dans l’entreprise, ainsi que le temps et les moyens pour le faire vivre. On continue à ne voir dans le dialogue social qu’une entrave, au mieux une perte de temps pour l’entreprise.
La démocratie sociale recouvre d’abord la revendication d’une démocratisation du travail.
La crise de 2020 a pourtant montré qu’il pouvait être un facteur de solidité et d’efficacité si on le pratique loyalement. C’est particulièrement vrai dans deux domaines où les employeur·se·s revendiquent à tort une légitimité exclusive : l’organisation du travail et la direction stratégique de l’entreprise. Sur ces deux sujets majeurs, les salarié·e·s ont un juste intérêt à faire valoir, mais aussi une expertise à apporter. La situation n’est pas forcément meilleure dans le secteur public : l’État employeur ou actionnaire n’est pas toujours le mieux disposé à partager le pouvoir, au motif qu’il agit au nom de l’intérêt général.
Mais la démocratie sociale, c’est aussi la reconnaissance que des acteurs collectifs comme les organisations syndicales sont aussi détenteurs d’une légitimité démocratique et qu’ils peuvent aussi concourir à la définition de l’intérêt général.
Cela ne veut pas dire que la démocratie sociale ait vocation à supplanter ou remplacer la démocratie politique, mais qu’on doit lui faire une place dans les processus aussi bien consultatifs que normatifs ou opérationnels (on pense aux accords nationaux interprofessionnels, ou ANI, à la protection sociale, mais aussi aux grandes questions d’intérêt national comme la transition écologique, l’éducation, la dette publique…).
la démocratie sociale, c’est aussi la reconnaissance que des acteurs collectifs comme les organisations syndicales sont aussi détenteurs d’une légitimité démocratique et qu’ils peuvent aussi concourir à la définition de l’intérêt général.
On a fait du chemin en la matière, même si on reste, en France, confronté aux vieux réflexes, qui consistent soit à renvoyer les acteurs sociaux à de simples acteurs privés, soit à subordonner complètement leur action à celle des partis politiques. Toutefois, la montée récente des mouvements « populistes » est porteuse de menaces graves pour la démocratie sociale. En effet, ils se caractérisent tous par une aversion pour les contrepouvoirs (justice, médias, syndicats…) en même temps qu’ils revendiquent le monopole de la représentation du « peuple ». Dans leur vision, les corps intermédiaires n’ont aucune place, ils sont même des ennemis en puissance, comme on le voit dans les pays où les populistes ont pris le pouvoir.
Quels enjeux pour l’année 2022 et le mandat politique à venir ?
L’année 2022 est une année électorale majeure, et on y est confronté à deux dangers. Le premier la montée de l’extrême droite populiste. Il ne faut surtout pas le sous-estimer, mais il ne faut pas non plus en faire le seul sujet politique. Car si l’extrême droite est active et efficace sur le plan médiatique, son audience reste pour l’instant circonscrite. Mais la crise du lien social et de la confiance, dont l’extrême droite tire profit, est plus profonde et plus contagieuse. Elle entraine une paralysie du politique à un moment où nous devons faire face à des défis majeurs – la montée des inégalités et la menace climatique en particulier.
Au registre des périls auxquels nous sommes confrontés, je me dois de revenir sur la guerre en Ukraine. Il n’est pas de mon ressort d’en analyser les causes et les solutions, mais je voudrais souligner que cet événement tragique prend dans le contexte actuel une dimension particulière. Il faut souligner que l’agression poutinienne constitue presque explicitement une guerre à la démocratie. Poutine s’accommodait de l’indépendance de l’Ukraine, même s’il la déplorait, tant que ce pays avait à sa tête des autocrates à l’image du maitre du Kremlin. C’est bien la démocratisation de l’Ukraine, comme processus sinon comme achèvement qui était le plus insupportable au pouvoir russe. À cette lumière, le positionnement de certains politiques – à l’extrême droite et à l’extrême gauche en particulier – est révélateur mais donne froid dans le dos. Il faut aussi noter que l’agression russe a peut-être servi à l’Europe d’électrochoc salutaire, les premières réactions vont en tout cas dans ce sens, même si un ennemi commun ne doit pas, ne peut pas suffire à fonder le lien politique et social.
la crise du lien social et de la confiance, dont l’extrême droite tire profit, est plus profonde et plus contagieuse. Elle entraine une paralysie du politique à un moment où nous devons faire face à des défis majeurs – la montée des inégalités et la menace climatique en particulier.
Les partis politiques traditionnels ont été la première et principale victime de la défiance grandissante au sein de la société. Leur affaiblissement confine à un épuisement qui pourrait être fatal. On aurait bien tort de s’en réjouir car on en paie le prix fort aujourd’hui.
On se plaint du manque de substance de la campagne, mais comment peut-il en être autrement sans acteurs collectifs pour nourrir le débat, l’animer, le clarifier aux yeux des électeur·trice·s ?
On déplore un « court-termisme » aux dépens des sujets de fond, mais la capacité à se projeter dans l’avenir ne nait pas de la seule vertu des dirigeant·e·s, elle est le fruit de compromis, de coalitions qui stabilisent l’action publique et l’inscrivent dans la durée – et les partis politiques en étaient des acteurs essentiels. Le processus électoral lui-même y perd en signification : quel pacte social, quelle synthèse idéologique se cache derrière une majorité ? On ne le sait plus, et les dirigeant·e·s n’ont d’autres boussoles que les sondages d’opinion ou la perspective des élections suivantes. Les grands profiteurs de cette déréliction, ce sont les leadeur·se·s populistes qui restent candidat·e·s d’élection en élection, quitte à refonder régulièrement leur mouvement pour éviter qu’ils ne prennent un peu de substance.
Les partis politiques vont renaitre, doivent renaitre, sous une forme ou sous une autre. Mais en attendant, c’est le rôle de corps intermédiaires, comme la CFDT ou les membres du Pacte du pouvoir de vivre, que de « lester » le débat politique en rappelant aux candidat·e·s les grands enjeux politiques et sociaux au moment de la campagne électorale, et en exigeant d’elles et eux cohérence et sens des responsabilités quand il·elle·s sont élu·e·s.
La place de l’éducation et de la formation
L’idée républicaine moderne a été très tôt associée à un projet de formation, et même d’éducation des citoyen·ne·s – on pense bien sûr à Condorcet. Ce lien s’est accentué encore sous la Troisième République avec avec l’adoption définitive du suffrage universel masculin. Il faut quand même par précaution prendre quelques distances avec une tendance française à se tourner vers l’École dès que la République dysfonctionne. Le rôle de l’École est d’émanciper, pas de produire des citoyen·ne·s « modèles » – selon quel modèle d’ailleurs ? De même, si la société des adultes pose problème, ce n’est sûrement pas lié à une carence de leurs enfants.
Cela dit, l’École n’est pas non plus déconnectée de la société, elle ne doit surtout pas l’être, et le projet éducatif qu’elle porte doit être pensé à l’aune du monde que l’on veut construire.
Pour la CFDT, cela implique pour le système d’éducation et de formation au moins trois exigences.
La première est de réduire les inégalités de formation et d’accès aux savoirs.
Dans un pays qui se dit attaché à l’égalité, la persistance d’un système élitiste dans son organisation et son financement, socialement discriminatoire dans ses performances, constitue une bombe à fragmentation politique. La reproduction des inégalités, l’ampleur du décrochage scolaire ou le nombre de « Not in Education, Employment or Training », ou « Neet » parmi les moins de 30 ans en sont les symptômes.
La seconde est de se centrer sur les besoins des élèves et étudiant·e·s d’abord. Si elle veut être réellement émancipatrice, l’École ne doit être ni celle des parents, ni celle des professeur·e·s. Elle doit s’affranchir des logiques consuméristes comme des pesanteurs institutionnelles. L’École ne doit pas non plus être celle du ministre. Je suis frappé de voir comment, de J.-P. Chevènement à J.-M. Blanquer, certains ministres de l’Éducation sont tentés de faire de leur fonction un marchepied, voire un prétoire politique, et souvent au nom d’une vision pour le moins singulière de la République et de son École. L’éducation est un service public, pas une mission régalienne.
Enfin, dans une société qui démocratise l’accès aux informations, mais aussi expose les esprits aux manipulations, la culture de l’esprit critique, de la raison et du débat reste très importante. Mais je pense que, dans une société marquée par la défiance, développer l’apprentissage du travail collectif et des stratégies collaboratives constitue un enjeu crucial pour l’avenir. Cela ferait du bien aux élèves, à la société et à l’École elle-même.
L’éducation est un service public, pas une mission régalienne.
Cette tribune a paru dans le no 284 – Mar-avril 2022 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.